2- La réalisation de l'esprit
A partir de l'interprétation que Hegel fait de
l'histoire et par rapport à l'analyse de certains concepts de sa
pensée, il apparaît évident que la marche de l'esprit qui
traduit sa culture et son déploiement vers l'absolu tend
irréversiblement vers l'universalité et est sous-tendue par
quelque chose qui en constitue la trame cachée. C'est par cette
procédure que l'on peut appréhender le processus de culture de
l'esprit dans l'histoire qui renseigne sur son mode de progrès.
On peut, à cet égard, s'interroger sur cette notion
de finalité dans la mesure oüune telle idée ne
signifie pas la fin ultime de tout processus, la cessation de toute
activité, mais elle renvoit plutôt à la
finalité au sens d'un but, d'un objectif que l'on doit atteindre. Ce
développement montre la manière dont l'esprit accède
à sa propre culture en trébuchant certes par moments, mais il
parvient toujours à se relever afin de poursuivre son progrès.
Cette considération permet de voir la détermination de l'esprit
dans son déploiement vers l'accession au but qu'il s'est fixé. En
effet, ce but doit nécessairement être atteint quelles que soient
les contraintes pour que l'esprit coïncide véritablement avec son
concept.
Mais la réalisation d'un tel objectif ne peut
être saisi que lorsqu'on prend en compte les moyens qu'il faut pour y
accéder. Ainsi, du fait même de l'importance de l'objectif
visé, il va falloir déployer des moyens extrémement
puissants pour parvenir à un tel but. L'accomplissement d'une telle
oeuvre passe nécessairement par l'action de l'homme et ce sera donc
à travers les passions et la guerre ou plutôt à travers une
farouche opposition dans laquelle l'esprit va se déployer pour se
réaliser dans l'histoire universelle. Hyppolite écrit à ce
propos : « Ce qui constitue le moteur de l'histoire, c'est
l'opposition sans cesse renaissante entre la vie absolue et les formes
particulières que cette vie doit prendre62. »
Puisque c'est à travers cette opposition que s'accomplit un tel
but, on comprend alors toute l'importance que requièrent de telles
notions dans la philosophie hégélienne de l'histoire.
62 J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de
l'histoire de Hegel, Ed. du Seuil, 1983, p. 102.
Nous avons vu, dans le processus d'évolution de
l'histoire, que l'esprit universel confiait sa réalisation à un
peuple qui est apte par sa détermination et son courage, à
diriger, à guider le destin de l'humanité. Si le but poursuivi ne
se réalise qu'à travers les passions et la guerre, on peut
comprendre alors que la particularité de ces peuples résident
dans l'acceptation d'affronter et de supporter tous les obstacles qui peuvent
se dresser sur leur chemin. En ce sens, il faut dire que leur mérite a
été grande.
Parmi ces peuples, il y a des individus qui accomplissent des
oeuvres permettant de réaliser le but de l'esprit absolu. On peut alors
dire que se sont ceux qui ont réalisé des oeuvres d'une
portée universelle qu'il nomme les grands hommes qui peuvent
changer l'histoire. Ainsi, ceux qui transforment l'histoire ont du mobiliser,
par moments, toute leur volonté pour y parvenir. Ces vaillants hommes ne
visent qu'un seul but à travers leurs passions qui, bien qu'au premier
abord, relèvent de leur propre intérêt, coïncident en
fait avec l'intér~t de tous.
S'il en est ainsi, c'est parce que ceux-ci ont su
incarné l'unité à travers leur oeuvre que Hegel les
considèrent comme des guides ou plutôt comme des conducteurs qui
réalisent de manière inconsciente l'universalité ; ils
oeuvrent de manière inconsciente dans la mesure où ils pensent
agir pour leur propre intérêt. Mais en réalité, le
résultat auquel ils aboutissent dépasse de loin le but qu'ils
s'étaient fixé au début. Ce qui revient à dire
qu'ils ont accompli, en affrontant tous les obstacles possibles mais, sans en
être conscient, un but plus grand que ce à quoi ils
s'attendaient.
