DEUXIEME PARTIE :
LA CONCEPTION HEGELIENNE DE LA CULTURE ET DU
PROGRES
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CHAPITRE I : Le progrès de la conscience
Dans le sillage de la perspective inaugurée par ses
devanciers comme Condorcet et Kant sur la problématique de la culture et
du progrès, Hegel décrit le processus par lequel la conscience
accède á la réalité ou plutôt á la
culture. Mais á la différence de ses devanciers, il introduit une
nouvelle méthode qui aura un impact considérable dans la suite de
la pensée philosophique. C'est ce changement de perspective et cette
originalité dans sa démarche que Jean Hyppolite veut indiquer
lorsque parlant de Hegel, il affirme que : « ce qui intéresse
notre penseur, c'est de forger des concepts nouveaux aptes à traduire la
vie historique de l'homme, son existence dans un peuple ou dans une
histoire33 » En effet, Hegel s'attache dans un premier
temps, á mettre en exergue les différentes étapes qui
ponctuent l'ascension de la conscience á la vérité
à travers l'expérience phénoménologique et dans un
second temps á montrer la prééminence de la raison et son
rôle dans l'évolution de l'histoire. Ainsi, c'est ce processus de
culture que nous retrouvons d'ailleurs dans La phénoménologie
de l'esprit et qui décrit le mode de progrès de l'esprit
Dans ce processus vers la vérité, il convient de
mentionner que le sujet est dans une relation de mise en rapport avec la nature
et avec soi-même. Cette relation entre le sujet et ces autres
réalités permet de voir que dans l'évolution de la
conscience vers son affirmation á travers les différentes
étapes, il y a des moments de tensions et de ruptures dans le passage
d'une étape à une autre. Il sera donc question dans cette partie
de faire ressortir le processus d'évolution de la conscience á
travers les différentes épisodes telles qu'elles se donnent
á voir dans la phénoménologie hégélienne.
33 J. Hyppolite, Introduction à la
philosophie de l'histoire de Hegel, Ed. du Seuil, 1983, p.13.
1- La dialectique de la conscience
C'est à travers le développement
phénoménologique que Hegel décrit le mode par lequel le
sujet accède à la vérité, à la culture. Ce
processus rend compte des étapes par lesquelles le moi doit
nécessairement passer à savoir la conscience, la conscience de
soi et la raison avant d'atteindre la pleine réalisation de soi et
devenir esprit. La manière dont la conscience acquiert sa culture ne lui
est pas imposée de l'extérieur, cette compréhension est
son effort propre, un travail qu'elle accomplit elle-même, ce qui revient
à dire que c'est à partir de sa propre aliénation qu'elle
va retrouver son véritable être. Cette odyssée de la
conscience nous rappelle, à certains égards, le retour d'Ulysse,
qui, après la guerre de Troie, veut retrouver son Ithaque natal, mais il
est entrainé dans une errance dramatique de plus d'une dizaine
d'années. Sur le chemin du retour, malgré les multiples assauts
qui se sont dressés devant lui, il est parvenu tout de même
à les surmonter.
Le retour dont il est ici question consiste à refaire
les différentes étapes et figures déjà
tracées mais en partant de son propre initiative. C'est ce meme
itinéraire que Hegel va expérimenter dans la
Phénoménologie de l'esprit si nous nous
référons à son projet qu'il va y développer :
« La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut
être que le système scientifique de cette vérité
Collaborer à cette tâche rapprocher la philosophie de la forme de
science ~ ce but atteint elle pourra déposer son nom d'amour du
savoi r pour être savoir effectivement
réel - c'est là ce que je me suis
proposé34 » Il convient de signaler que ce projet
de Hegel vise non seulement à montrer le mode de formation ou de culture
de la conscience, mais aussi et surtout la manière dont la science s'est
constituée. En nous focalisant sur la description
phénoménologique de la conscience, nous pourrons
appréhender comment l'esprit, à travers les différentes
figures ou étapes, a effectué son processus de culture.
34 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, Trad. de Jean Hyppolite, Paris, Aubier Montaigne,
Préface, 1939, t. I, p. 8.
