3- L'impact de la violence dans la pensée
hégélienne
En partant de la considération de certaines notions
dans le système hégélien, il convient de mentionner que la
violence apparaît essentielle dans le cours de l'histoire comme en
atteste la lutte qui oppose les deux consciences et par-delà même,
on voit qu'elle est au fondement de toute la pensée
hégélienne. En effet, le thème de notre
problématique permet de voir que chez Hegel, on ne peut pas parler de
culture et de progrès en faisant abstraction de ce principe qu'est la
violence.
Si nous observons bien le processus de développement de
l'histoire, on se rend compte que la violence figure ce principe qui a
ponctué le déploiement de l'esprit. Par rapport à notre
préoccupation, il faut dire que cette notion peut être
considérée comme particulièrement important, qu'elle
occupe une place capitale dans le système hégélien dans la
mesure où elle permet de saisir le sens de la notion de culture et son
mode de progrès. C'est dans cette perspective qu'on peut comprendre le
processus de développement de l'esprit vers sa propre
réalisation.
De ce fait, plusieurs passages dans le corpus
hégélien tentent de montrer le rôle et la place de la
violence dans la réalisation de la fin absolue. Cela étant, le
fait que Hegel inscrive celle-ci dans le cours méme de l'histoire
humaine doit-il pousser à considérer l'auteur de la
PhénoménoloJHeEdeEl)eJSrHt comme un partisan
de la terreur ou comme celui qui se glorifie de l'avènement de la
violence. Chez Hegel, la violence constitue non pas une source de
glorification, mais elle apparaît comme un fait indéniable qui
caractérise l'histoire et la réalité humaines et qu'il
essaie d'expliciter et d'insérer dans son système.
S'il en est ainsi, on comprend dans une certaine mesure,
l'évocation chez Hegel de la rationalité dans le cours l'histoire
comme nous l'avons mentionné plus haut. La lecture qu'il fait de
l'histoire apparaît tout de méme cohérente dans la mesure
où il développe l'idée selon laquelle, au fond de la
violence et de la négativité, il y a le positif qui se cache. Le
recours à la violence dans le cours de l'histoire s'inscrit toujours
dans la volonté de changer une situation donnée qui n'est
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pas convenable pour l'homme. Du point de vue de la
démarche hégélienne, cela doit apparaître comme une
leçon de vie pour l'homme dans la mesure où il peut recourir au
combat et à la lutte quand la nécessité se fait sentir. Le
chemin vers la vérité c'està-dire le processus de culture
de l'esprit peut certes être pénible, mais il parvient tout de
même à surmonter les contradictions.
C'est pour montrer le caractère chaotique dans
l'évolution de l'histoire que Bernard Bourgeois écrit : «
l'histoire comporte en elle un négatif inéliminable. Elle est
le lieu du malheur, des crises, et des drames; ce négatif est
même, par son autonégation, le moteur de la réalisation du
positif74. » En d'autres termes, on ne peut pas
séparer l'histoire de la violence, du négatif et des drames dans
la mesure où ils constituent la source même du progrès.
Cette considération se justifie par le fait qu'il n'y a pas
véritablement de violence au sens destructeur du terme dans l'histoire
puisque tout ce qui se passe trouve une justification, c'est-à-dire que
tout est régi par un principe divin. En d'autres termes, la violence
dans le cours de l'histoire obéit à une logique en ce sens
qu'elle participe même à la formation, à la culture de
l'esprit et qu'elle est source de progrès. C'est par ce
procédé que l'on parvient à saisir le déploiement
de l'esprit vers sa affirmation.
La réalisation de l'esprit dans l'histoire
apparaît semblable à l'épreuve du Christ qui s'effectue
à travers différentes étapes avant de connaître la
gloire. La pertinence de cette référence réside dans le
fait que, à travers la métamorphose qui s'est produite, on se
rend compte que c'est seulement par cette épreuve que le Christ a pu
s'élever à la gloire. Aussi, la conscience et même
l'humanité dans leur ensemble doivent-elles impérativement passer
par ce chemin de croix sinueux et tumultueux avant d'accéder à la
véritable réalité.
