PREMIERE PARTIE :
GENESE DES CONCEPTS HEGELIENS DE CULTURE ET DE
PROGRES CHEZ CONDORCET ET KANT
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CHAPITRE I : L'apport de la pensée
condorcéenne sur la question de la culture et du progrès
Le choix de Condorcet dans une étude consacrée
à la question de la culture et du progrès chez Hegel n'est ni
gratuit ni fortuit. L'importance que revét la pensée
condorcéenne dans une telle thématique réside dans la
particularité de sa démarche, notamment dans l'exposé des
différentes époques qui retracent le progrès de l'esprit
humain. C'est ce trajet de l'esprit qu'il décrit dans son ouvrage
intitulé Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain et qu'il découpe en une dizaine
d'époques.
Ce découpage montre la manière dont l'esprit
s'élève de l'état le plus embryonnaire c'est-à-dire
le plus élémentaire à la pleine maturité si nous
nous référons par exemple à la terminologie kantienne. Le
tableau que dresse Condorcet sur le progrès de l'esprit humain
apparaît comme un bilan tiré à partir des faits
constatés dans l'histoire. C'est à partir de cette
démarche de Condorcet que nous allons appréhender la
pensée hégélienne comme le parachèvement de cette
problématique de la culture et du progrès. Ainsi, il s'agira de
montrer comment de telles notions sont prises en charge par Condorcet.
1- L'apologiste du progrès
Considéré comme l'une des figures
emblématiques du XVIIIe siècle mais également
comme un des grands théoriciens du progrès, Condorcet, à
l'instar de tous ses contemporains, a cherché, d'une certaine
manière, à montrer le véritable statut de la raison dans
le processus d'évolution de l'homme. En effet, il expose, à
travers son Es1111111111 iqu'on peut considérer à juste
titre comme une philosophie de l'histoire, le tableau historique des
progrès de l'esprit humain. Pour ce faire, il délimite dès
le départ le champ d'investigation de son projet en ces termes :
« je me bornerai à présenter ici les
principaux traits qui caractérisent chacune d'elles [chacune des
périodes de l'histoire] : je ne donnerai que les masses, sans
m'arr~ter ni aux exceptions ni aux détails8.
» En d'autres termes, le but de son projet n'est ni de se pencher sur
l'étude des différents peuples de l'histoire ni sur
l'étude des moeurs et des institutions mais bien au contraire : sa
tâche se réduit en une exposition « des progrès de
l'esprit humain 9» dans le souci « de rendre
compte de ces moments de stagnations, voire de
décadences10 » dont le seul protagoniste est
« l'esprit humain11
. »
De ce fait, dans cet ouvrage qu'Alain Pons considère
comme le testament du siècle des Lumières, Condorcet se
donne pour tâche de dégager le trajet évolutif de l'esprit
humain depuis l'état des populations primitives jusqu'au stade de
l'état actuel. La division de son Esquisse en neuf
époques dont une dixième qui pose les perspectives de
l'état à venir de l'espèce humaine montre effectivement
qu'il y a en l'homme un principe moteur qui le pousse sans cesse à aller
de l'avant malgré les tumultes inhérents à ce parcours.
C'est donc par le principe de perfectibilité qui apparaît comme un
élan vital et une force motrice que l'homme peut se frayer un passage au
milieu des épreuves qui jalonnent son chemin et c'est ce qui fonde
d'ailleurs sa confiance par rapport au développement de l'espèce
humaine .
Dans cette même dynamique de pensée, Condorcet
considère la première époque comme une étape qui
coïncide avec la réunion des hommes en peuplades qu'on pourrait
nommer l'état primitif de l'existence humaine. Ces peuplades constituent
un groupement humain ne formant pas encore une société
structurée. En effet, Condorcet affirme clairement et sans ambages son
optimisme par rapport au progrès du genre humain qui trouve son
expression dans le principe de la perfectibilité. Tout comme les
penseurs des Lumières, enthousiastes et optimistes quant à la
progression réelle que prend le cours de l'histoire humaine, il est
8 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988, p. 89.
