CHAPITRE II : La trajectoire de l'histoire
universelle
Dans le chapitre précédent, nous avons
noté que le processus d'évolution de la conscience nous
permettait de voir son mode de culture et il convient ici de mentionner que
l'effectivité de celle-ci ne se manifeste de manière
concrète que dans l'histoire. Ce qui revient à dire que c'est
à travers l'histoire qu'on peut voir la manifestation des
différentes figures dans lesquelles l'esprit s'incarne afin de pouvoir
cerner son développement ou plutôt son progrès. En adoptant
un tel procédé c'est-àdire en partant de la méthode
dialectique, Hegel va analyser l'évolution de l'humanité dans la
marche de l'histoire universelle.
Ce qui est remarquable dans sa conception de l'histoire, c'est
qu'elle est guidée par la raison qui s'incarne épisodiquement
dans l'esprit d'un peuple qui se charge à un moment donné de
réguler la marche. Ce qui veut dire clairement qu'il y a
différents peuples qui se succèdent sur la scène
historique. L'importance d'une telle considération est à
rechercher dans le fait que chez Hegel, c'est l'esprit qui régit toute
l'histoire de l'humanité.
Voilà pourquoi il note à juste titre que :
« Le point de vue général de l'histoire philosophique
n'est pas abstraitement général, mais concret, et
éminemment actuel parce qu'il est l'Esprit qui demeure
éternellement auprès de luimême et ignore le passé.
Semblable à Mercure, le conducteur des kmes, l'Idée est en
vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est
l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a
guidé et continue de guider les événements du monde.
Apprendre à connaître l'Esprit dans son rôle de guide : tel
est le but que nous nous proposons ici48. » En
d'autres termes, toute l'histoire est une histoire philosophique
gouvernée par la raison. Dans ce cas, l'esprit est un et c'est lui qui
est à l'oeuvre depuis le début de l'histoire. Ainsi, il s'agira
de cerner le progrès de l'esprit dans l'histoire universelle telle
qu'elle apparaît à travers les différents peuples.
48 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 39.
1- Histoire et progrès
En suivant Hegel dans la logique de sa démarche et par
rapport à notre problématique, on voit bien l'importance qu'il
accorde à l'histoire dans la mesure où c'est à travers
celle-ci que se manifeste de manière concrète tout ce travail
laborieux de la conscience s'élevant de l'immédiateté
à la réalité effective. Le déploiement de l'esprit
et le mode de son progrès se manifestent de manière effective
dans l'histoire. De ce fait, l'histoire apparaît comme le lieu de la
réalisation concrète de l'esprit. Dans ce sens, elle figure donc
un théâtre, un champ de manifestation où se jouent les
phases de concrétisation des différentes étapes que doit
parcourir l'esprit.
Ainsi, cette histoire universelle s'inscrit dans la poursuite
d'un but bien précis et c'est ce qui apparaît dans ces propos :
« l'histoire universelle est le progrès de la conscience de la
liberté : c'est ce progrès et sa nécessité interne
que nous avons à reconnaître ici49.» En
d'autres termes, pour Hegel, la liberté figurant la
caractéristique essentielle de la conscience, elle est aussi le but
principal que l'histoire doit réaliser. Ainsi, étant
considérée comme fondamentale, la liberté est ce par quoi
l'humanité s'affirme en tant que telle. Tout comme nous l'avons vu dans
la lutte entre les deux consciences, l'individu ne peut affirmer son
humanité que parce qu'il est libre.
Ce qui apparaît au fond de ce processus n'est donc rien
d'autre qu'une poursuite de la liberté. Toute l'histoire de l'homme
peut, en effet, se résumer dans ce concept précis de la
liberté. Dans ce sens, elle figure l'essence et la
caractéristique méme de l'esprit du monde, c'est-à-dire ce
qui se définit à partir de son propre effort et qui
apparaît décisif dans le processus vers la réalisation
absolue. Voilà donc pourquoi dans ses différentes manifestations,
l'esprit tend toujours vers sa réalisation parfaite.