C'est une telle thèse qui nous retrouvons d'ailleurs
chez Kant qui affirme que : « Les hommes, pris individuellement, et
même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs
fins particulières en conformité avec leurs désirs
personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à
leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais
dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un
62
fil conducteur, à favoriser la
réalisation63. » Autrement dit, cette
considération montre que les fins que les hommes poursuivent parfois se
situent bien au-delá du résultat qu'ils obtiennent. Cela signifie
en clair qu'il y a comme une sorte de pulsion qui les pousse à oeuvrer
dans ce sens et c'est ce qui fait dire à Hegel « que rien de
grand ne s'accomplit sans passion64. » De ce
fait, l'individu, dans son activité, croit poursuivre un but
égoïste qui aboutit á des fins universelles.
En effet, les passions, en tant que telles, ne sont pas
contraire aux idéaux qui régissent la vie éthique mais
elles réalisent un but bien précis. C'est donc par cette
méthode que se réalise l'Esprit Absolu et c'est une telle
procédure que Hegel considère comme la ruse de la raison
en ce sens que les grands hommes utilisent leurs passions pour
atteindre un objectif bien déterminé. L'oeuvre de ces
hommes est salutaire dans la mesure où elle a contribué á
atteindre une finalité, á réaliser un but. Il faut
reconnaître que le mérite de ces hommes c'est d'avoir eu le
courage de combattre non seulement pour leur propre cause mais aussi pour la
cause de l'humanité entière. Par là, on peut comprendre
alors, de par leur oeuvre, toute la vénération que Hegel porte
à l'égard de ces héros qui réalisent le but de
l'histoire universelle.
Dans cette perspective, on peut dire que leur oeuvre s'inscrit
dans l'ordre même du temps, ce qui veut dire qu'ils agissent
conformément à l'esprit de leur époque. La philosophie
selon Hegel ayant pour tâche de « saisir et [de]
comprendre ce qui est65 » ne peut que se conformer
à l'esprit de son temps pour pouvoir transformer le cours de l'histoire
afin de saisir la vraie réalité. De même que la philosophie
trouve son véritable ancrage dans son époque, de même,
l'individu tire son essence de son temps. C'est dans ce sens qu'il disqualifie
toute prétention de se prononcer sur l'avenir ainsi qu'il le mentionne
explicitement dans la
63 E. Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique : in La philosophie de l'histoire,
Ed. Gonthier, Paris, 1947, p. 27.
64 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 108.
65 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du
droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé
Préface, Paris, Vrin, 1993, p. 57.
Phénoménologie de l'esprit : «
édifiante66. »
Voilà pourquoi, à cause de cette
incapacité de se prononcer sur l'avenir, il affirme : « il se
peut qu'on veuille apprendre telle chose d'un avenir. Dans le présent il
se trouve, il est vrai, compris; mais quand nous voulons l'expérimenter,
nous désirons avoir un autre présent. D'ailleurs, il n'est pas
d'individu qui n'ait jamais pu dépasser son temps67.
» Ainsi, aucun individu ne peut, aussi instruit qu'il puisse être,
prétendre anticiper sur une autre époque, en dépit de son
ingéniosité et de son talent. Mais, il convient de noter que
l'avenir est pourtant pensé par Hegel puisque l'esprit poursuit un but
dans l'histoire universelle et ce but sera la découverte de
lui-même c'est-à-dire lorsqu'il coïncidera avec son
concept.
Cette tâche que les grands hommes doivent
remplir ne se réalise pas sans difficultés et la manière
dont les peuples se succèdent sur la scène historique montre que
les passions et la guerre, loin d'être une simple contingence,
constituent le fondement de la loi qui régit l'histoire universelle.
S'il en est ainsi, il convient de signaler que l'histoire est un
itinéraire sinueux ou plutôt pénible et elle s'accompagne
donc nécessairement de révolutions. C'est l'homme lui-même
qui, à travers ses actions, fait l'histoire et, c'est ce qui fait que
selon Hegel, le processus d'évolution vers le savoir absolu
apparaît comme la révélation dialectique et progressive
à travers les moments de contradictions et de dépassements Cette
contradiction figure la pierre angulaire par laquelle s'opère tout le
progrès de la conscience qui se manifeste dans l'histoire
universelle.