9 CONDORCET, Op.cit., p. 44.
10 CONDORCET, Op.cit., p. 44.
11 CONDORCET, Op. cit., p. 44.
12
convaincu de l'allure irréversible de la marche de
l'humanité vers le meilleur grace à une réelle prise de
conscience.
Ainsi, cette première étape du
développement de l'Esquisse qui marque la réunion des
hommes en peuplades correspond à une période où l'esprit
est plongé dans la substantialité naturelle, autrement dit, c'est
le moment où il n'a pas encore pris conscience de lui-même, de sa
véritable réalité. On retrouve d'ailleurs les échos
d'une telle thèse chez Hegel pour qui cette étape «
constitue le point de départ absolu dans
l'histoire12. » On verra donc, qu'au fur et
à mesure que l'homme invente de nouveaux matériaux, l'esprit se
déploie vers son affirmation. Cette lecture globale de l'histoire
à travers l'Esquisse permet de voir le progrès de
l'humanité vers son perfectionnement. En effet, c'est pour avoir une
saisie exacte de son projet qu'un retour au passé a paru
nécessaire pour mieux recueillir les éléments qui lui
permettent de poser les perspectives pour l'avenir. Le tableau
général exposé par Condorcet dans l'Esquisse
montre clairement la marche de la conscience humaine vers sa
réalisation dans la mesure où le statut du développement
constaté à chaque étape du processus ne permet en aucune
manière une régression vers l'état primitif.
Par ailleurs, il faut dire que ce processus par lequel
l'esprit acquiert une culture lui permet de se propulser dans la voie du
progrès et le met face à des réalités avec
lesquelles il doit entrer en relation pour pouvoir s'affirmer. Ce qui revient
à dire qu'il y a certainement des moments de tensions et de ruptures
dans le processus d'évolution de la conscience humaine. Mais à la
longue, du fait de l'identité des intérêts et des secours
mutuels, ces peuples finissent par se constituer en sociétés.
C'est ce qui ressort de ces propos de Condorcet où il affirme que :
« Les relations plus fréquentes, plus durables avec les mrmes
individus, l'identité de leurs intér~ts, les secours mutuels
qu'ils se donnaient, soit dans les chasses communes, soit pour résister
à un ennemi, ont dû produire également et le sentiment de
la justice et une affection mutuelle entre les membres de la
société Bientôt cette affection s'est transformée en
attachement pour la société
elle-même13. » En d'autres termes, une
12 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du
droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé
Trad. de Robert Dérathé, Paris, Vrin, 1993, § 187, p.
339.
13 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988Paris, p.
92.
certaine cohésion est donc née des liens qui se
sont tissés entre les peuples partageant les mêmes
intérêts. C'est cela qui montre d'ailleurs la manière dont
l'homme a eu, face à l'urgence de certains besoins, à affronter
certaines réalités, à adopter les meilleures solutions
pour assurer son bien être. De ce fait, étant perfectible, l'homme
peut, tout en transformant le monde, se transformer soi-même et
transformer ses conditions d'existence en se créant un cadre de vie plus
favorable. Cela nous permet d'introduire la deuxième étape
où, de peuples pasteurs qu'ils étaient, ils passent à
l'état de peuples agriculteurs. Au fur et à mesure que l'homme
avance, il prend conscience de sa capacité créative et invente
l'écriture alphabétique qui établit une rupture totale
dans le changement des moeurs. L'intervention de l'écriture
apparaît dès lors comme le début du renversement des moeurs
qui est à l'origine des hostilités entre les peuples.
