Conclusion : le loisir dans l'institutionnalisation, le
point de
départ de recherches sur les cultures
Les fêtes techno sont dans le cadre de l'analyse
maffésolienne des fêtes où les individus expriment leur
besoin d'extase, leur besoin de croire qu'ils forment une communauté.
J'ai volontairement utilisé le terme "soirée" pour marquer les
différences que j'ai pu observées lors de mon enquête. En
effet, ici "fête" et "soirée" ne sont pas synonymes. La
"soirée" marque le moment entre la durée de temps entre le
coucher du soleil et le moment où l'on se couche. Elle désigne
aussi la sortie extérieure que les individus font dans le cadre de leur
loisir, le soir. La soirée techno désigne donc plus un spectacle
que les organisateurs ont participé à créer et auquel le
public vient assister. Le public est un élément de la
soirée, une des conditions de la fête, mais il est aussi le
destinataire du spectacle. À ce titre, on peut relever dans les
entretiens de nombreuses références au public et non plus
uniquement aux participants de la fête, comme Stéphane : "en
début de soirée, tu sais jamais combien tu vas faire. Tu penses
faire 500 personnes, tu vas en avoir 200. Tu penses en avoir 300, tu vas en
avoir 800. Tu sais pas. Une soirée, c'est aléatoire". De
plus, ce public est constamment mesuré car toute soirée
nécessite un minimum d'entrées et un minimum de recette au bar
pour pouvoir combler les frais engagés par l'organisation. D'ailleurs,
les organisateurs échangent des informations sur les soirées
qu'ils n'organisent pas et la question du nombre d'entrées est
récurrente et centrale pour juger du succès d'une
soirée.
Après, ces spectacles sont particuliers. Ils sont
différents de la sortie au cinéma ou à un concert.
"C'est un concert, c'est pas une rave party. C'est un concept : venez voir
tel dj. Les amateurs de musique sont pas obligés d'aimer certains styles
de soirées ou certains styles de vie. Nous, notre style de vie c'est
écouter de la musique et danser jusqu'à épuisement",
m'a répondu Anthony après que lui ait demandé ce qu'il
pensait d'une soirée techno à la Casa Musicale. Dans cette
réponse, cet organisateur prend la position du participant. Les
organisateurs militent en effet pour cette forme de spectacle. Ce temps peut
être central dans la vie d'un individu qu'il n'en reste pas moins un
loisir. Le temps de travail est alors mis au second plan dans ce choix. Alors
le goût pour la musique techno, l'expression artistique subversive, faire
primer le loisir sur le travail, est interprétable comme une critique du
système économique orienter vers la production et la croissance.
Celle-ci peut apparaitre pour beaucoup comme une illusion. Pourtant les
médias de masse et particulièrement la télévision,
ne cesse d'en décliner les exemples. À propos de la
déviance de ce loisir et de la fête, je citais Philippe Muray car
je pense que son ouvrage dénonce ce choix des individus d'orienter leur
priorité dans la fête. La fête techno pourrait s'expliquer
par une forme de consommation de l'instant, même
s'il s'agit de "bonheur artificiel".
Lorsque l'individu participe à l'organisation de
soirée techno, il ajoute à sa vie une activité de loisir
dont l'organisation peut rappeler celle de l'entreprise. Cette évolution
du mouvement techno est un signe fort de son institutionnalisation et de sa
structuration, le loisir ne disparait pas dans la professionnalisation. Ce
temps de loisir n'est donc pas en ce sens dysfonctionnel. Le loisir est un
temps de délassement, de divertissement ou de développement
personnel. Il remplit donc des fonctions nécessaires dans la
société industrielle moderne. Le loisir est de ce point de vue
une soupape de sûreté nécessaire à la non explosion
de la machine productiviste. Organiser une soirée est un investissement
plus important que faire uniquement la fête. Il faut parfois plusieurs
mois de préparation d'une soirée avant que l'accès soit
ouvert au public : chercher le lieu, préparer le flyer, fabriquer la
décoration, etc. On peut comparer ce temps de préparation
à celui des sportifs qui s'entrainent avant de jouer un match en public.
Toutes ces tâches, aussi ingrâtes soit-elles sont librement
accomplies par les organisateurs pendant leur loisir. En effet, la
particularité de ces activités pour les organisateurs est
qu'elles sont effectuées pendant le temps libre et non pendant le temps
contraint du travail. Les organisateurs rencontrés ont parfois le
sentiment que le public ne comprend pas cette différence de
temporalité. Ceux-ci ont cette exigence envers les participants et
aimeraient que ces derniers ne se comportent pas uniquement en consommateurs de
la fête. Stéphane Hampartzoumian accuse la sociologie de laisser
le "temps", objet de science, à la physique et à la
philosophie130. Norbert Elias est d'ailleurs cité comme
l'auteur qui pensa le temps en sociologie dans son ouvrage. Pourtant le GREMES
n'a toujours pas penser la fête techno en dehors de la fête, dans
sa préparation. Cette temporalité sociale est celle qui a
été mise en avant pas les organisateurs au cours de
l'enquête. C'est la raison pour laquelle il convient de ne pas
résumer la fête techno au culte du présent et à la
peur dans les incertitudes de l'avenir. La fête techno n'est pas
seulement vécu, elle est aussi prévue.