49 G.W.F. Hegel, Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 84.
50
Cette liberté tant prisée et qui a
été, de tout temps, la principale cause des combats menés
par l'homme a connu une véritable évolution dans la mesure
où, chez différents peuples, on peut voir comment s'est
développée cette notion. En effet, toutes les révolutions
et les guerres dans l'histoire ont éclaté la plupart du temps
dans le seul but de réclamer l'indépendance, la liberté.
Ce qui revient à dire que si nous observons bien le cours de l'histoire
universelle, il apparaît évident que la poursuite de la
liberté n'est pas chose aisée et dans ce sens, la dialectique du
maître et de l'esclave constitue une parfaite illustration. Une telle
considération justifie le fait que la liberté n'est pas une
simple donnée de la nature comme le croit certains penseurs comme Jean
Jacques Rousseau qui pense que cette liberté est tellement essentielle
à l'homme que y renoncer revient d'une certaine manière à
nier même son humanité.
Si on se réfère à son l'histoire
universelle, Hegel présente différentes figures ou étapes
qui s'affichent par ordre et qui retracent le mode d'évolution du
concept de liberté depuis l'empire oriental jusqu'à
l'épopée germanique. Dans ces différentes étapes
à savoir l'empire oriental, le monde grec, le monde romain, le monde
germanique, il montre la manière dont s'est opéré le mode
de développement ou de progrès de cette notion de liberté
en passant d'une étape à une autre. Ce qui veut dire que chacun
de ces peuples doit remplir une mission sur la scène de l'histoire
universelle.
Voilà pourquoi il conçoit que ce n'est pas un
individu singulier qu'il faut considérer dans ce processus
d'évolution, mais l'esprit d'un peuple par lequel se joue toute
l'histoire de l'humanité. A ce propos, Hegel écrit : «
Dans l'histoire, l'Esprit est un individu d'une nature à la fois
universelle et déterminée ff 111111111111 1111 l'Esprit auquel
nous avons affaire est l'Esprit du Peuple (Volksgeist)LE.
» Une telle considération de l'unité dans le cours de
l'histoire permet de voir que les différents peuples qui doivent jouer
tour à tour un rôle sur cette scène n'y occupent qu'un
temps déterminé, car une fois qu'un peuple a accompli sa mission,
il est appelé à disparaître de la scène historique
et à laisser sa place à d'autres. On peut voir qu'une telle
succession ne se réalise pas dans la quiétude mais implique
nécessairement le conflit et la violence.
50 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18 »), 1965,p. 80.
Dans la première étape de ce processus qui
coïncide avec le monde oriental, Hegel montre que c'est le domaine de
l'immédiateté, de la spiritualité pure. En d'autres
termes, à ce stade, tout est mélangé comme dans le <
Nous » d'Anaxagore et l'individu ne réalise aucune
activité lui permettant d'exprimer sa liberté. En effet, il est
soumis à des obligations tout comme l'enfant obéit aux ordres qui
lui sont dictés. Il y a donc une certaine subordination entre l'individu
et la substance universelle. Il est obligé de se plier à l'ordre
substantiel, puisqu'il n'a aucune possibilité pour exprimer sa
liberté subjective.
Sur le plan social, c'est le patriarcat, autrement dit, le
père est le chef et il est le sujet oeuvrant en ce sens qu'il se charge
de la protection des individus puisqu'il est le père. Ce qui est
remarquable et qui apparaît essentiel à ce niveau, c'est qu'il n'y
a qu'un seul qui est libre : c'est le chef. Ce faisant, dans l'ordre
éthique, on ne peut véritablement pas parler de lois. Par
conséquent, Hegel considère que ce stade correspond à
« l'âge infantile » qui caractérise
l'immaturité pure de l'esprit comme pour reprendre le vocabulaire
kantien car < la liberté subjective n'est pas encore parvenue
à son droit propre, n'a pas son honneur en elle-même, mais
seulement dans cet objet absolu51. » En d'autres
termes, si celui qui dirige détient tous les droits et que lui seul est
libre, la conséquence qu'on peut en tirer est que le peuple qu'il
gouverne aura comme unique tâche d'obéir et de se soumettre
à ses ordres.