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Ainsi, tout comme le retour d'Ulysse dans son Ithaque natal,
l'esprit va aussi connaître le même scénario dans
l'expérience qu'il aura à effectuer vers son affirmation,
laquelle affirmation ne signifie rien d'autre que son processus de formation ou
de culture. En effet, la première phase du processus de
développement coïncide avec le rapport que cette conscience
entretient avec elle-même. Dans ce sens, il convient de souligner que le
moi est dans une situation de conflit interne. Autrement dit, dans cette mise
en rapport et du fait même de sa nature, il est dans une situation
où il ne se limite qu'à l'immédiat c'est-à-dire au
simple donné sensible . Il considère l'objet en face de lui comme
étant le vrai parce qu'il ne s'en tient qu'à ce qui est
présent. S'il en est ainsi, on peut dire alors que sa connaissance de
l'objet sera, dans une certaine mesure, limitée.
Sous ce rapport, la connaissance du réel étant
donc immédiate, il convient de remarquer que dans cette relation, il n'y
a rien qui altère l'objet de connaissance. Nous retrouvons une telle
considération de la connaissance au niveau de la certitude sensible dans
laquelle le savoir de l'objet se présente sous la forme de l'ici
et du maintenant En effet, le sujet ne connaît de l'objet
que ce qui se donne à voir et cela implique que la vérité
qui en découle ne peut être que pauvre car ne se focalisant que
sur le paraître c'est-à-dire sur l'apparence. C'est ce qu'exprime
Hegel en disant que « cette certitude se révèle
expressément comme la plus abstraite et la plus pauvre
vérité. De ce qu'elle sait elle exprime seulement ceci : il est ;
et sa vérité contient seulement l'être de la
chose35. » En d'autres termes, puisque la conscience ne se
limite qu'à l'aspect extérieur de la chose à
connaître, elle ne peut avoir qu'une vérité pauvre par
rapport à cet objet de connaissance.
Dans un tel contexte, le moi se retrouve dans une situation
où il est maintenu comme prisonnier ce qui fait d'ailleurs qu'il ne
produit qu'un savoir immédiat. Etant donné une telle situation,
il ne peut aboutir qu'à cette pauvre vérité puisque les
différents aspects par lesquels la connaissance s'exprime ne changent
pas, autrement dit, elles restent statiques alors que le sujet doit s'affirmer
pour accéder à l'universalité. Cela signifie que dans la
mesure où le sujet est dans l'immédiateté, il ne peut
produire qu'une connaissance immédiate. Cette mise en rapport montre
la
35 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, Paris, Aubier Montaigne, 1939, t. I, p. 81.
liaison qui existe entre le sujet et l'objet. Ce qui est
visé dans cette expérience ce n'est pas cette
vérité de l'objet qui se donne à voir au premier regard
autrement dit la simple forme de cet objet, mais la vérité telle
qu'elle est en soi c'est-à-dire la vérité telle qu'elle
est appréhendée à partir de l'essence même de la
chose, ce que celle-ci est réellement.
En effet, pour Hegel, l'ascension de la conscience vers la
réalité nécessite la négation de son
immédiateté ou de son être-là. Ce renoncement
à l'immédiateté met la conscience en rapport avec la
nature, rapport qui va déboucher sur une situation de violence ou
même de conflit dans la mesure où ces deux éléments
présentent des réalités divergentes. Mais il est opportun
de souligner que, c'est à partir de la rupture établie que le moi
prend conscience de sa véritable réalité.
Ce premier aspect de notre analyse permet de voir que le
début du processus de culture de la conscience qui tend vers son
affirmation commence avec la violence en ce sens que le moi doit se
démarquer de l'élément immédiat. Mais cette
évolution est loin de coïncider avec la fin du processus puisque la
conscience n'est qu'à son premier rapport extérieur. Dans cette
mise en rapport, on voit que le sujet doit changer de situation
c'est-à-dire de mode d'être pour pouvoir parvenir à la
vérité. Cela signifie clairement que si la connaissance du
réel change, le sujet change aussi le mode par lequel il
appréhende le monde.
Ce changement de statut ne s'effectue pas sans
difficulté du seul fait que la conscience doit nécessairement
s'opposer à l'objet pour passer à une étape
supérieure. Dans ce sens, nous pouvons voir la tâche de la
phénoménologie qui consiste précisément à
« conduire l'individu de son état inculte jusqu'au
savoir 36», mais il convient de souligner qu'il s'agit de
« considérer l'individu universel, l'esprit conscient de soi
dans son processus de culture37 » Une telle
considération trouve sa justification dans la description
phénoménologique que Hegel a élaboré et qui nous
permet de voir le processus par lequel l'individu singulier parvient à
accéder à la
36 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit,
Paris, Aubier Montaigne, 1939, t. I, p. 25.
37 G.W.F. Hegel, Op. cit., Paris, Aubier Montaigne,
1939, t. I, p. 25.
35
vérité qui est l'universel. S'il en est ainsi, il
apparaît alors évident que le changement s'impose pour l'accession
à la réalité.
D'ailleurs, il faut mentionner que si ce changement
apparaît comme une nécessité, c'est parce que contrairement
à la nature qui ne change pas pour Hegel, la conscience n'est jamais en
repos. En d'autres termes, la conscience est toujours en mouvement, en
perpétuelle mutation et c'est cela même qui constitue sa richesse.
Par-delà ce changement de statut, il est clair que cette
considération permet d'appréhender le mode de progrès de
la conscience qui passe d'une situation à une autre. Le passage qui
s'effectue à ce niveau, faut-il le souligner, ne relève pas d'une
simple contingence ou du hasard, mais bien d'une nécessité. Cela
rend compte de la détermination de la conscience à accéder
à la réalité.
Voilà pourquoi, chez Hegel, il y a cette
nécessité à établir une rupture d'avec la nature en
ce sens qu'elle place le sujet dans une espace limitée ou finie, en
d'autres termes, elle ne peut aller au-delà de ce qui se donne à
connaître c'est-à-dire au-delà de ses limites. Elle est
incapable de dépasser le seul ordre immédiat. Une telle
considération s'explique par le fait qu'il n'y a pas de formation ou
plutôt de culture en tant que tel dans la nature et par
conséquent, on note une absence de progrès. C'est ce qui
apparaît d'ailleurs dans ces propos, Hegel affirmant que : «
Dans la nature, l'espèce ne fait aucun progrès, mais dans
l'Esprit, chaque changement est un progrès38.
» Cela peut s'expliquer dans la mesure où, si dans la nature
on ne se limite qu'au donné, c'est parce qu'elle n'est pas capable de
produire autre chose que ce qu'elle a en sa possession. En ce sens, s'il y a un
philosophe qui a théorisé sur l'obligation et méme la
nécessité pour l'homme de quitter la nature statique où il
n'y a pas de changement pour échapper donc à cette emprise, c'est
bien Jean Jacques Rousseau. C'est en quittant ce stade qu'il va intégrer
la culture qui signe le début de sa confrontation avec le monde mais
aussi de sa véritable formation.
Dans cette même perspective, en analysant la situation
sous cet angle, on se rend compte que l'homme doit se libérer de la
nature. C'est seulement ainsi qu'il peut s'affirmer et faire de lui-méme
ce qu'il est réellement. Nous avons vu dans la
38 G.W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18 »), 1965, p. 182.
36
pensée Kantienne que c'est hors de la sphère
naturelle que l'homme pouvait véritablement se réaliser,
autrement dit, affirmer son humanité. Mais cet être, en tant que
partie intégrante de la nature, est le seul capable de se
départir de celle-ci par le fait qu'il dispose d'une liberté qui
lui permet de l'affronter. Cela permet de voir la spécificité de
l'homme de par son aptitude à transcender l'immédiat.
En effet, il y a en lui un désir constant qui le pousse
sans cesse à vouloir changer le milieu dans lequel il vit, désir
qui l'oblige à faire face à une adversité à
laquelle il s'oppose. Cette opposition est à entendre dans le sens
où il a la possibilité d'incarner la violence,
c'est-à-dire de s'imposer face à la nature pour s'en
démarquer. Cette considération fonde la différence qui
existe entre l'homme apte à dépasser le simple donné de la
nature et l'animal qui ne se contente que de se soumettre à celle-ci. Ce
décalage de position ou de statut entre ces deux êtres nous
autorise à mettre en exergue la détermination de l'homme à
suivre le processus qui le mène vers sa réalisation ou
plutôt vers sa culture.
Ainsi, si nous prenons en charge cette considération de
la nature rapportée à la démarche
hégélienne, il apparaît clair que la rupture de la
conscience d'avec l'élément naturel s'impose comme une injonction
et c'est à partir de cette rupture seulement qu'elle peut entamer sa
marche vers l'universalisation. De ce fait, puisque la conscience doit
s'affirmer c'est-à-dire passer du particulier à l'universel,
cette rupture ou ce changement de statut fait naître une situation de
conflit face à la nature.
Dans ce rapport conflictuel qui oppose le sujet à la
nature, il ne s'agit pas pour les deux êtres de s'anéantir, de se
détruire mutuellement. Il faut plutôt appréhender dans
cette démarche, une transition c'est-à-dire, un changement de
perspective qui permettra à la conscience de poursuivre sa marche. En ce
qui concerne ce rapport avec l'objet extérieur, la conscience, en
dépassant donc son objet, ne le supprime pas définitivement mais
l'intègre dans le processus puisque c'est par la prise de conscience de
sa non-vérité que celle-ci parvient progressivement au savoir
vrai. C'est donc par ce processus que le sujet peut véritablement se
libérer.
Cette situation permet de voir que la nature est sous la
domination de la conscience et c'est ce qui va expliquer d'ailleurs son passage
à une autre étape. Sous ce rapport, en passant á un stade
supérieur, on peut en déduire que cette conscience qui a
intégré en elle-même son objet a franchi l'étape de
l'immédiateté dans le processus dialectique. Ainsi, les
différentes étapes qui constituent la marche graduelle de la
conscience vers son affirmation sont toutes nécessaires ce qui signifie
qu'on ne peut omettre aucune des figures sous peine de brouiller la
cohérence qui régit son processus.
De ce fait, chaque étape supprimée dans cette
évolution est intégrée dans l'étape suivante et
c'est cela qui fait, d'une certaine manière, son enrichissement. Cette
dialectique de la conscience marque le début de son entrée en
scène dans l'histoire. Il découle de ce constat que même si
la conscience est passé de l'étape de conscience á une
autre, elle ne détient pas la vérité pure en
elle-même dans la mesure où elle se retrouve dans une nouvelle
situation. Cette évolution ou plutôt ce progrès de la
conscience est loin de connaître son épilogue.
Pour autant, cette conscience nouvelle croit détenir
une vérité qui est loin de coïncider avec la
réalité authentique. C'est pour montrer cette illusion de la
conscience que Jean Hyppolite affirme en ces termes : « cette
conscience croit posséder la connaissance la plus riche, la plus vraie
et la plus déterminée, mais cette connaissance est la plus pauvre
là où elle s'imagine ~tre la plus vraie, et surtout la plus
indéterminée là où elle s'imagine ktre la plus
déterminée39. » Pour dire la chose
autrement, le fait que la conscience passe á une étape
supérieure ne signifie pas qu'elle a acquis une vérité
authentique. Un tel procédé trouve sa justification dans le fait
qu'elle ne peut accéder à son développement
véritable qu'au terme d'un long et tumultueux processus puisqu'elle doit
parcourir toutes les étapes pour parvenir á la
réalité.
Dans cette perspective, il convient de souligner que
l'angoisse qui prévalait dans le rapport du sujet á la nature
persiste en ce sens que dans son ascension vers la vérité, elle
est habitée par l'inquiétude tant qu'elle n'a pas atteint son
but. L'esprit est
39 J. Hyppolite, Genèse et structure de la
phénoménologie de l'esprit Paris, Aubier Montaigne, 1946, p.
83.
certes entré dans une nouvelle phase de son existence,
se trouve dans une nouvelle situation, mais l'enjeu ici c'est de voir que la
conscience de soi va se livrer encore à une autre expérience
à savoir l'expérience sur elle-même. Dans ce cas, il ne
s'agit plus, comme dans la première phase du processus de rapport entre
la conscience et la nature, mais plutôt d'une confrontation entre deux
consciences. Cette inquiétude constante au sein d'elle-même nous
permet de dire que son accession vers la réalité n'est possible,
selon Hegel, qu'à partir d' « un travail dur et forcé
sur soi-même40.» C'est à partir de
cette considération que nous allons voir le mode par lequel le moi passe
par l'altérité avant de s'affirmer.
38
40 G.W.F, Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, UGE
(Coll. « 10/18 »), 1965, p. 180.
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