CHAPITRE II : Kant et la question de la culture et du
progrès
Dans la mesure où l'homme est un être complexe
c'est-à-dire un être dont on ne peut saisir son véritable
essence, son évolution dans l'histoire peut être aborder sous
plusieurs angles. C'est dans ce sens que Kant, à la suite de Condorcet
et concernant la problématique de la culture et du progrès
concentre le débat sur ce qu'il nomme « l'insociable
sociabilité » des hommes. On voit par là qu'il se
focalise sur la sphère sociale pour analyser la formation de la
conscience humaine et ensuite montrer les jalons du progrès de celle-ci.
Ainsi, il s'agira de voir, par rapport à cette question de la culture au
sens de formation de l'esprit et du progrès entendu comme
évolution en tenant compte des différentes circonstances, comment
il expose une telle problématique dans sa pensée. Cela
étant, les prémisses posées par Kant ont été
une sorte de déclic dans le champ de la pensée philosophique.
1- La philosophie de l'éducation
Kant, en statuant sur son époque, montre qu'elle marque
l'accès de l'homme à un nouveau stade, ce qui revient à
dire qu'il est passé de l'étape élémentaire qui
signe « la sortie de l'homme de sa minorité20
» à l'étape supérieure qui, selon lui, coïncide
avec « la majorité21 ». En
réalité, le passage de l'homme de l'état d'ignorance
à la réelle prise de conscience montre bien qu'il est capable de
s'améliorer. C'est cette amélioration de sa nature qui le
projette dans un processus de développement de ses dispositions
susceptibles de donner une nouvelle orientation à sa destinée.
Poser la question de l'amélioration de l'homme revient à
introduire la question de son progrès. Mais tout d'abord, il y a lieu de
cerner les bases sur lesquelles doit reposer l'idéal d'un
véritable progrès.
20 E. Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? in
La philosophie de l'histoire, Paris, Ed. Gonthier, 1947, p. 46.
21 E. Kant, Op. cit., Paris, Ed. Gonthier, 1947, p.
46.
En effet, c'est pour établir de tels principes que Kant
développe, dans sa visée anthropologique, toute une
thématique sur l'éducation du genre humain. La question du
progrès qui se pose est liée non pas à l'histoire
naturelle de l'homme qui renverrait peut-être à la trajectoire qui
va de l'état primitif ou état de nature à
l'humanité, mais à l'histoire morale. Cette histoire morale
montre comment à travers les différentes étapes, l'homme
est déterminé à s'inscrire dans la voie du progrès.
Mais, cette réalisation doit etre l'effort de tous les hommes car, dans
sa philosophie de l'histoire, il désespère de l'homme en tant
qu'individu isolé.
Voilà pourquoi Kant montre que l'homme n'évolue
réellement qu'au sein de la société où la
rivalité avec ses semblables l'amène à développer
ses dispositions naturelles. C'est dans cette sphère où il
évolue qu'il prend progressivement conscience de lui-même. Pour
lui, chaque homme est contraint de s'associer aux autres pour réaliser
ses propres fins, mais désire en même temps et pour le même
motif s'opposer à eux. C'est cette ambiguïté que l'on
retrouve chez l'homme, son « insociable sociabilité »
qui est la source de tous les progrès faits par l'humanité. A ce
propos, il écrit : « Le moyen dont la nature se sert pour mener
à bien le développement de toutes les dispositions est leur
antagonisme au sein de la Société, pour autant que celle-ci est
cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière
dans cette société J'entends par antagonisme l'insociable
sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à
entrer en société, inclination qui est cependant doublée
d'une répulsion générale à le faire,
menaçant constamment de désagréger cette
société22. »
En d'autres termes, même si l'homme répugne
à vivre avec ses semblables, il ne peut se passer d'eux. C'est au sein
de la société qu'il dépasse son état animal par le
développement de ses facultés naturelles et se sent
véritablement homme ; c'est donc la société qui fait de
lui un homme. Cela témoigne de l'importance de la formation de
l'individu dans cette sphère et son processus vers la culture. Dans
cette perspective, Kant mentionne dans les Fondements de la
métaphysique des moeurs que
22 KANT, E. ,Idée d'une
histoire universelle au point de vue cosmopolitique : in La
philosophie de l'histoire, Ed. Gonthier, Paris, 1947, p. 31.
: « l'homme doit etre éduqué. L'homme
est le seul etre qui a besoin d'une éducation23 »
Ces propos parfaitement illustratifs posent le plan d'édification du
genre humain. En d'autres termes, le grand secret de la perfection de la nature
humaine réside en dernière instance dans l'éducation et en
ce sens, il relève, á certains égards, la capacité
de l'homme à s'inscrire dans l'arsenal d'un «
progrès conçu comme perfectionnement de soi à
travers la culture24. » Ce principe se justifie par le
fait que l'homme, par la culture qu'il acquiert dans la société,
théâtre de rivalité, se propulse dans la voie du
progrès.
En effet, même si une certaine ambivalence se
présente tout au long de la pensée de Kant, du fait de cette
notion d'insociable sociabilité, il n'en demeure pas moins vrai
qu'il défend l'idée d'un progrès moral, car l'homme,
malgré la présence en lui d'une certaine disposition qui
l'incline vers le mauvais penchant, est capable de se ressaisir pour emprunter
le droit chemin. Cela signifie que même si en apparence l'homme entre en
permanence en conflit avec ses semblables, il est un être en devenir qui
acquiert sa culture en société. Cette vie en
société est donc une nécessité et non pas le
résultat du choix des individus. Et la conséquence que Kant en
tire est que l'homme doit prendre conscience qu'il est contraint d'accepter ce
qui s'impose à lui et qui constitue le moyen par lequel il peut
accéder à un véritable développement. Ainsi, on
peut effectivement dire que ce progrès de la conscience s'effectue
á travers l'histoire. Cela signifie que le progrès de la
conscience détermine d'une certaine manière le progrès de
l'histoire.
22
23 E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs,
Paris, Vrin, 1992, p. 41.
24 E. Kant , Op.cit., Paris, Vrin, 1992, p.
40.
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