Cependant, la liberté dont il est ici question ne peut
être effective en ce sens qu'elle ne concerne qu'un individu. Cela
signifie que puisqu'il n'y a pas de possibilité pour les autres
d'exprimer leur liberté, de même, il n'y a aucune chance pour eux
de pouvoir exprimer leur humanité. Mais la question qu'on peut se poser
est de savoir si celui qui n'est pas libre en est parfaitement conscient. Ce
principe peut se comprendre dans la mesure où on ne peut réclamer
une chose que parce qu'on n'est conscient de cette chose. Cette
considération permet de voir que l'effectivité de la
liberté nécessite une réelle prise de conscience. Dans
cette perspective, elle s'inscrit dans l'arsenal de la rupture et de la
contradiction. C'est seulement dans cette prise de conscience que l'individu
peut atteindre la réalité. Partant de ce fait, il est opportun
51 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. < 10/18 »), 1965, p. 285.
52
de souligner que ce passage d'un monde à un autre ne
relève de la pure contingence mais elle est dictée par une
nécessité et toute rupture implique l'anéantissement et
donc le drame.
Ainsi, dans la mesure où dans ce monde oriental,
l'individu ne jouit pas d'une liberté effective, il faut
nécessairement établir une rupture par rapport á ce qui
était alors en vigueur. En effet, le passage vers une autre étape
incarnée par un peuple s'accomplit dans une certaine mesure par la
destruction ou par le massacre du peuple précédent. Dans ce cas
précis, on assiste á la destruction ou à
l'anéantissement de l'étape précédente tout comme
nous l'avons vu dans le rapport entre le sujet et la nature. Cela signifie que
le monde oriental va disparaître au profit d'un autre monde qui se
chargera, á son tour, de jouer sa partition sur la scène
historique. Cette disparition nous rappelle á certains égards
toutes les formes de drames que nous constatons dans le cours de l'histoire.
Après la description de cette étape, vient
l'époque suivante qui correspond au monde grec et Hegel parlera de
l'entrée « dans la terre natale de la
vérité52. » Cette époque
coïncide avec une certaine prise de conscience qu'on peut
considérer comme relative dans la mesure où, sur le plan de la
subjectivité, c'est la belle liberté, c'est-ádire
que l'individu est libre, mais seulement en s'alliant à l'unité
substantielle de l'État. De ce fait, chaque individu est sujet mais
référé à un État. C'est ce qui fait dire
á Hegel que : « la liberté subjective et la
substantialité sont unis C'est le règne de la liberté :
non de la liberté déchaînée, naturelle, mais de la
liberté éthique qui a un but universel [...]. Il s'agit de la
belle liberté qui se trouve dans un rapport naturel, spontané
avec la fin substantielle53. »
Dans cette perspective, puisque l'individu ne peut recouvrer
sa liberté que rapporté à l'État, cela signifie
qu'il est limité dans ses désirs dans la mesure où cette
entité est dotée de lois. Etant donnée une telle
situation, l'individu ne doit pas enfreindre la loi, il est donc tenu de se
soumettre strictement aux règles. Cette liberté n'est pas la
liberté naturelle qui signifie absence de lois et de principes et qui
52 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit Paris, Aubier Montaigne, 1939, t. I, p. 146.
53 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 287.
53
débouche sur le désordre et le chaos. Ce n'est
plus comme dans l'état de nature hobbien où chacun fait ce qu'il
veut comme il le veut, mais il s'agit bien de l'État comme une
entité qui renferme des lois.
Eric Weil a donc raison de noter que c'est le moment où
« l'esprit atteint la beauté morale de la libre
sérénité et la lumière [...] mais ignore encore la
valeur infinie de l'individu humain et la dignité d'un travail libre,
non servile54. » Il y a lieu de mentionner que cette
dénomination de liberté n'a pas sa teneur puisqu'elle ne
coïncide en aucune manière avec les principes qui
déterminent une véritable liberté. Toutefois, l'homme
étant un etre de désir, on comprend qu'il veuille s'unir à
la substance universelle pour retrouver sa véritable liberté. On
peut voir qu'une telle liberté revêt un caractère naturel
en ce sens que ce qui est considéré ici comme éthique ne
peut pas s'élever à la dimension universelle. Cela s'explique par
le fait que, dans la nature, il n'y a pas de liberté. Il est opportun de
rappeler que chez Hegel elle n'est pas quelque chose qui est donné
d'avance, elle n'est pas une donnée naturelle, mais elle relève
plutôt d'une lutte, d'un combat à mener en permanence.
Par-delá toutes ces considérations, il faut
remarquer que dans le monde grec tout comme dans le monde romain, l'individu
est soumis à une certaine obligation qui est de se soumettre à
l'État. Ce qui nous permet de dire que pendant ces deux périodes,
la liberté dont il est question n'est qu'une liberté illusoire ou
plutôt précaire. S'il en est ainsi, puisque l'individu cherche
à affirmer sa liberté, on peut voir qu'à l'occasion de
chaque passage la violence surgit car il s'agit de rompre avec des pratiques
qui ne sont plus en vigueur.
Durant cette période, le citoyen romain doit non
seulement renoncer á luimême, mais en plus, il se met au service
d'une tâche bien définie qu'il doit obligatoirement
exécuter pour pouvoir reconquérir sa personnalité, ce qui
laisse sous-entendre qu'il est sous un pouvoir contraignant auquel il ne peut
se soustraire. Cela étant, l'État apparaît comme une
instance souveraine qui englobe les individus. De ce fait, l'individu ne
pouvant recouvrer sa liberté à ce stade, il s'en suit la
nécessité de
54 E. Weil, Philosophie et réalité,
Ed. Beauchesne, 2003, p. 159.
supprimer cette étape et c'est à la suite de cette
destruction et de cette rupture que nous assistons à l'avènement
du monde romain.
Mais dans la mesure où le passage entre les
époques débouche toujours sur le chaos et le drame, Hegel le
décrit en affirmant que : « Des révoltes des
généraux des empereurs renversés par eux et par les
intrigues des courtisans, l'assassinat ou l'emprisonnement des empereurs par
leurs propres épouses et leurs propres fils, les femmes s'adonnant
à toutes les débauches et à toutes les infamies, tels sont
les spectacles que l'histoire fait passer ici devant nos yeux, jusqu'à
ce qu'enfin l'édifice caduc de l'empire romain d'orient fut abattu par
l'énergie des turcs vers le milieu du XVème
siècle55 ». A travers ces propos, il apparaît
clair que la transition qui s'effectue est loin de coïncider avec la
simplicité ou le hasard.
On peut voir en effet, que cette tche qu'accomplit chaque
peuple sur la scène historique peut être comparée à
une plante qui doit porter ses fruits jusqu'à maturité. Ce qui
veut dire que chacun, une fois qu'il est parvenu à son terme,
disparaît pour laisser ce qu'il a produit au peuple qui se chargera
à son tour de jouer le même rôle jusqu'à la prochaine
étape. Il s'agit donc d'une succession logique et nécessaire par
laquelle on parvient à saisir le processus de culture de l'esprit dans
l'histoire universelle. Dans ce déploiement de l'esprit,
l'élément qui est utilisé comme principe de relais ou
comme semence est alors transmis d'un peuple à un autre.
La division de l'histoire en différentes étapes
permet de voir le mode d'évolution du concept de liberté,
évolution qui est ponctué par des ruptures et des déclins.
En effet, on se rend compte, à partir de ce que Hegel présente et
qui constitue le fil directeur par lequel on saisit la marche de l'esprit, que
l'histoire est progrès dans la mesure où, à chaque
époque, un peuple courageux et déterminé prend en charge
la destinée de l'humanité en vue d'assurer le plus grand bonheur
de l'individu.
55 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie
de l'histoire, Trad. de J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970, p. 262.
55
A ce propos, Hegel écrit : « A chaque
époque domine le peuple qui a saisi le plus haut concept de
l'Esprit56. » Ce qui revient à dire que sur cette
scène, les différents peuples jouent tour à tour leur
rôle et disparaissent. Il s'agit, pour ces peuples, de remplir une
mission bien définie avant de quitter la scène historique. C'est
ce qui apparaît dans ces termes de Emile Bréhier qui
présente l'histoire comme « une série de civilisations
et d'états apparaissant au premier plan de la scène, atteignant
leur apogée et sombrant pour ne plus
réapparaître57. » Cette considération
trouve sa justification dans le fait que le peuple qui se charge à une
époque déterminée d'assurer la conduite de l'esprit du
monde représente, d'une certaine manière, l'universel qui se
manifeste à partir de ses actions.
Le tableau de l'histoire universelle est alors comparable
à une scène que les acteurs d'une époque
déterminée sont obligés de quitter pour céder la
place à d'autres, une fois qu'ils auront accompli leur mission. C'est ce
que note à juste titre Mahamadé Savadogo quand il écrit
que : « l'histoire apparaît comme une succession de tches qu'il
appartient aux différentes communautés d'assumer à tour de
rôle, et les traits distinctifs de chacune d'elles se constituent
à travers la mission qu'elle remplit58. »
En effet, sur cette scène, chacun joue tour à tour son rôle
et disparaît. Aussi, le peuple qui se charge à une époque
donnée d'assurer la conduite de l'esprit du monde représente
d'une certaine manière l'universel qui se manifeste à partir de
ses actions.
Grâce au progrès qui se manifeste dans
l'histoire, il apparaît clair que l'individu est capable d'une
évolution vers le meilleur, de changer le dessein établi par la
nature. Mais par-delà cette présentation des époques qui
ponctuent le mode de progrès de la liberté dans l'histoire, il
convient de mentionner que, chez Hegel, la réalisation effective et
concrète de celle-ci se manifeste aussi de manière précise
dans l'État. Puisqu'il a un ancrage historique, il convient d'analyser
la manière dont la liberté a été acquise et a
évoluée dans cette sphère.
56 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Paris, UGE (Coll. « 10/18 »), 1965, p. 91.
57 E. Bréhier, Histoire de la philosophie,
XIXe-XXe siècle, Paris, PUF, 1964, t. III, p.
677.
58 M. Savadogo, Philosophie et histoire,
L'Harmattan, 2003, p. 19.
56
Sous cet angle, on comprend bien que l'individu ne peut pas se
réaliser en dehors de la sphère sociale. Si l'unique but que l'on
poursuit dans l'histoire universelle est la liberté, celle-ci ne peut
être réalisée de manière effective que dans
l'État. Il est la figure concrète, la réalité au
sein de laquelle l'individu trouve sa liberté du moment qu'il porte en
lui la volonté de l'universel. C'est ce qui fait que, contrairement
à l'idée selon laquelle l'État aliène les
libertés individuelles et qu'il faut s'en débarrasser, Hegel est
convaincu qu'il n'y a de liberté que dans cette sphère et elle
occupe une place essentiellement importante puisque c'est ce qui fait l'homme.
C'est ainsi que dans Les principes de la philosophie du droit, il
considère l'État comme le Dieu vivant. Il est une
nécessité même et les individus n'ont de
réalité que par lui.
En réalité, l'État, étant le lieu
par excellence de la réalisation intégrale de la liberté
des hommes, cesse d'être un moyen dont ils usent pour garantir seulement
leurs intérêts, mais, il devient plutôt leur but. Ce qui
signifie en clair que l'individu ne peut être libre que dans et par
l'État, et c'est cela qui justifie le fait que chez Hegel, il n'y a pas,
à proprement parler, de contrainte dans cette sphère. C'est ainsi
que Hegel envisage la constitution de l'unité à travers la
réalisation vivante et concrète de chacune des formes dans
lesquelles l'esprit s'incarne au cours de son processus. Mais, il faut rappeler
que l'État hégélien est l'incarnation même de Dieu
sur terre, d'où son caractère absolu et inaliénable. Par
conséquent, les individus sont tenus d'obéir aux principes
établis. Dans ce sens, l'État constitue une instance par laquelle
se réalisent les libertés individuelles car tout repose en
dernière instance sur lui.
L'État apparaît, de ce fait, comme le lieu de la
réalisation des aspirations individuelles et qui constitue un moment
essentiel du développement de l'esprit, car le droit de l'individu ne
peut se réaliser que dans une organisation supra-individuelle. Hegel
écrit dans ce sens qu' : « en tant qu'il est l'universel,
l'État s'oppose aux individus Il est d'autant plus parfait que
l'universel correspond davantage à la raison et que les individus
forment davantage une unité avec l'esprit du tout. L'essentielle
disposition d'esprit des citoyens à l'égard de l'État
[...] n'est ni l'aveugle obéissance à ses ordres ni un
assentiment individuel que chacun devrait
apporter aux dispositions et règlements
institués au sein de l'État, mais à son égard, une
confiance et une obéissance
éclairée59. »
En d'autres termes, les rapports entre l'individu et
l'État doivent être basés sur des principes qui visent
à consolider l'harmonie au sein de cette sphère et qui permettent
par là même de garantir la liberté de chacun. Voilà
pourquoi, il ne s'agit pas d'une soumission qui réduirait
peut-être l'individu en esclave encore moins d'une simple
adhésion, mais il est plutôt question de faire confiance à
l'État et de lui obéir car c'est le seul moyen qui permet de
régler les rapports qui y existent.
De ce fait, par ce processus d'évolution, on comprend
alors que l'histoire universelle figure le lieu du développement de
l'esprit dans l'effort qu'il fournit, à travers les divers peuples, pour
progresser dans la conscience de la liberté. Et cette liberté,
une fois acquise, permet à l'individu de s'élever à
l'universalité. Mais celle-ci nécessite, comme nous l'avons
mentionné plus haut, un combat permanent. En partant de ce fait, on voit
que l'action de l'homme sera particulièrement déterminante dans
l'accomplissement de cette oeuvre et c'est ainsi qu'on peut parvenir au but qui
a été fixé.
C'est de cette action de l'homme que découle toute son
ingénieuse oeuvre qui ne reflète que sa capacité
créative et transformatrice. Nous pouvons dire, à partir de cette
considération, que l'évolution du concept de la liberté
rend compte du processus de culture par lequel il faudrait
nécessairement passer avant d'accéder au but. Une telle
considération de ce processus s'explique par le fait qu'il s'agit d'une
véritable formation ou culture qui permet à l'individu de passer
d'une étape à une autre. Il est vrai que si nous
considérons ce processus de développement dans son ensemble, on
se rend compte qu'il y a eu un réel progrès dans la mesure
où on est parti du stade le plus élémentaire ou
plutôt le plus immédiat pour s'élever progressivement
à une réelle prise de conscience.
59 G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique,
Trad. de M. de Candillac, Ed. de Minuit, 1949, § 196, p. 218.
58
De ce point de vue, toute l'oeuvre de l'homme n'est
basée que sur l'action, l'action comme pilier fondamental qui sous-tend
toute l'histoire de l'humanité. C'est dans l'action que se
dévoile tout l'itinéraire de l'oeuvre humaine. L'action humaine
n'est jamais fortuite et c'est ce qui fait donc qu'elle découle toujours
de raisons suffisamment claires et explicables. On peut donc dire, si l'on ose
s'exprimer ainsi, qu'au commencement était l'action. Dans ce sens, Hegel
note que : « la vie est action
Ii114aciIRn aIEIYani sREunI P1i14LI qui Isi sRn
REjIi, FIu'IllI iEDY116I IifiLEgfRLPI.