Dans cette perspective, ce tumulte et ces moments de
contradiction, comme nous l'avons déjà vu dans la lutte qui
opposait les deux consciences, restent arrimés à l'histoire et se
posent dès lors comme une nécessité pour son
progrès. On comprend donc pourquoi Jacques D'Hondt estime que : «
pour que l'histoire avance, il faut que s'y inscrivent des niveaux et des
étapes, des moments hétérogènes et des
66 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, Paris, Aubier Montaigne, 1939, t. I, p. 11.
67 G.W.F. Hegel, Leçons sur l'histoire de
la philosophie, Paris, Gallimard, 1954, p. 311.
64
compétitions, que tout n'y progresse pas du meme
pas68 » Autrement dit, c'est par les révolutions
que l'histoire connait un réel progrès. On peut dire à cet
égard que c'est à travers une telle procédure que
l'histoire universelle parvient à atteindre son objectif
c'est-à-dire à coïncider avec son concept. C'est en cela
même que celle-ci réalise le but qu'elle s'est fixé.
Ainsi, cela ne doit pas pour autant nous conduire à
penser qu'il n'y a pas de périodes de félicité dans le
cours de l'histoire universelle. Cela revient à dire qu'on ne peut pas
nier son existence même si les bouleversements semblent dominer. En
d'autres termes, même si celle-ci est apparemment une longue succession
de discordes et de contradictions, elle devient, après les avoir
dépassées et surmontées, l'expression de la raison dans le
monde. C'est ce qui apparaît à travers ces propos : «
L'histoire [ nous dit Hegel ] n'est pas une longue et interminable
suite d'erreurs, mais une expérience cumulative qui sera un jour
complète69 » Autrement dit, même si celle-ci
est rythmée par de grandes révolutions, ces dernières
constituent la source même du progrès. Cela étant, on ne
peut pas dissimiler le fait qu'il y a du bonheur dans l'histoire.
De ce fait, le chaos perceptible ne doit pas etre
occulté, c'est-à-dire qu'il ne doit pas etre passé sous
silence, mais il appartient à l'homme de le reconnaître comme
essentiel. Voilà pourquoi sa conception du progrès dans le cours
de l'histoire diffère de celle de Condorcet et de Kant en tenant compte
de la négativité et de la contradiction qui sont la source
même du développement. Toute l'histoire de l'homme ressemble alors
à une immense expérience, expérience parsemée de
ruptures les plus pénibles. Mais, par delà ces ruptures, on peut
se rendre compte qu'il y a un principe essentiel qui sous-tend le
progrès de l'esprit dans l'histoire.
A propos de la réalisation de ce but, Hegel
écrit : « le but de l'histoire universelle est
précisément que l'esprit se développe jusqu'à
constituer une (nouvelle) nature, un monde qui lui soit adéquat, en
sorte que le sujet trouve son concept de l'Esprit dans cette seconde nature,
dans cette réalité créée par le concept
68 J. D'Hondt, Hegel, philosophe de l'histoire vivante,
Paris, PUF, 1987, p. 196.
69 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 14.
de l'Esprit, et possède dans cette
objectivité la conscience de sa liberté et de sa
rationalité subjectives. C'est en cela que consiste le progrès de
l'idée en général et cette situation représente
pour nous le dernier mot de l'histoire70. » En
d'autres termes, c'est lorsque l'esprit parviendra à se
reconnaître lui-même comme esprit libre qu'il coïncidera avec
son véritable concept.
Chez Hegel, du fait de la prééminence
accordée á la raison, on assiste á une sorte de
déification de celle-ci, une raison qui est assimilée á
Dieu et dans La raison dans l'histoire, il parle explicitement de foi
en la raison, cette dernière étant pour lui un principe divin,
une puissance infinie et spirituelle qui gouverne le monde et l'histoire. La
raison chez lui n'est pas, comme chez Kant, Condorcet et Descartes, une simple
faculté de l'homme, mais elle occupe une place plus importante : elle
est la substance spirituelle finie qui donne forme au réel.