Cette période marque le début de la
troisième époque où l'uniformité de la progression
est brusquement interrompue car « les invasions, les conquêtes,
les formations des empires, leurs bouleversements vont bientôt
mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau
territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples
différents. Le hasard des événements viendra troubler sans
cesse la marche lente mais régulière de la nature, la
retarder souvent, l'accélérer
quelquefois14. » Du coup, il apparaît
évident que la capacité de l'homme à transcender
l'immédiat reste liée à sa nature. Cette
considération trouve sa justification dans le fait que malgré la
confusion qui règne parfois dans le déroulement des
événements, l'homme parvient tout de même à en
assurer l'équilibre. En effet, il a envers lui-même un devoir qui
s'impose comme un impératif, le sommant constamment et sans cesse
d'aller dans le sens du progrès. Une telle thèse fait d'ailleurs
échos chez Kant pour qui, l'autonomie de la raison est capitale pour
permettre un plein épanouissement de l'homme afin que le progrès
soit possible dans tous les domaines.
A cet égard, Condorcet mentionne que s'il y a un peuple
qui a joué un rôle particulièrement décisif dans la
réalisation de l'espèce humaine, c'est bien le peuple grec. En ce
sens, il magnifie l'ingéniosité de l'esprit grec dans la mesure
où il a
14 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988, p. 105.
14
contribué de manière décisive à
l'émergence et au développement scientifique et philosophique,
« ce peuple qui a exercé sur les progrès de
l'espèce humaine une influence si puissante et si heureuse, dont le
génie lui a ouvert toutes les routes de la vérité, que la
nature avait préparé, que le sort avait destiné pour
être le bienfaiteur et le guide de toutes les nations, de tous les ~ges :
honneur que, jusqu'ici, aucun autre peuple n'a partagé. Un seul a pu
depuis concevoir l'espérance de présider à une
révolution nouvelle dans les destinées du genre
humain15. » A travers ces propos de Condorcet, il
faut reconnaître que le peuple grec s'est illustré par le
rôle essentiel qu'il a joué dans le domaine de la pensée.
C'est en ce sens qu'il convient de voir que la Grèce a constitué
un terrain propice à l'émergence et à
l'épanouissement des sciences en tant que tel. Et selon lui, la
Grèce n'a pu etre la terre d'élection de la philosophie et de la
science que parce qu'elle offrait à tous la liberté de penser.
Cette circonstance nous autorise à voir en la civilisation grecque la
principale source de ces impulsions décisives que reçurent les
sciences et les arts.
De plus, c'est une période qui marque un tournant
essentiel dans l'évolution de la raison car « ce fut le
caractère général de cette époque d'avoir
disposé l'esprit humain pour la révolution.16
» On voit chez ce peuple grec, une réelle détermination
à hisser la raison à son véritable statut, celui de
décider de l'exactitude ou non des choses qui peuvent se
présenter à son libre examen. La reconnaissance des droits de la
raison a permis un réel développement dans tous les secteurs
notamment dans le domaine de la science. Ainsi, avec l'avènement de la
science, l'homme est maintenant capable de créer un monde de
liberté intellectuelle, politique et sociale plus adéquate. Ce
moment du développement de la conscience dans la Grèce marque,
selon Condorcet, une étape essentiellement importante. On assiste
à l'essor des sciences dans tous les domaines avec les penseurs
grecs.
Par-delà cette considération sur le peuple grec,
vient la cinquième époque qui correspond au progrès
véritable des sciences dans la mesure où nous allons assister
à leur division qui va permettre à chaque domaine de
perfectionner ses méthodes comme par exemple la physique, l'astronomie,
la chimie etc. Cette floraison des
15 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, GF Flammarion, 1988, p.
121.
16 CONDORCET, Op.cit., Paris, G.F Flammarion,
1988, p.185.
sciences va coïncider avec « la décadence des
lumières jusqu'à leur restauration vers le temps des croisades.
» C'est l'époque des conquêtes et de la domination qui
correspond à la sixième étape que Condorcet nous
décrit.
A propos de cette époque il affirme que « la
conquête avait soumis l'occident
des germes de liberté17 »
Cette liberté, une acquise, permettra à l'homme d'opérer
de géants progrès dans le domaine des sciences. Cela nous conduit
à voir que dans la septième époque qui signe « les
premiers progrès des sciences vers leur restauration dans l'occident
jusqu'à l'invention de l'imprimerie », l'apparition d'une nouvelle
technique sera à l'origine de l'expansion des écrits de certains
penseurs qui dénonçaient l'autorité et la tyrannie des
chefs.
Ce développement des sciences permettra de corriger
d'une certaine manière les moeurs. Condorcet veut montrer que le
développement des sciences est une occasion pour l'homme d'opérer
un changement aussi bien du point de vue qualitatif, c'est-à-dire dans
la manière d'appréhender les choses, que quantitatif, autrement
dit l'effort noté dans la réalisation de leur dessein. En effet,
malgré les troubles et les ruptures dans l'évolution de la
conscience, il convient de mentionner qu'il y a toujours un
développement ascendant qui tend vers la réalisation d'un but
bien déterminé. L'homme est un être de désir et
c'est ce qui fait qu'il est constamment poussé vers la satisfaction de
ce désir en usant parfois de tous les moyens pour l'obtenir.
Ensuite, vient la huitième époque qui va de
l'invention de l'imprimerie jusqu'au temps où les sciences et la
philosophie secouèrent le joug de l'autorité. Il est de ce fait
manifeste qu'après la tyrannie et l'anarchie observée à ce
stade, les hommes prirent conscience de la réalité en secouant la
domination de l'autorité. A partir de cette réforme, nous pouvons
voir les jalons d'une réelle prise de conscience. Cette prise de
conscience sera à l'origine des perspectives que Condorcet dégage
dans la neuvième époque qui marque le temps du rationalisme avec
des penseurs
17 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, GF Flammarion, 1988, p.
167.
16
comme Descartes, Bacon etc. L'espoir renaît après
une longue période de tourmentes et de soumissions grâce à
la révolution opérée dans le champ de la pensée.
C'est ainsi qu'il pose, dans la perspective de cet espoir, une dixième
époque pour annoncer les « progrès futurs de l'esprit humain
». Cette époque peut être considérée comme un
projet d'avenir qui doit être réalisée dans une
échéance lointaine.
En parcourant ainsi les différentes étapes qu'il
présente dans son tableau, en considérant l'évolution de
l'esprit qui traduit en quelque sorte son élévation à la
culture à travers les époques, il apparaît de
manière presque certaine que la perfection de l'espèce humaine
est assurée et devrait déboucher sur les principes que sont
l'égalité et la liberté. Ceci justifie dans une certaine
mesure le caractère contradictoire et négatif qui se
dévoile dans la formation de la conscience humaine telle que le
décrit ici Condorcet dans l'Esquisse et qui explique par la
même occasion le progrès de l'esprit dans l'histoire.
En effet, Condorcet pose les différentes étapes
du développement de la pensée humaine en montrant les moments de
chutes, de tensions, de régressions mais aussi pour déceler les
épisodes qui ont ponctué le processus véritable du
progrès de l'homme. Il cherche en ce sens des repères, des points
d'appui, des références qui puissent lui permettre de faire la
jonction entre les différentes phases des progrès de l'esprit
humain et celles des événements clés dans le cours de
l'histoire. En d'autres termes, il veut étayer, par des faits, le
processus évolutif de l'esprit humain depuis l'état primitif des
hommes jusqu'à leur prise de conscience réelle. Il découle
du sommaire tableau établi dans l'Esquisse que le
progrès de la conscience entraine l'évolution de l'homme. En
relevant la correspondance entre les deux pôles à savoir les
différents moments de l'esprit et ceux des événements
déterminants de l'histoire, Condorcet cherche à établir la
rationalité dans le processus du développement de l'esprit
humain. C'est donc cette méme évolution que nous retrouvons aussi
chez Kant pour qui, l'antagonisme constitue un pilier fondamental dans
l'évolution de l'homme. En effet, à partir de cet exposé,
on voit parfaitement qu'il est resté optimiste quant au progrès
de la conscience qui implique, par la même occasion, le
développement de l'espèce humaine. Pour Condorcet, si ce
développement a atteint son apogée, c'est parce qu'on a
accordée à la raison humaine une autonomie lui permettant de se
déployer.
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