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Culture et progrès chez Hegel

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par Céline Ko Tine
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2011
  

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2- La réalisation de l'esprit

A partir de l'interprétation que Hegel fait de l'histoire et par rapport à l'analyse de certains concepts de sa pensée, il apparaît évident que la marche de l'esprit qui traduit sa culture et son déploiement vers l'absolu tend irréversiblement vers l'universalité et est sous-tendue par quelque chose qui en constitue la trame cachée. C'est par cette procédure que l'on peut appréhender le processus de culture de l'esprit dans l'histoire qui renseigne sur son mode de progrès.

On peut, à cet égard, s'interroger sur cette notion de finalité dans la mesure une telle idée ne signifie pas la fin ultime de tout processus, la cessation de toute

activité, mais elle renvoit plutôt à la finalité au sens d'un but, d'un objectif que l'on doit atteindre. Ce développement montre la manière dont l'esprit accède à sa propre culture en trébuchant certes par moments, mais il parvient toujours à se relever afin de poursuivre son progrès. Cette considération permet de voir la détermination de l'esprit dans son déploiement vers l'accession au but qu'il s'est fixé. En effet, ce but doit nécessairement être atteint quelles que soient les contraintes pour que l'esprit coïncide véritablement avec son concept.

Mais la réalisation d'un tel objectif ne peut être saisi que lorsqu'on prend en compte les moyens qu'il faut pour y accéder. Ainsi, du fait même de l'importance de l'objectif visé, il va falloir déployer des moyens extrémement puissants pour parvenir à un tel but. L'accomplissement d'une telle oeuvre passe nécessairement par l'action de l'homme et ce sera donc à travers les passions et la guerre ou plutôt à travers une farouche opposition dans laquelle l'esprit va se déployer pour se réaliser dans l'histoire universelle. Hyppolite écrit à ce propos : « Ce qui constitue le moteur de l'histoire, c'est l'opposition sans cesse renaissante entre la vie absolue et les formes particulières que cette vie doit prendre62. » Puisque c'est à travers cette opposition que s'accomplit un tel but, on comprend alors toute l'importance que requièrent de telles notions dans la philosophie hégélienne de l'histoire.

62 J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Ed. du Seuil, 1983, p. 102.

Nous avons vu, dans le processus d'évolution de l'histoire, que l'esprit universel confiait sa réalisation à un peuple qui est apte par sa détermination et son courage, à diriger, à guider le destin de l'humanité. Si le but poursuivi ne se réalise qu'à travers les passions et la guerre, on peut comprendre alors que la particularité de ces peuples résident dans l'acceptation d'affronter et de supporter tous les obstacles qui peuvent se dresser sur leur chemin. En ce sens, il faut dire que leur mérite a été grande.

Parmi ces peuples, il y a des individus qui accomplissent des oeuvres permettant de réaliser le but de l'esprit absolu. On peut alors dire que se sont ceux qui ont réalisé des oeuvres d'une portée universelle qu'il nomme les grands hommes qui peuvent changer l'histoire. Ainsi, ceux qui transforment l'histoire ont du mobiliser, par moments, toute leur volonté pour y parvenir. Ces vaillants hommes ne visent qu'un seul but à travers leurs passions qui, bien qu'au premier abord, relèvent de leur propre intérêt, coïncident en fait avec l'intér~t de tous.

S'il en est ainsi, c'est parce que ceux-ci ont su incarné l'unité à travers leur oeuvre que Hegel les considèrent comme des guides ou plutôt comme des conducteurs qui réalisent de manière inconsciente l'universalité ; ils oeuvrent de manière inconsciente dans la mesure où ils pensent agir pour leur propre intérêt. Mais en réalité, le résultat auquel ils aboutissent dépasse de loin le but qu'ils s'étaient fixé au début. Ce qui revient à dire qu'ils ont accompli, en affrontant tous les obstacles possibles mais, sans en être conscient, un but plus grand que ce à quoi ils s'attendaient.