Voilà pourquoi Hegel ne cesse d'affirmer que c'est la
raison qui se réalise
dans l'histoire. Dans ce sens, il écrit : « la
représentation la plus concrète de ce Bien,
de cette Raison est Dieu. Ce Bien, non pas en tant que
pensée générale mais comme
force efficace, est ce que nous appelons Dieu [...] Dieu
gouverne le monde71. » La raison plus
générale á partir de laquelle se construit un tel
paradigme est développée plus haut dans le même ouvrage,
Hegel soutenant que : « la raison gouverne et a gouverné le
monde » ce qui « peut s'énoncer sous une forme
religieuse et signifier que la Providence divine domine le
monde72. » On peut alors, par-delá toutes
ces considérations, se poser la question de savoir, pourquoi cette
référence explicite á Dieu ? N'est-ce pas, à cause
de l'imperfection de la nature humaine ? Loin de là, Hegel s'emploie
dans nombres de ses oeuvres à remplacer Dieu par la raison pour montrer
le caractère rationnel que renferme le cours du monde.
Ce qui est remarquable ici, c'est qu'il élève la
raison à une dimension divine, raison qui assure le contrôle des
actions humaines dans le cours de l'histoire. Cela
|
|
»),
|
1965, p. 296.
|
70
|
G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18
|
71
|
G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18
|
»),
|
1965, p. 100.
|
72 G.W.F. Hegel, Op.cit., Paris, UGE (Coll.
« 10/18 »), 1965, p. 60.
66
revient à dire que Dieu accomplit son oeuvre à
travers les passions des hommes, ce qui laisse sous-entendre qu'il n'y a rien
de hasardeux ou de fortuit dans le cours de l'histoire, que tout est
régi par une Providence divine. Voilà pourquoi nous pouvons dire
que l'histoire chez Hegel est à considérer comme
l'épopée de la raison.
Mais, s'il y a une Providence divine dans l'histoire
universelle qui se charge d'assurer le contrôle des actions humaines, un
plan providentiel établi à suivre, alors, quel est
véritablement le rôle de l'homme en ce qui concerne la
réalisation de l'histoire universelle ? Du coup, le privilège
accordé à la raison ne relègue-t-il pas l'homme au second
plan ? Toutefois, il convient de mentionner que l'homme est un sujet libre, une
volonté autonome qui est constamment mû par le désir de
prendre en charge sa destinée. Dans cette méme lancée,
l'homme apparaît comme le véritable artisan par lequel se
réalise la substance universelle.
Cependant, cette proclamation ouverte de la rationalité
n'est-elle pas trop audacieuse de la part de l'auteur de La raison dans
l'histoire quand on voit tout ce qui se passe dans l'histoire ? On peut
penser que si Hegel est audacieux au point de proclamer la rationalité
de l'histoire, c'est parce qu'il est optimiste et croit que la présence
de la raison peut au moins réguler le déploiement de la
conscience dans le cours de son expérience.
Ainsi, la raison ne peut être saisie que par la
pensée et c'est ce qui explique le fait que pour en avoir une claire
appréhension, il faut regarder avec l'oeil de l'esprit qui, selon Hegel
« pénètre la superficie des choses et transperce
l'apparence bariolée des événements73
» En effet, si derrière la réalisation de l'histoire
universelle il y a la main de Dieu, on peut penser que tout ce qui arrive
n'advient que selon sa volonté.
Dans ce cas, l'homme est donc obligé de se soumettre
à cette dernière et de dire tout simplement : que ta
volonté soit faite. Cette soumission à la volonté
divine semble écarter toute action décisive de l'homme quant
à ce qui concerne sa destinée. C'est cet aspect important qui
apparaît comme la source méme du progrès et nous
73 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18 »), 1965, p. 51.
67
montre le mode par lequel s'effectue la culture de l'esprit,
ce qui fait l'originalité de la pensée de la
hégélienne de l'histoire. Voilà pourquoi, compte tenu
d'une telle importance, il convient de montrer l'impact de cette violence dans
le système hégélien.
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