Ainsi, le tragique, tel que formulé dans l'histoire,
peut etre assimilé à la logique de la vie divine,
c'est-à-dire à partir de la mort et du dépassement de
cette mort pour se retrouver dans la réalité absolue. C'est ce
qui justifie dans une certaine mesure ces propos de Hegel : « de la
mort renaît une vie nouvelle [...]. L'esprit
74 B. Bourgeois, Hegel : in vocabulaire de
philosophes, Philosophie moderne (XIXe siècle), Ed.
Ellipses, 2002, p. 194.
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réapparaît non seulement rajeuni mais plus
fort et plus clair75. » Cet esprit qui
réapparaît a, durant son processus, subi de terribles
épreuves, consistant à s'extérioriser, à se nier
soi-même pour ensuite se retrouver, mais en devenant autre que ce qu'il
était comme nous l'avons vu dans l'expérience de la
conscience.
C'est ce processus de
négation-récupération comme nous l'avons vu dans le
rapport entre les deux consciences qui, au fond, fait progresser l'esprit vers
son affirmation. La mort et la résurrection du Christ illustrent de
manière explicite l'impact de la violence dans le déploiement de
l'esprit vers le savoir absolu. On voit donc par là que Hegel
s'est profondément inspiré de la religion,
particulièrement du Christianisme dans la conception de sa dialectique
contrairement à certains philosophes comme Kant, Voltaire, D'Holbach,
Helvétius entre autres qui ont mené une lutte farouche contre la
religion réduisant à néant toute référence
d'ordre divin.
Voilà pourquoi, à cause de cette importance
accordée à la violence, la Révolution française
constitue pour lui un moment historique, un événement
exceptionnel où l'universel cesse d'être une simple abstraction et
devient effectif à travers l'action de l'homme. L'avènement de la
Révolution française fut la résultante d'une longue
conquête spirituelle qui a débouché sur la
Déclaration des droits de l'homme. Cet évènement fut donc
considéré, selon les mots de Hegel, comme « un superbe
lever de soleil. Tous les titres pensants ont célébré
cette époque. Une émotion sublime a régné en ce
temps-là, l'enthousiasme de l'esprit a fait frissonner le monde, comme
si et ce moment-let seulement on en était arrivé et la
véritable réconciliation du divin avec le monde76
», car l'esprit s'était enfin retrouvé malgré tous
les tumultes qu'il avait traversés.
S'il en est ainsi, on comprend parfaitement que l'on ne
saurait parler de culture ou de formation mais aussi de progrès chez
Hegel sans cette notions de violence. Par là, on voit bien qu'il
s'érige contre ceux qui prône la passivité dans l'histoire
au sens où la violence renverrait à la destruction ou à
l'anéantissement. En faisant mention de cette apparence chaotique de
l'histoire, il constate toutefois qu'
75 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 54.
76 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie
l'histoire, Trad. de J. Gibelin, Paris, Vrin, 1945, p. 340.
« il est déprimant de savoir que tant de belle
vitalité a dû périr et que nous marchons sur des ruines Le
plus noble et le plus beau nous fut arraché par l'histoire. Les passions
humaines l'ont ruiné Tout semble voué à la disparition,
rien ne demeure. Tous voyageurs ont éprouvé cette
mélancolie. Qui a vue les ruines de Carthage, Palmyre,
Persépolis, Rome sans réfléchir sur la caducité des
empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée
puissante et riche77. » Quand on observe, de nos
jours, le cours de l'histoire, le décor qui s'offre á nous peut
paraître déconcertant á cause des grands bouleversements et
des destructions qui s'y produisent. A y regarder de près, tout semble
n'avoir aucun sens.
Ainsi, il arrive parfois qu'on s'indigne face à
l'ampleur de la violence perceptible dans certaines contrées au point de
discréditer même cette notion dans la mesure où lorsqu'on
en vient à la présence de celle-ci dans l'histoire et à sa
nécessité, la question qu'on peut se poser est la suivante :
est-il nécessaire de passer par ces atrocités et ces destructions
pour accéder á la véritable réalisation ? Quand on
constate tous ces sacrifices, on considère que c'est dans le seul but de
réaliser un objectif précis qui, d'une certaine manière,
ne peut etre obtenu que par cette procédure.
Mais, par delá cette apparence dévastatrice, il
y a une raison qui explique ce processus et qui permet de saisir la
portée d'une telle notion dans l'histoire. Il convient de
préciser que l'histoire n'est pas seulement le lieu des guerres et des
drames et Hegel en est parfaitement conscient. Sous cet angle, il faut
comprendre que l'essence véritable de celle-ci ne peut etre saisie qu'en
faisant abstraction de son apparence chaotique et c'est seulement à
partir de là qu'on parviendra à percevoir sa propre
rationalité. Cela nous permet aussi de voir le véritable
processus qui se dégage du cours de l'histoire et nous autorise à
dire qu'il n'y a rien de contingent et d'anarchique par rapport à cette
question. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas concevoir cette
problématique de la culture et du progrès sans cette notion de
violence car se serait se méprendre sur le rôle et la place
77 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 54.
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qu'elles occupent dans le processus de culture de l'esprit comme
cela apparaît dans la démarche dialectique de l'histoire
universelle.
Si on se réfère à la logique de la
méthode de Hegel, on se rend compte que l'esprit ne parvient à sa
réalisation que dans et par la violence et l'exemple du rapport entre
les consciences constitue une parfaite illustration. Cela revient à dire
que dans ce cas précis, la violence a toujours été
à l'origine de changement de situation, changement qui s'est
soldé par un véritable progrès. En se
référant au schéma hégélien, nous pouvons
effectivement voir que la trajectoire de l'histoire repose sur la
dualité apparente de la construction et de la déconstruction. Ce
faisant, ces grands bouleversements dans le cours de l'histoire conduisent
certains penseurs à considérer la violence comme étant la
source de tous les maux qui assaillent l'humanité.
Mais, en se focalisant seulement sur l'apparence des
événements, on risque de passer à côté de
l'essentiel de la pensée hégélienne, c'est-à-dire
de ne voir que le revers de la médaille, autrement dit l'autre face qui
ne présente que le côté de la négativité. Par
ailleurs, pour une meilleure compréhension, il faut considérer
que la violence dans la pensée hégélienne n'est pas
synonyme de destruction et d'anéantissement. Ce qui veut dire que dans
la prise en charge de la problématique de la culture et du
progrès chez Hegel, on ne peut pas passer sous silence l'impact et la
portée de la violence dans le progrès de l'histoire universelle.
On voit par là toute l'importance que requiert une telle notion dans sa
pensée. Par delà toutes ces considérations, la
conséquence qu'on peut en tirer c'est que pour comprendre
l'évolution de l'esprit dans le cours de l'histoire universelle, il faut
nécessairement prendre en compte cette notion de violence qui joue un
rôle essentiellement important. Dans cette perspective, on voit alors
qu'il est illusoire de penser les notions de culture et de progrès sans
cette idée de violence.
Par-delà même, la conclusion qu'on eut en tirer
c'est qu'on ne peut pas concevoir l'idée de progrès dans
l'histoire universelle en dehors de la violence. Il convient alors de dire que
la violence au sens destructif du terme n'intéresse en aucune
manière mais plutôt celle qui promeut le progrès dans le
cours de l'histoire et qui apparaît fondamental qui est à
considérer ici. Ce qui revient à dire que tout le progrès
dans l'histoire repose en dernière instance sur la violence. Compte tenu
de
toutes ces considérations, nous pouvons dire que dans
la prise en charge des notions de culture et de progrès chez Hegel, il
faut prendre en compte un certain nombre de concepts pour pouvoir saisir
l'essentielle de sa pensée.
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