C'est une telle thèse qui nous retrouvons d'ailleurs chez Kant qui affirme que : « Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un

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fil conducteur, à favoriser la réalisation63. » Autrement dit, cette considération montre que les fins que les hommes poursuivent parfois se situent bien au-delá du résultat qu'ils obtiennent. Cela signifie en clair qu'il y a comme une sorte de pulsion qui les pousse à oeuvrer dans ce sens et c'est ce qui fait dire à Hegel « que rien de grand ne s'accomplit sans passion64. » De ce fait, l'individu, dans son activité, croit poursuivre un but égoïste qui aboutit á des fins universelles.

En effet, les passions, en tant que telles, ne sont pas contraire aux idéaux qui régissent la vie éthique mais elles réalisent un but bien précis. C'est donc par cette méthode que se réalise l'Esprit Absolu et c'est une telle procédure que Hegel considère comme la ruse de la raison en ce sens que les grands hommes utilisent leurs passions pour atteindre un objectif bien déterminé. L'oeuvre de ces hommes est salutaire dans la mesure où elle a contribué á atteindre une finalité, á réaliser un but. Il faut reconnaître que le mérite de ces hommes c'est d'avoir eu le courage de combattre non seulement pour leur propre cause mais aussi pour la cause de l'humanité entière. Par là, on peut comprendre alors, de par leur oeuvre, toute la vénération que Hegel porte à l'égard de ces héros qui réalisent le but de l'histoire universelle.

Dans cette perspective, on peut dire que leur oeuvre s'inscrit dans l'ordre même du temps, ce qui veut dire qu'ils agissent conformément à l'esprit de leur époque. La philosophie selon Hegel ayant pour tâche de « saisir et [de] comprendre ce qui est65 » ne peut que se conformer à l'esprit de son temps pour pouvoir transformer le cours de l'histoire afin de saisir la vraie réalité. De même que la philosophie trouve son véritable ancrage dans son époque, de même, l'individu tire son essence de son temps. C'est dans ce sens qu'il disqualifie toute prétention de se prononcer sur l'avenir ainsi qu'il le mentionne explicitement dans la

63 E. Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : in La philosophie de l'histoire, Ed. Gonthier, Paris, 1947, p. 27.

64 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 108.

65 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé Préface, Paris, Vrin, 1993, p. 57.

Phénoménologie de l'esprit : « édifiante66. »

Voilà pourquoi, à cause de cette incapacité de se prononcer sur l'avenir, il affirme : « il se peut qu'on veuille apprendre telle chose d'un avenir. Dans le présent il se trouve, il est vrai, compris; mais quand nous voulons l'expérimenter, nous désirons avoir un autre présent. D'ailleurs, il n'est pas d'individu qui n'ait jamais pu dépasser son temps67. » Ainsi, aucun individu ne peut, aussi instruit qu'il puisse être, prétendre anticiper sur une autre époque, en dépit de son ingéniosité et de son talent. Mais, il convient de noter que l'avenir est pourtant pensé par Hegel puisque l'esprit poursuit un but dans l'histoire universelle et ce but sera la découverte de lui-même c'est-à-dire lorsqu'il coïncidera avec son concept.

Cette tâche que les grands hommes doivent remplir ne se réalise pas sans difficultés et la manière dont les peuples se succèdent sur la scène historique montre que les passions et la guerre, loin d'être une simple contingence, constituent le fondement de la loi qui régit l'histoire universelle. S'il en est ainsi, il convient de signaler que l'histoire est un itinéraire sinueux ou plutôt pénible et elle s'accompagne donc nécessairement de révolutions. C'est l'homme lui-même qui, à travers ses actions, fait l'histoire et, c'est ce qui fait que selon Hegel, le processus d'évolution vers le savoir absolu apparaît comme la révélation dialectique et progressive à travers les moments de contradictions et de dépassements Cette contradiction figure la pierre angulaire par laquelle s'opère tout le progrès de la conscience qui se manifeste dans l'histoire universelle.