S'adonner à une pratique de loisir dans un mouvement
culturel ou promouvoir un mouvement culturel identificatoire pendant son temps
de loisir, voilà ce que j'ai pu analyser au cours de mon enquête
de terrain auprès d'organisateurs de soirées techno. On retrouve
les liens entre le loisir et la culture dans les musiques populaires, ce qui
conduit à une réflexion plus large sur la participation des
individus au développement des cultures populaires dans le monde du
spectacle. Le paradigme du loisir fournit une bonne grille d'explication des
fêtes techno mais cette approche est loin d'être parfaite et
gagnerait à être encore réfléchie.
Ce mémoire est construit à partir d'une
enquête sur un pan du réel. À défaut de l'avoir
analysé complètement, j 'ai tenté de le décrire
au mieux en utilisant la méthode compréhensive de
l'idéal-
130 Hampartzoumian S., op. cit. p.138
typification. De nombreuses questions sont apparues au cours
de la réflexion et de l'écriture de ce mémoire sans que je
puisse y répondre à cause du manque de temps et de données
de terrain. Les conditions d'un mémoire sont ses propres limites :
enquête de terrain trop courte, délai imparti trop bref et
mobilisation de références théoriques difficiles pour
l'étudiant.
La dernière partie a été
rédigée un an après en raison de la prolongation de ce
travail. Même si elle s'insère différemment que les autres
grâce aux citations d'entretien par exemple, elle élargit la
réflexion sur la techno que l'on a souvent tendance à isoler.
Pour la construire, j'ai reccueilli des données provenant de divers
médias constituant ma "veille informative" et me suis inspiré de
mes réflexions nourries pendant cinq mois de stage à l'Irma.
Cette expérience a été l'occasion de prendre du recul sur
le "monde" de la techno et de le placer dans le champ des musiques actuelles.
La techno et les musiques populaires ne doivent pas être penser
séparément vis-à-vis du politique car même si
certaines particularités sont traitées différemment, la
techno est une musique populaire qui modifie la catégorie.
J'aurais aimé traité du rapport qu'entretiennent
les organisations avec l'Espagne, c'est-à-dire avec des acteurs de
terrains et les institutions, pourquoi certains choisissent de s'y installer
pour continuer l'organisation de soirées, etc. La situation
transfontalière dans laquelle j'ai effectué mon enquête
était favorable à ces questionnement, mais tous les aspects du
réel ne peuvent être envisagés dans le même sujet
Pour finir je souhaite revenir sur le rapport parlementaire
que j 'ai présenté, dirigé par le député
Jean- Louis Dumont. Les terminologies construites dans ce rapport sur les
acteurs et les fêtes sont trop figées. En effet, l'étude
sociologique présentée ne fournit aucun élément de
méthodologie et se risque dans des typologies excluantes. La sociologie
ne consiste pas à mettre les individus et leurs pratiques dans des
catégories mal pensées pour leur appliquer je ne sais quelle
politique, mais est un formidable outil de compréhension du monde lequel
commande de l'observer pour l'analyser. La construction des idéaux-types
est une méthode d'analyse dont l'efficacité repose à mon
sens dans l'explicitation de la réflexion, des choix
opérés pour découper conceptuellement une
réalité et la comparer finalement avec cette abstraction. Pour
répondre à la demande de l'institution, ce rapport a fait le
choix de la mythification des fêtes techno. De plus, la majeure partie de
cette étude est focalisée sur l'altérité du mode de
vie choisi par les acteurs de la free party. Au contraire dans mon propos, je
me suis efforcé de montrer ses liens avec les différents modes de
vie et même déclinés de différentes manières,
les fondements ne sont pas si éloignés. Néanmoins, neuf
propositions émanent de ce rapport "pour favoriser l'acceptation de
cette culture musicale dans notre pays", selon l'association Techno+. Ces
recommandations concernent en priorité les grands rassemblements techno,
néanmoins on peut retenir en particulier trois propositions qui touchent
l'activité des
organisateurs de soirées techno : créer un cadre
souple de musicien amateur, favoriser la circulation et la rencontre entre
musiciens amateurs et professionnels, renforcer les structures de dialogue
entre les organisateurs et les institutions. Le rapport fait l'analogie entre
le sport et la musique, deux activités du temps libre où se
distinguent les pratiques amateurs et les pratiques professionnelles. Or, aucun
statut de musicien amateur n'existe si bien que l'on présume la
professionnalisation du musicien. Ce statut de mucisien amateur, outre qu'il
reconnaisse la non-lucrativité de l'activité d'un spectacle de
musique créerait "une passerelle" entre les deux statuts au
bénéfice de l'amateur désirant faire de son loisir une
profession ou du moins faciliter les spectacles mixtes. Enfin, le rapport
préconise de renforcer le dialogue entre les organisateurs et les
institutions au niveau départemental en confiant cette mission à
la Direction de la Jeunesse et des Sports du fait des similitudes existant
entre le sport et la musique amateur : pratiques des amateurs, âge des
personnes concernées et vie associative. Par conséquent, le
courant culturel techno pourrait s'institutionnaliser davantage.
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