Ce que chaque génération a ainsi
réalisé en fait de science, de production spirituelle,
GEUrconcoLaiIRCEIuiYIniIIIWcoLiiIT; TcIIIFICFPRgiliuIfiTcPI,
IlaFIXETiECcIEISILiiuIllI
comme une habitude, les principes, les préjugés
et la richesse60. »
Cela montre la manière dont l'esprit se déploie
dans le cours de l'histoire en s'incarnant dans des figures
particulières pour sa réalisation. Dans le passage qui suit,
Francis Fukuyama précise la pensée de Hegel en affirmant en ces
termes :
« / WIiRiLIEuniYILsIIlIEdIE+ IgIlgLIWETRPSiICnRQi
IMIPIni GESLRgLè rdIi FRQJILTEncIYIiTEIEViIiuiiRQV
IPILVD11411EIREViNLIMIEgIaniI II l'hRPPI IuiPr PI1 AUXIII naiuLIIdI l'hRPPI
nAIsiTSDMLYRILIKI 2iuLI niIO'r iLIE11I111IE chose Pais dI dIYIniL auiLI quI cI
qu'IllI coiaii aYani61. » En d'autres termes,
à
travers l'histoire universelle, on voit, dans une certaine
mesure, la manière dont l'individu prend progressivement conscience de
sa situation et cherche à se hisser à un niveau
supérieur.
Par-delà toutes ces considérations, on voit que
ce qui apparaît donc intéressant à ce niveau, ce n'est pas
l'ensemble des événements repérés pele-mêle
dans l'histoire universelle, mais bien la détermination des moments
clefs qui ont ponctué le cours du développement de la conscience.
Cela signifie que ce qui demeure fondamental dans l'histoire, ce sont les
enjeux objectifs de l'humanité qui déterminent le processus
d'évolution de la conscience.
Dans cette perspective, l'histoire n'a de sens que par l'oeuvre
de l'homme et dans la mesure où ce dernier apparaît comme le seul
lieutenant au travers duquel on
60 G.W.F. Hegel, / IçRQFPuL l'KIsiRiLIBdI
la SIilRsRSKII, IParis, Gallimard, 1954, p. 30.
61 F. Fukuyama, / MIQIIDIRYiRELI et le dernier
homme, Gallimard, 1992, p. 90.
parvient à saisir le développement de la
conscience dans les différentes figures de l'esprit. L'homme, figurant
le principal sujet de cette histoire, ne s'inscrit de manière effective
dans cette dernière que s'il contribue, par une lutte
particulière, à cette élévation universelle de
l'esprit objectif. En ce sens, l'objectivité historique
présuppose donc une certaine subjectivité.
L'histoire ainsi conçue permet d'appréhender le
mode de progrès du concept de liberté et de
l'individualité. En effet, il faut dire que l'essentiel à retenir
dans ce récit du développement du concept de liberté dans
l'histoire universelle c'est que la poursuite de la liberté implique
toujours la contradiction et le négatif qui s'avèrent être
une nécessité pour la réalisation de celle-ci. De ce fait,
cette contradiction perceptible ne doit pas être considérée
comme un élément qui vise le désordre ou la destruction
mais elle est un principe essentiel dans l'acquisition de la liberté.
Ainsi, en tenant compte de cette considération, il
apparaît clair que la liberté n'a pas été
donnée à l'homme. Si l'histoire de l'humanité a pu
connaître une telle évolution, c'est parce que les hommes ont
acquis progressivement plus de liberté et la référence aux
différentes époques que Hegel présente, en constitue une
parfaite illustration. De ce fait, nous pouvons que c'est de là qu'il
est possible de voir que la réalisation du but que poursuit l'homme peut
connaître une finalité. C'est cette réalisation de l'esprit
qui apparaîtra comme le moment où l'humanité
coïncidera avec son concept.
60
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