Dans cette perspective, ce tumulte et ces moments de contradiction, comme nous l'avons déjà vu dans la lutte qui opposait les deux consciences, restent arrimés à l'histoire et se posent dès lors comme une nécessité pour son progrès. On comprend donc pourquoi Jacques D'Hondt estime que : « pour que l'histoire avance, il faut que s'y inscrivent des niveaux et des étapes, des moments hétérogènes et des

66 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier Montaigne, 1939, t. I, p. 11.

67 G.W.F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 1954, p. 311.

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compétitions, que tout n'y progresse pas du meme pas68 » Autrement dit, c'est par les révolutions que l'histoire connait un réel progrès. On peut dire à cet égard que c'est à travers une telle procédure que l'histoire universelle parvient à atteindre son objectif c'est-à-dire à coïncider avec son concept. C'est en cela même que celle-ci réalise le but qu'elle s'est fixé.

Ainsi, cela ne doit pas pour autant nous conduire à penser qu'il n'y a pas de périodes de félicité dans le cours de l'histoire universelle. Cela revient à dire qu'on ne peut pas nier son existence même si les bouleversements semblent dominer. En d'autres termes, même si celle-ci est apparemment une longue succession de discordes et de contradictions, elle devient, après les avoir dépassées et surmontées, l'expression de la raison dans le monde. C'est ce qui apparaît à travers ces propos : « L'histoire [ nous dit Hegel ] n'est pas une longue et interminable suite d'erreurs, mais une expérience cumulative qui sera un jour complète69 » Autrement dit, même si celle-ci est rythmée par de grandes révolutions, ces dernières constituent la source même du progrès. Cela étant, on ne peut pas dissimiler le fait qu'il y a du bonheur dans l'histoire.

De ce fait, le chaos perceptible ne doit pas etre occulté, c'est-à-dire qu'il ne doit pas etre passé sous silence, mais il appartient à l'homme de le reconnaître comme essentiel. Voilà pourquoi sa conception du progrès dans le cours de l'histoire diffère de celle de Condorcet et de Kant en tenant compte de la négativité et de la contradiction qui sont la source même du développement. Toute l'histoire de l'homme ressemble alors à une immense expérience, expérience parsemée de ruptures les plus pénibles. Mais, par delà ces ruptures, on peut se rendre compte qu'il y a un principe essentiel qui sous-tend le progrès de l'esprit dans l'histoire.

A propos de la réalisation de ce but, Hegel écrit : « le but de l'histoire universelle est précisément que l'esprit se développe jusqu'à constituer une (nouvelle) nature, un monde qui lui soit adéquat, en sorte que le sujet trouve son concept de l'Esprit dans cette seconde nature, dans cette réalité créée par le concept

68 J. D'Hondt, Hegel, philosophe de l'histoire vivante, Paris, PUF, 1987, p. 196.

69 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 14.

de l'Esprit, et possède dans cette objectivité la conscience de sa liberté et de sa rationalité subjectives. C'est en cela que consiste le progrès de l'idée en général et cette situation représente pour nous le dernier mot de l'histoire70. » En d'autres termes, c'est lorsque l'esprit parviendra à se reconnaître lui-même comme esprit libre qu'il coïncidera avec son véritable concept.

Chez Hegel, du fait de la prééminence accordée á la raison, on assiste á une sorte de déification de celle-ci, une raison qui est assimilée á Dieu et dans La raison dans l'histoire, il parle explicitement de foi en la raison, cette dernière étant pour lui un principe divin, une puissance infinie et spirituelle qui gouverne le monde et l'histoire. La raison chez lui n'est pas, comme chez Kant, Condorcet et Descartes, une simple faculté de l'homme, mais elle occupe une place plus importante : elle est la substance spirituelle finie qui donne forme au réel.

