2- Le paradigme de l'autonomie de la raison humaine
Après avoir constaté l'optimisme de Condorcet
par rapport à la problématique du progrès, il convient de
mentionner que l'autonomie de la raison a été promue au premier
plan pour pouvoir se pencher sur cette question. C'est la croyance en cette
raison qui seule pouvait donner une nouvelle tournure à la vie de
l'homme. Mais comme le dit Condorcet dans son Esquisse, il faut mener
une lutte sans répit contre le dogmatisme religieux, le désordre
des moeurs, l'avidité des prêtres qui sont des pratiques
irrationnelles et qui ont suscité le mépris contre
ellesmêmes et soulevé l'esprit critique. En ce sens, Condorcet
écrit : « Plusieurs causes ont contribué à rendre
par degrés à l'esprit humain cette énergie, que des
chaînes si honteuses et si pesantes semblaient devoir comprimer pour
toujours L'intolérance des pritres, leurs efforts pour s'emparer des
pouvoirs politiques, leur avidité scandaleuse, le désordre des
moeurs, rendu plus révoltant par leur hypocrisie, devaient soulever
contre eux les Cmes pures, les esprits sains, les caractères
courageux18. »
Cet esprit courageux, faut-il le souligner, se manifeste par
la liberté d'esprit et la parfaite reconnaissance des droits de la
raison. Avec une telle attitude, c'est le dogmatisme qui prend fin au nom d'une
raison entièrement souveraine et autonome. Aux yeux de Condorcet, la
culture de la raison humaine ne pouvait être effective pour engendrer le
progrès que si on la débarrassait des préjugés.
Ainsi, l'homme peut non seulement s'améliorer, mais aussi
améliorer ses conditions d'existence. L'évolution de
l'espèce humaine peut certes etre interrompue par des ruptures, des
décadences provisoires mais de telles circonstances ne sauraient, en
aucune manière, freiner définitivement la marche de
l'humanité vers son perfectionnement effectif.
18 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988, p. 175.
18
En effet, nous retrouvons d'ailleurs les échos d'une
telle considération chez Denis Diderot pour qui, les ruptures et les
régressions au cours de l'histoire, tel qu'il le mentionne dans
l'Encyclopédie sont inévitables et apparaissent
même nécessaires à la formation de l'esprit pour pouvoir
promouvoir son progrès : « les révolutions sont
nécessaires; il y en a toujours eu, et il y en aura
toujours19 » Pour Diderot, si l'humanité a atteint
un certain stade de développement, cela est dû en grande partie
á ce développement de la raison qui a entrainé
l'évolution de la science et qui a été d'un apport
inestimable dans l'accélération du processus de la mise en valeur
des rapports entre les hommes. De ce fait, la science et partant la
philosophie, par leur caractère éminemment rationnel sont
parvenues á éveiller la conscience des peuples contribuant ainsi
á leur transformation. Celles-ci, dans la mesure où elles sont
porteuses du flambeau de la rationalité, constituent un puissant moteur
qui anime le mouvement de l'humanité vers sa réalisation.
Toutefois, pour Condorcet, la face sombre dans l'histoire du
progrès des sciences qui constitue une étape nécessaire
dans le processus d'évolution ne saurait être occultée. Les
découvertes scientifiques qui ont conduit au progrès dans le
domaine du savoir, de la technique, ont permis à l'homme
d'améliorer les conditions de son existence. C'est d'ailleurs le but de
la science et des arts que d'offrir à l'homme les moyens
nécessaires pour assurer sa survie et pour jouir des conditions les
meilleures. Mais, l'expérience nous montre que l'homme n'est pas
toujours fidèle á cet esprit ou cette vocation de la science,
á savoir la promotion et la protection de la vie dans toutes ses
dimensions. C'est dire combien l'homme peut etre imprévisible dans
l'usage qu'il fait des produits de la science et des arts. C'est cette
inconstance de l'homme qui l'amène parfois á emprunter le mauvais
penchant.
En ce sens, Condorcet est parfaitement conscient de cette
situation et ne doute donc nullement de la défaillance de la raison
humaine qui engendre des ruptures et des césures dans son processus
évolutif, mais une chose demeure certaine á savoir que l'homme
peut à tout moment se ressaisir et mettre de l'ordre dans l'apparent
chaos dans lequel il se trouve, chaos qui constitue le moteur même du
progrès dans
19 D. Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire
raisonné des arts et des métiers, Introduction d'A. Pons,
Paris, GF Flammarion, 1986, p. 49.
l'histoire. En effet, tout comme Condorcet s'est donné
pour tâche de dégager, à partir des faits de l'histoire, la
trajectoire évolutive de l'homme, Kant essaie à sa manière
de cerner l'histoire à partir de sa conception de l'insociable
sociabilité des hommes. C'est là précisément
que Kant analyse le processus du développement de l'espèce
humaine en se focalisant sur la question de l'évolution de la raison.
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