2- La philosophie de l'histoire
Certes, l'homme a besoin d'une éducation, mais
l'histoire nous enseigne comment il a progressivement traversé les
différents échelons pour aboutir à une finalité. La
manière dont s'effectue cette évolution montre que malgré
les ruptures, il n'est pas question de nier tout signe de progrès dans
l'histoire. Soutenir une telle version, c'est rendre vaine l'idée du
progrès de l'humanité. D'ailleurs, c'est ce qu'entend Kant quand
il affirme que : « Retomber dans le pire ne peut constamment durer
dans le genre humain : car descendu à un certain degré, il
s'anéantirait luimrme. C'est pourquoi, quand s'accumulent en montagnes
de grands forfaits et de maux qui leur correspondent, l'on dit : Ce ne peut
maintenant empirer; nous voici au dernier jour; le pieux visionnaire rêve
déjà du retour de toute chose et d'un monde renouvelé
quand celui-ci aura péri par le feu25.
»
Cela signifie que ce processus par lequel l'homme
accède à sa réalisation fait état d'une
considération qui montre que, bien qu'étant capable par son
ingéniosité de créer les plus grandes merveilles, il est
en mesure de les détruire d'un seul coup et c'est ce qui rend compte du
caractère équivoque de son action. Sous ce rapport, se pose une
ambiguïté à propos même de la notion de progrès
dans l'histoire puisqu'il y a une succession de bonnes et de mauvaises actions.
S'exprimant sur cette ambiguïté dans l'action de l'homme Kant
écrit : « le principe du mal dans la nature humaine ne
paraît donc pas précisément amalgamé avec celui du
bien, mais ces deux principes semblent plutôt se neutraliser l'un par
l'autre; le résultat en serait l'inertie (appelée ici état
stationnaire), une activité à vide, pour faire alterner le bien
et le mal par progrès et recul, en sorte que tout le jeu du commerce
réciproque de notre espèce sur le globe devrait être
considéré comme un pur jeu de marionnettes; ce qui, aux yeux de
la raison, ne peut lui conférer une valeur plus grande qu'aux autres
espèces d'animaux qui pratiquent cet amusement à moins de frais
et sans dépense
d'intelligence26. »
25 E. Kant, Le conflit des facultés,
Paris, Vrin, 1988, p. 96.
26 E. Kant, Op. cit., Paris, Vrin, 1988, p.
97.
24
Il convient d'attendre par là que tout se passe comme
si cette altercation entre ces deux opposés, à savoir le bien et
le mal, rend vaine toute idée d'évolution puisque leur
négation réciproque renseigne sur l'absence de progrès
dans l'histoire. Cette vision réduit à néant les efforts
de l'homme qui peuvent propulser l'humanité dans une marche
irrémédiable vers une réelle prise de conscience. Mais au
fond, il apparaît clair qu'il y a un réel développement.
Les moments de chute dans le cours d'évolution de l'esprit humain ne
doivent pas occulter la possibilité pour l'homme de se ressaisir. Chaque
moment de déchéance doit être considéré comme
un moment essentiel qui lui permet de réaliser un grand bon en avant et
c'est cela méme qui détermine son évolution.
Une telle considération peut se justifier car pour
Kant, si l'insociable sociabilité des hommes constitue le
moteur du progrès, il est évident que l'histoire humaine est
ainsi faite et c'est sur des ruines que s'est construite toute la trajectoire
de notre humanité. Une telle considération se retrouve d'ailleurs
chez Hegel qui constate « que nous marchons au milieu des
ruines27 » Ce fait atteste de la contradiction que l'on
retrouve dans le cours de l'histoire et qui en constitue
l'élément essentiel. Mais, bien que profondément
attaché à la pensée des Lumières, Kant a bien pris
conscience de la démence qui habite parfois l'homme. Il est parfaitement
conscient que l'histoire est faite de contradictions, d'oppositions et de
conflits. Mais, pour lui, il y a un plan de la nature selon lequel les
dispositions naturelles tendent à leur réalisation
intégrale. Toutefois, cette réalisation est toujours faite de
tentatives répétées.
Il découle de ce constat que la présentation des
actions de l'homme sur la grande scène de l'histoire et qui ne
s'achève jamais, apparaît dans une certaine mesure comme une
monotonie. En effet, ce qui apparaît comme nouveau dans les
événements de l'histoire n'est pas en tant que tel nouveau, ce
sont des choses qui se sont passées et qui reviennent sous d'autres
formes. Ce principe qui résume le déroulement des
évènements dans le cours de l'histoire comme étant les
mémes choses mais d'une autre manière et qui rappelle, à
peu prés l'éternel retour chez
27 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18 »), 1965, p. 54.
25
Friedrich Nietzsche, traduit effectivement l'évolution
qui s'opère à travers des moments de ruptures et de tensions. Ce
rapprochement de la pensée nietzschéenne de celle de Kant permet
de voir la manière dont s'effectue le déroulement des
événements, mais il est important de mentionner qu'il n'est pas
aussi catégorique que Friedrich Nietzsche et Arthur Schopenhauer sur la
question puisque pour lui on peut toujours trouver du nouveau dans le cours de
l'histoire.
En réalité, la rupture qui s'opère dans
ce processus ne vise pas à éluder l'étape
précédente en la niant purement et simplement, mais en la
transformant d'une autre manière. Ce système retrace exactement
la procédure dialectique telle qu'elle a été
énoncée depuis Héraclite. Ainsi donc, toute l'histoire de
l'humanité s'est élaborée sur de telles bases et ne peut
se lire qu'en tenant compte de tous ces paramètres qui constituent sa
sève nourricière. Une telle considération trouve sa
justification dans le fait que lutte et violence constituent la cadence qui a
rythmé et qui rythme encore la trajectoire historique de l'homme.
Voilà pourquoi Kant présente cette histoire
comme une scène où se joue tout le scénario et où
se déroulent toutes les étapes allant de l'état le plus
embryonnaire du développement de l'homme à la prise de conscience
effective de sa véritable identité. Le progrès de
l'humanité n'est pas automatique, il renferme des étapes au cours
desquelles l'homme est contraint d'investir toutes ses potentialités
aussi bien intellectuelles que morales pour se frayer un passage au milieu des
tumultes qui peuvent jalonner son parcours. Pour autant, il faut mentionner que
la signification véritable de l'histoire ne peut être
perçue qu'à travers la trajectoire de sa direction, sillage vers
lequel l'homme tend pour sa réalisation intégrale. Si le
progrès dans l'histoire n'est repérable ni du côté
de la science ni du côté de la technique, il faut dire qu'il
s'agit d'un progrès de la conscience qui n'est effectif que dans et
à travers le développement de l'histoire.
Par-delà toutes ces considérations, Kant reste
optimiste et défend la thèse du progrès humain vers le
mieux; il est convaincu que l'humanité atteindra sa destination
malgré tous les points de ruptures et les conflits qui peuvent
intervenir. L'homme, bien qu'étant capable des pires maux qu'il
s'inflige à lui-même, peut à tout moment se ressaisir et
redonner une posture normale au cours du processus.
C'est en ce sens que Kant affirme : « Si l'on
constatait que le genre humain, considéré dans son ensemble, a
marché en avant et qu'il a été en train de progresser un
certain laps de temps, aussi long que l'on voudra; personne ne peut cependant
garantir que maintenant, en ce moment précis, n'apparaisse, par suite de
la constitution physique de notre espèce, l'époque de sa
régression; et inversement, si l'on recule, et que, dans une chute
accélérée, on aille vers le pire, on ne doit pas
désespérer de trouver le point de conversion [...], là
oft, grâce à la complexion morale de notre espèce, la
marche de celle-ci se tourne de nouveau vers le mieux. Car nous avons affaire
à des êtres qui agissent librement; auxquels, à la
vérité, on peut à l'avance dicter ce qu'ils
doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce
qu'ils feront et qui, du sentiment des maux qu'ils se sont
infligés à eux-mêmes, savent tirer, au cas oft cela se
gâte sérieusement un motif renforcé pour faire encore mieux
que ce n'était avant cet état28.
»
En d'autres termes, dans le processus qui mène l'homme
á son affirmation, il arrive des moments de chutes et de
régressions au point de ne considérer que cet aspect
négatif dans le cheminement. Ce négatif constituant le moteur
même du progrès montre qu'il ne faut pas désespérer
de l'homme car il dispose d'une liberté qui lui permet de s'orienter
quelles que soient les contraintes. Ces propos permettent de voir que la
liberté de l'homme doit pouvoir le diriger vers ce qui favorise l'ordre
et la stabilité de son espèce.
On peut repérer á travers ces lignes, qu'en
dépit de l'action des hommes, il y a l'insociable sociabilité
qui apparaît comme le principal moteur de l'histoire. Le but que les
hommes poursuivent à travers l'histoire n'est en aucune manière
contraire á celle de la nature, ce qui fait dire á Kant que
« la nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-mrme ce
qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et
qu'il ne participe à aucune autre félicité ou perfection
que celle qu'il s'est créée lui-mrme, indépendamment de
l'instinct par sa propre raison29. »
L'idée que la nature ne fait rien en vain parce qu'ayant un dessein bien
précis recoupe la thèse que
28 E. Kant, Le conflit des facultés,
Paris, Vrin, 1988, p. 98.
29 E. Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique : in La philosophie de l'histoire,
Ed. Gonthier, Paris, 1947, p. 29.
27
Kant défend et qui consiste précisément
à montrer que l'aventure humaine prend parfois une tournure qui tend
certes par moments vers la régression, mais, grâce aux
dispositions naturelles et par son ingéniosité, l'homme parvient
à se faire ce qu'il est réellement.
C'est à partir de là qu'intervient une autre
dimension de la pensée kantienne qui est la volonté. Toutes les
actions que l'homme accomplit doivent être mesurées à sa
volonté, ce qui revient à dire que, s'il effectue un quelconque
acte, c'est parce que cela relève de sa volonté puisqu'il jouit
pleinement de sa liberté. Etant donc un être libre et responsable,
il est conscient de tous ses actes qui peuvent contribuer, dans une certaine
mesure, à son devoir-être.
Ainsi, il faut reconnaître que l'ambitieux plan
dégagé par Kant dans l'histoire de la philosophie s'inscrit dans
un souci d'asseoir un récit cohérent sur la problématique
du progrès du genre humain vers sa réalisation effective. Mais,
il montre que l'homme ne peut espérer une réalisation effective
de ses fins que dans la société. A ce propos, Kant note que
« ce n'est que dans la société, et plus
précisément dans celle où l'on trouve le maximum de
liberté, par là mrme un antagonisme général entre
les membres qui la composent, et où pourtant l'on rencontre aussi le
maximum de détermination et de garantie pour les limites de cette
liberté, afin qu'elle soit compatible avec celle d'autrui ; ce n'est que
dans une telle société, disons-nous, que la nature peut
réaliser son dessein suprime, c'est-à-dire le plein
épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de
l'humanité30 ». Autrement dit, la
sphère sociale apparaît comme le milieu dans lequel l'homme peut,
malgré l'opposition qui y règne, jouir de sa liberté.
Cette considération montre qu'il y a toujours cette pulsion constante
qui indique, d'une manière ou d'une autre, que l'espèce humaine a
cette aptitude qui fait de lui le principal artisan du progrès.
Dans tous les cas, une vision prospective sur le futur
pourrait s'avérer trop ambitieuse si l'on prend en compte
l'indétermination de l'action humaine, mais il est opportun de signaler
que la nature réussit toujours, en partant d'un plan précis et
30 E. Kant, Idée d'une histoire universelle au point
de vue cosmopolitique : in La philosophie de l'histoire, Ed.
Gonthier, 1947, p. 33.
défini, à réaliser ses fins. Ce faisant,
le double penchant de l'homme, tantôt bien, tantôt mal, nous laisse
perplexe dans l'adoption d'un point de vue, ou mieux, dans la vision future du
progrès. Le progrès donc, sous cet angle, ne peut advenir sans
entraves. Dès lors, il est impossible à l'homme de prédire
son destin, ce que nous dit Kant quand il affirme que : « le malheur
est précisément que nous ne puissions pas nous placer à ce
point de vue quand il s'agit de prévoir des actions libres. Car ce
serait celui de la Providence, qui est au delà de toute sagesse
humaine, et qui s'étend aussi aux libres actions de
l'homme31. » En d'autres termes, puisque l'homme
ne peut pas prédire avec exactitude son futur, il revient à la
Providence de se positionner quant à la visée prophétique
de l'humanité. Cette référence à la Providence est
très récurrente dans les textes de Kant, car il tire souvent ses
exemples des livres saints comme en atteste son écrit intitulé
Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine où il
mentionne explicitement sa référence à la Genèse.
Cette tentative de s'en remettre à la Providence illustre d'une certaine
manière l'imperfection de l'homme et la main de Dieu derrière
toutes ses actions. Dieu, figurant comme l'être parfait par excellence,
est garant de l'évidence, autrement dit de la vérité. Le
décalage établi entre l'homme et la Providence apparaît
alors clairement à travers la volonté de s'en remettre à
cette dernière.
Ainsi, il affirme dans La religion dans les limites de la
simple raison que : « le monde progresse
précisément en sens contraire, du mal vers le mieux, sans arrtt,
(il est vrai d'une manière à peine sensible) et que au moins on
trouve une disposition à cet égard dans la nature
humaine32. » Le pouvoir que l'homme a sur la
nature au point de devenir « son maître et possesseur
» selon l'expression de Descartes, lui confère un immense
privilège sur son statut. Cette idée cartésienne est
d'ailleurs partagée par Kant en ce sens que pour lui, l'homme est le
seul etre de la nature doté d'une raison qui lui permet de
dépasser le stade de la grossièreté pour s'élever
à la technique la plus poussée. En effet, la vocation de l'homme
étant sa réalisation, l'action figure un élément
essentiellement important dans ce processus et la raison, son principal
guide.
31 E. Kant, Le conflit des facultés,
Paris, Vrin, 1988, p. 99.
32 E. Kant, La religion dans les limites de la
simple raison, Paris, Vrin, 1994, p. 65.
29
Une telle considération montre toute l'importance
accordée à la raison et qui a permis aussi bien à
Condorcet et à Kant de cerner son processus d'évolution et de
décrire par là même le progrès de la conscience de
l'homme dans le cours de l'histoire. Dans ce sens, il est opportun de souligner
qu'ils ont développé des concepts sur cette problématique
et que nous retrouvons d'ailleurs chez Hegel.
Mais, dans leur tentative, ils se sont seulement fondés
sur les faits attestés de l'histoire pour analyser le
développement de la raison humaine et c'est ce qui explique d'ailleurs
que leur méthode soit considérée comme mécanique et
linéaire. C'est dans ce sens que Hegel va établir une rupture
radicale avec la perspective de ses devanciers pour mettre en place la
méthode dialectique qui structure tout son système et qui lui
permet de prendre en charge, dans une telle problématique, la formation
de la conscience à travers les différentes étapes par
lesquelles elle accède à son universalité.
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