Voilà pourquoi Hegel ne cesse d'affirmer que c'est la raison qui se réalise

dans l'histoire. Dans ce sens, il écrit : « la représentation la plus concrète de ce Bien,

de cette Raison est Dieu. Ce Bien, non pas en tant que pensée générale mais comme

force efficace, est ce que nous appelons Dieu [...] Dieu gouverne le monde71. » La raison plus générale á partir de laquelle se construit un tel paradigme est développée plus haut dans le même ouvrage, Hegel soutenant que : « la raison gouverne et a gouverné le monde » ce qui « peut s'énoncer sous une forme religieuse et signifier que la Providence divine domine le monde72. » On peut alors, par-delá toutes ces considérations, se poser la question de savoir, pourquoi cette référence explicite á Dieu ? N'est-ce pas, à cause de l'imperfection de la nature humaine ? Loin de là, Hegel s'emploie dans nombres de ses oeuvres à remplacer Dieu par la raison pour montrer le caractère rationnel que renferme le cours du monde.

Ce qui est remarquable ici, c'est qu'il élève la raison à une dimension divine, raison qui assure le contrôle des actions humaines dans le cours de l'histoire. Cela

 
 

»),

1965, p. 296.

70

G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE (Coll. « 10/18

71

G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE (Coll. « 10/18

»),

1965, p. 100.

72 G.W.F. Hegel, Op.cit., Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 60.

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revient à dire que Dieu accomplit son oeuvre à travers les passions des hommes, ce qui laisse sous-entendre qu'il n'y a rien de hasardeux ou de fortuit dans le cours de l'histoire, que tout est régi par une Providence divine. Voilà pourquoi nous pouvons dire que l'histoire chez Hegel est à considérer comme l'épopée de la raison.

Mais, s'il y a une Providence divine dans l'histoire universelle qui se charge d'assurer le contrôle des actions humaines, un plan providentiel établi à suivre, alors, quel est véritablement le rôle de l'homme en ce qui concerne la réalisation de l'histoire universelle ? Du coup, le privilège accordé à la raison ne relègue-t-il pas l'homme au second plan ? Toutefois, il convient de mentionner que l'homme est un sujet libre, une volonté autonome qui est constamment mû par le désir de prendre en charge sa destinée. Dans cette méme lancée, l'homme apparaît comme le véritable artisan par lequel se réalise la substance universelle.

Cependant, cette proclamation ouverte de la rationalité n'est-elle pas trop audacieuse de la part de l'auteur de La raison dans l'histoire quand on voit tout ce qui se passe dans l'histoire ? On peut penser que si Hegel est audacieux au point de proclamer la rationalité de l'histoire, c'est parce qu'il est optimiste et croit que la présence de la raison peut au moins réguler le déploiement de la conscience dans le cours de son expérience.

Ainsi, la raison ne peut être saisie que par la pensée et c'est ce qui explique le fait que pour en avoir une claire appréhension, il faut regarder avec l'oeil de l'esprit qui, selon Hegel « pénètre la superficie des choses et transperce l'apparence bariolée des événements73 » En effet, si derrière la réalisation de l'histoire universelle il y a la main de Dieu, on peut penser que tout ce qui arrive n'advient que selon sa volonté.

Dans ce cas, l'homme est donc obligé de se soumettre à cette dernière et de dire tout simplement : que ta volonté soit faite. Cette soumission à la volonté divine semble écarter toute action décisive de l'homme quant à ce qui concerne sa destinée. C'est cet aspect important qui apparaît comme la source méme du progrès et nous

73 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 51.

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montre le mode par lequel s'effectue la culture de l'esprit, ce qui fait l'originalité de la pensée de la hégélienne de l'histoire. Voilà pourquoi, compte tenu d'une telle importance, il convient de montrer l'impact de cette violence dans le système hégélien.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault