INTRODUCTION
Une réflexion sur l'idée de culture et de
progrès, quels que soit l'époque et l'auteur sur lesquels elle
porte, implique une prise en charge de son objet aussi bien du point de vue
théorique que pratique. Ce qui revient à dire qu'il y a lieu,
dans une telle perspective, de commencer par un exposé qui prenne en
compte le sens exact de ces concepts. Le thème de notre étude
axé sur l'idée de culture et de progrès chez Hegel a fait
l'objet de nombreuses études dans le cours de l'histoire de la
philosophie.
Ainsi, dans la tentative de saisir l'essence de l'esprit
humain, autrement dit la manière dont l'esprit s'est formé dans
l'histoire, certains philosophes à l'instar de Condorcet et de Kant se
sont focalisé sur le statut de la raison. Une telle considération
s'explique par la place et le rôle importants qu'elle joue dans le
processus d'évolution ou de développement du genre humain. C'est
pour montrer le processus de formation de cette raison dans le cours de
l'histoire de l'homme que Condorcet présente, dans l'Esquisse d'un
tableau historique des progrès de l'esprit
humain1, le parcours de la conscience.
Dans cet ouvrage où il expose le sommaire trajet
historique de l'esprit humain, il retrace l'évolution de cet esprit
depuis l'état primitif des peuples jusqu'à la prise de conscience
réelle qui coïncide avec l'avènement de la science et de la
technique. Il pense qu'en partant de ce que l'homme a été et de
ce qu'il est maintenant, on peut effectivement voir comment s'est
déroulé le mode de progrès de la conscience humaine. C'est
ce qu'il exprime dans ces propos qui précisent le but de son ouvrage :
« Ce tableau est donc historique, puisque, assujetti à de
perpétuelles variations, il se forme par l'observation successive des
sociétés humaines aux différentes époques qu'elles
ont parcourues. Il doit présenter l'ordre des changements et exposer
l'influence qu'exerce chaque instant sur celui qui le remplace, et montrer
ainsi, dans les modifications qu'a reçues l'espèce humaine, en se
renouvelant sans cesse au milieu de l'immensité des siècles, la
marche qu'elle a suivie, les pas qu'elle a faits vers la vérité
ou le bonheur. Ces observations, sur ce que l'homme a été, sur ce
qu'il est aujourd'hui, conduiront ensuite aux moyens
1 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988.
4
d'assurer et d'accélérer les nouveaux
progrès que sa nature lui permet d'espérer
encore2 » Autrement dit, l'évolution de la
conscience détermine son mode de progrès dans le cours de
l'histoire et par là, on voit que Condorcet, en s'appuyant sur des faits
généraux attestés, peut en extraire les principaux jalons
du progrès de l'espèce humaine. Ce qui revient à dire que
derrière ce tableau historique manifeste qu'il présente, se
trouve une problématique fondamentale, celle d'une évolution
latente de l'esprit humain, problématique qu'il n'a abordée
d'ailleurs que de manière superficielle.
Outre cet apport de Condorcet sur un tel sujet, un autre
auteur du même siècle comme Kant s'inscrit dans la même
dynamique de pensée consistant à montrer l'antagonisme qu'il
appelle « l'insociable sociabilité des hommes3
» comme le moteur de l'histoire. Ce principe illustre le processus de
formation de la conscience. Selon Kant, il s'agit du mode par lequel «
l'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la
grossièreté le mènent à la culture dont le
fondement véritable est la valeur sociale de
l'homme4» En d'autres termes, à travers cette forme
de l'insociable sociabilité se manifeste le processus
d'évolution de l'esprit qui dispose l'homme à vivre avec ses
semblables. C'est dans cette rivalité au sein de la
société qu'il acquiert son humanité véritable,
qu'il progresse de son état purement animal vers l'humanité
c'est-à-dire vers la culture.
Ainsi, chez Condorcet comme chez Kant, la problématique
de la culture et du progrès est considérée à partir
des seuls faits que témoigne l'histoire pour mesurer le degré
d'évolution de la conscience en partant du développement des
sciences et des idées morales. Et c'est justement cette culture et ce
développement de l'esprit humain qu'ils se sont attelés à
rechercher. C'est cette démarche dans la considération d'une
telle problématique que Hegel va rejeter. En effet, c'est dans
l'introduction à l'Esquisse qu'Alain Pons note à juste
titre cette différence : « au progrès linéaire et
« mécanique », à l' «
éclaircissement » graduel et continu de l'horizon
historique
2 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Paris, G.F Flammarion, 1988, p. 80.
3 E. Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique : in la Philosophie de l'histoire,
Paris, Ed. Gonthier, 1947, p. 31.
4 E. Kant, Op.cit., Paris, Ed. Gonthier,
1947, p. 31.
sous l'effet des lumières grandissantes de la
raison, Hegel et Marx substituent le progrès « dialectique
», qui intègre, de manière beaucoup plus
persuasive, le négatif, les côtés noirs de l'histoire, dans
le procès général menant à l'avènement de
l'Esprit absolu ou à celui de la société sans
classes5 » En d'autres termes, en lieu et place de la
méthode linéaire et mécanique de Condorcet et de Kant,
Hegel adopte une autre procédure. C'est la procédure dialectique,
celle par laquelle s'effectue le processus de culture de l'esprit vers la
vérité.
En effet, la référence à Condorcet et
à Kant dans une étude sur la notion de culture et de
progrès s'explique par le fait que Hegel s'est inscrit dans une
même perspective consistant à accorder une
prééminence à la raison. Ce statut de la raison chez lui
peut se lire dans ce passage de La raison dans l'histoire : «
la seule idée qu'apporte la philosophie, est la simple idée
de la raison -- l'idée que la raison gouverne le monde et que, par
conséquent l'histoire universelle s'est elle aussi
déroulée rationnellement6»
Autrement dit, cette considération de la raison comme
ce qui régit la marche du monde montre la corrélation qui existe
entre celle-ci et l'histoire. Dans cette perspective, nous pouvons dire qu'on
ne peut saisir le progrès de cette raison qu'en se rapportant à
l'histoire concrète. L'histoire constitue ainsi le terrain où se
déroule le processus de développement concret de l'esprit allant
de la modalité la plus élémentaire jusqu'à sa
réalisation effective. On comprend alors pourquoi Hegel soutient que
l'esprit seul est histoire dans la mesure où celle-ci permet de
décrire les différentes stations et figures par lesquelles il
doit passer avant qu'il ne soit esprit pur, savoir absolu.
Mais par rapport à cette notion d'histoire, il convient
de mentionner son sens dans ce contexte présent. Dans la même
dynamique de pensée, une précision s'impose pour montrer que chez
Hegel, l'histoire ne renvoie pas à des événements du point
de vue matériel mais, ici, il est question du processus de
développement ou plutôt du processus de culture de l'esprit
universel qui tend vers la réalisation d'un
5 La Préface d'Alain Pons à
l'Esquisse de Condorcet, p. 20.
6 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, UGE (Coll. « 10/18
»), 1965, p. 47.
6
but précis. Mais, on ne saurait aborder cette
problématique de la culture et du progrès sans définir au
préalable les concepts clés qu'elle renferme.
Voilà pourquoi, il nous faut, pour une meilleure prise
en charge d'un tel sujet, préciser le sens des concepts de culture et de
progrès. La culture renvoie chez Hegel à l'affirmation de
l'esprit qui, méme dans un autre, est chez soi. Gette
considération se justifie par le fait qu'il s'agit ici de la formation
ou plutôt de l'auto-formation de la conscience à travers
l'expérience phénoménologique que Hegel nous
décrit. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre que la
culture dont il est question n'est pas à considérer comme dans le
cas de la croissance organique caractérisée par un
développement harmonieux et spontané, mais est plutôt
à attendre au sens d'opposition. Cette opposition ne relève pas
d'une simple contingence mais implique le déchirement et la
séparation avant de se retrouver. Ainsi, il est opportun de noter que ce
processus de culture est constitué de figures et d'étapes par
lesquelles la conscience doit nécessairement passer, siéger en
chacun des moments particuliers avant d'accéder au savoir vrai.
Gela montre effectivement que c'est dans cette assimilation de
soi ou plutôt dans cet autodépassement de la conscience par
elle-même qu'elle acquiert une réelle prise de conscience qui
n'est rien d'autre que le mode par lequel elle accède à sa propre
culture. Mais dans la mesure où ce processus de culture ne peut
être appréhendé de manière concrète que dans
l'histoire, il convient de dire qu'il y a là l'idée d'une
extériorisation qui permet de voir comment s'effectue le progrès
à travers les différents concepts comme par exemple la raison,
l'individualité, l'état, la liberté etc. C'est pour
dissiper toute équivoque qu'il convient de noter que c'est à
partir de l'analyse des concepts tels que la raison, l'individualité,
liberté, l'état qu'il est possible de saisir le processus du
progrès dans le cours de l'histoire. Il faut mentionner que ce
progrès est animé d'un mouvement dont le moteur principal est la
contradiction et le négatif. Un tel principe trouve sa justification
dans le fait que la tension vers la réalité n'est pas
linéaire, il est plutôt fait de ruptures et de conflits.
Cette considération du développement de l'esprit
aura une portée considérable dans la pensée
hégélienne et plus précisément dans la thèse
principale qui structure tout son système et qu'on peut lire à
travers sa dialectique. Gela pose
une problématique fondamentale : si l'esprit humain ne
se réalise de manière concrète que dans l'histoire et si
le négatif apparaît comme le moteur de son développement,
cela revient-il à dire que c'est dans et par le négatif et la
contradiction que l'esprit parvient à la vraie réalité ?
Dans ce sens, il s'agit pour nous de montrer le processus de formation de la
conscience à travers les différents moments par lesquels elle
doit nécessairement passer et tels qu'ils se donnent à voir de
manière concrète dans le cours de l'histoire universelle et
comment, à partir de cette évolution, comprendre son
progrès.
De ce fait, si nous sommes partis, concernant la question de
la culture et du progrès de Condorcet et de Kant, c'est parce
qu'à travers leur pensée se dessinent les prémisses qui
permettront à Hegel de prendre en charge une telle problématique.
La considération de ces concepts chez Condorcet par exemple et la
différence de point de vue d'avec Hegel apparaît dès
l'introduction de l'Esquisse : « la raison qui est à
l'oeuvre dans l'histoire tel que l'entend Condorcet, n'est pas la raison «
rusée » de Hegel mais elle sait utiliser le mal, l'erreur, la
passion aveugle pour réaliser ses fins7.»
Autrement dit, la prééminence de la raison chez Hegel se
manifeste par le fait que les passions jouent un rôle essentiellement
important dans le processus d'évolution rythmé par des ruptures
qui sont la source du progrès tandis que chez Condorcet tout comme chez
Kant, le négatif n'est pas considéré au même niveau
dans le développement de l'esprit.
Une telle conception de l'évolution de l'esprit humain
dans la pensée hégélienne justifie dans une certaine
mesure le choix porté sur Hegel. Mais par-delà ce principe qui
justifie ce choix, s'ajoute un autre aspect qui concerne la rupture
établie par Hegel avec ses devanciers sur une telle problématique
et la spécificité dans la prise en charge de ces concepts. C'est
justement la nature de la formation de l'esprit et de son déploiement
vers la réalité qu'il veut mettre en lumière. Ainsi, chez
lui, le terme du développement de la conscience est dans le
dépassement permanent que celle-ci effectue sur elle-même en tant
qu'elle ne cesse de se poser et de s'opposer comme conscience supérieure
avant d'atteindre la vérité absolue.
7 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des
progrès de l'esprit humain, Introd. de Alain Pons, Paris, G.F
Flammarion, 1988, p. 49.
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C'est par son propre mouvement que la conscience passe de
l'ignorance au savoir vrai, de la méconnaissance à la
connaissance authentique de soi par des efforts propres qu'elle déploie
pour découvrir, derrière l'apparence extérieure du monde,
la vérité qui fait que ce monde n'est en réalité
qu'une manière autre pour elle d'exister et de prouver son existence. Se
pose donc une consubstantialité entre la conscience et le savoir en ce
sens que la vérité, dans ce cas, n'est pas de l'ordre de
l'immédiat, mais le résultat d'un long processus. Ces
considérations sur la philosophie hégélienne permettent,
par rapport à notre étude, de justifier la problématique
de la culture et du progrès.
Pour mieux expliciter cette problématique de la culture
et du progrès, nous nous proposons de la présenter en deux
grandes parties : dans la première, il s'agira d'étudier la
genèse des concepts hégéliens de culture et de
progrès chez Condorcet d'abord puis chez Kant puisque à travers
leur pensée se dessinent les jalons de ce que seront de telles notions
chez Hegel. Dans la deuxième partie, nous chercherons à montrer
le processus de culture de la conscience à travers l'expérience
phénoménologique. Cette expérience met la conscience en
rapport avec la nature et en rapport avec elle-même. Mais dans la mesure
où la manifestation concrète de la conscience ne peut être
perçue que dans l'histoire, il s'agira de voir à travers
l'histoire le mode par lequel s'effectue le progrès à travers les
différents concepts et notions. Ce processus nous permettra
d'appréhender le mode de progrès de la conscience.
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