Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee( Télécharger le fichier original )par Amadou Hame NIANG Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007 |
Chapitre II : L'expansion impérialisteLa volonté de dominer l'Autre, en s'appropriant sa terre, étant conçu dans la littérature occidentale, les conquérants justifient leur entreprise par l'opinion intellectuelle, favorable à leur action. En effet, les romanciers de l'impérialisme se sont placés à l'intérieur d'un système qu'ils n'ont pas cherché à juger, mais ils ont plutôt contribué à l'exposer et à le défendre. Kim (1901) de Kipling s'insère dans cette voie d'exaltation de l'empire britannique. Le romancier anglais traduit dans son oeuvre les idées de l'Indian Office : « L'Inde nous appartient, elle a besoin de nous, notre domination est nécessaire pour le bien-être des Indiens.30(*) » Ces affirmations étant identiques dans tous les empires coloniaux européens, Martine Astier Loufti pense que « Rien ne donna plus d'élan à l'impérialisme et ne fit plus pour convaincre les réticents, que l'assurance tant répétée que l'expansion coloniale était une oeuvre huma- nitaire, par laquelle un peuple éclairé apportait aux autres les bienfaits de la civilisation.(...) « Civiliser », tel est le mot par lequel s'exprima un ensemble confus de rêves grandioses mais aussi de justifications simplistes, d'illu- sions naïves et d'insondables ignorances.31(*) » Ainsi, s'élabore à tous les nivaux, l'idéologie qui accompagne le mouvement impérialiste. Les conquêtes des terres de l'ailleurs et l'installation par la suite du colonialisme, sont, selon Edward Said : « Une bataille complexe et captivante, car elle ne se livre pas seulement avec des soldats et des canons mais aussi avec des idées et des formes, des images et de l'imaginaire.32(*) ». L'Afrique, dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer, est la représentation littéraire de cet espace de tension. Les expéditions militaires et l'administration coloniale mettent en oeuvre la théorie et la mentalité d'une métropole dominatrice. Le psychanalyste français Jacques Lacan affirme que « C'est le monde des mots qui crée le monde des choses33(*). ». Le discours impérialiste est supplanté par les conquêtes et le colonialisme. 2.1 : Les conquêtesDans les récits de Au Coeur des ténèbres et de L'Age de fer, les conquêtes militaires des espaces « blancs » de la carte sont représentées de manières différentes. Marlow, le héros conradien, au cours de son périple dans les « ténèbres » africaines, fait suggérer les conquêtes à travers l'histoire des hommes et des vaisseaux sous l'ère victorienne. De Sir Francis Drake à Sir John Franklin, « les grands chevaliers errants de la mer. »(C.t.85) ; les vaisseaux, tels le Golden Hind, l'Erebus ou le Terror, ont sillonné les mers « vers d'autres conquêtes » (C.t.85). Ces expéditions, à l'image de la colonisation belge au Congo, se sont faits dans la violence absolue. C'est l'irréalité de l'entreprise impérialiste qui fascine et épouvante le héros narrateur. Son récit sur l'oppression absurde du colonialisme fait un retour sur tout le projet impérialiste : « Chasseurs d'or ou quêteurs de gloire, ils étaient tous partis par ce fleuve, portant l'épée, et souvent la torche, messagers de la puissance dans la nation, porteurs d'une étincelle du feu sacré. »(C.t.86). Dans L'Age de fer, la domination de l'Afrique du Sud par les colons Boers, étant effective depuis plusieurs siècles, l'héroïne analyse l'horreur des exactions du régime de l'apartheid de l'époque contemporaine. Toutefois, les deux récits s'accordent sur la violence de la conquête de l'espace. Les Occidentaux, convaincus de la justesse de leur « mission », n'avaient pas lésiné sur les moyens de répression. Ces hommes, dit Marlow : « C'étaient des conquérants, et pour ça, il ne faut que la force brute, pas de quoi se vanter, quand on l'a, puisque cette force n'est qu'un accident, résultant de la faiblesse des autres. (...) C'était tout simplement la rapine à main armée, le meurtre avec circonstances aggravantes à grande échelle, et les hommes s'y livrant à l'aveuglette. » (C.t.89). Dans L'Age de fer, Elizabeth Curren songe en termes similaires à l'action militaire dans son pays : « Une terre conquise par la force, utilisée, pillée, dévastée, abandonnée dans la stérilité de ses ultimes années. »(A.f.32). Dans l'une et l'autre oeuvre, la conquête a servi de prétexte à un pillage des ressources de l'Afrique. Conrad, tout comme Coetzee, s'insurge contre l'absurdité d'une telle entreprise, que rien ne puisse justifier : « La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près. »(C.t.89). La domination de l'Afrique et des Africains apparaît dans les récits de façon accablante. Car l'exploitation des richesses des colonies s'accompagne d'exactions sur les Noirs, qui ont néanmoins opposé une vive résistance aux envahisseurs. L'inégalité dans l'armement et les préjugés pour une race prétendue supérieure vont venir à bout de la résistance indigène. Mais une hostilité plus vive à la domination européenne naîtra de « l'apathie » inexplicable des Noirs et de la forme subtile de résistance de la nature. En effet, dit Maurice Meker : « L'Afrique réserve toujours de cruelles surprises à ceux qui tentent de la pénétrer.34(*) ». L'héroïne de L'Age de fer fera l'expérience du sacrifice de soi, en côtoyant les enfants noirs révoltés des Townships du Cap : « Paroles, paroles ! Les paroles avaient écrasé la génération de ses grands-parents et celle de ses parents. Mensonges, promesses, cajoleries, menaces : ils avaient marché accablés par le poids de tant de paroles (...). Mort aux paroles ! » (A.f.164). Dans l'Afrique du Sud que décrit la narratrice, la résistance aux colons Afrikaners est frontale ; car à l'interrogation : « Qu'est-ce que l'Afrique du Sud ? Fanon répond : Une chaudière où 2.350.000 Blancs matraquent et parquent 13.000.000 de Noirs.35(*) ». Dans Au Coeur des ténèbres, la conquête du Congo belge est aussi motivée par le seul appétit de ses immenses réserves d'ivoire. Le colonel Kurtz, apôtre des Lumières, s'est englué dans la folie de la convoitise. Car loin « d'arracher ces millions d'ignorants à leurs moeurs abominables » (C.t.98), ironie de l'histoire, Kurtz s'est ensauvagé en Afrique. La Compagnie Commerciale belge établie le long du fleuve Congo pillait les matières premières pour enrichir la métropole. C'est d'ailleurs la remarque qu'en fait Blachère : « Les colonnes militaires détruisent les derniers vestiges des empires africains (...). Chaque « victoire » s'accompagne du pillage des trésors accumulés dans les capitales qui sont en même temps des sanctuaires religieux ; ainsi, à chaque naufrage des civilisations noires, l'Europe reçoit en guise d'épaves, les bronzes, les masques, les statuettes des cultes détruits.36(*) »
La présence militaire est omniprésente dans les deux récits : « ça et là un camp militaire perdu dans le désert comme une aiguille dans une botte de foin. »(C.t.88). L'immensité du continent africain rend dérisoire la « mission civilisatrice ». La résistance à la conquête, dans la nouvelle de Conrad, est plus symbolique que militaire. L'Anglo-polonais insiste sur l'absurdité d'une telle entreprise. Ainsi, la vue d'un navire de guerre, ancré au large et canonnant la brousse, apparaît comme une image surréaliste : « Dans l'immensité vide de la terre, du ciel et de l'eau, il était là, incompréhensible, à tirer sur un continent. »(C.t.101). La résistance à la pénétration coloniale, qui semble être passive, est des plus téméraires, pense Marlow, car Kurtz, un « émissaire des Lumières »(C.t.98), « bascule dans l'autre monde ou le côté sauvage (« the wild side »), pour avoir vu trop d'horreur, et n'avoir pu s'y habituer37(*). ». Ainsi, l'Afrique, conquise par la force, est dominée mais indocile. Dans l'Afrique du Sud que narre Elizabeth Curren, les enfants noirs méprisent les mots. Face aux exactions des policiers blancs, « seuls les coups sont réels, les coups et les balles. »(A.f.165). Pour Conrad, tout comme pour Jacques Berque, l'Afrique a résisté à sa manière : « Ce « coeur des ténèbres » ne répond pas seulement par le silence non plus que par l'inertie. Elle se défend, d'abord par ses distances, la difficulté de ses parcours, l'étrangeté de ses moeurs. A l'astuce des autres, elle oppose comme un paravent d'inintelligibilité.38(*) ». C'est d'ailleurs ce qui fait dire à Marlow, que la remontée du fleuve, « c'était comme un pèlerinage lassant parmi des débuts de cauchemar. »(C.t.101). Ces remarques sur la difficulté d'affronter la nature africaine laissent apparaître en filigrane l'hostilité face à l'invasion coloniale. Ce que Céline, dans Voyage au bout de la nuit, nomme : « la guerre en douce39(*) ». Car pour son héros, Bardamu, c'est la nature qui se défend à armes égales, et qui souvent en sort vainqueur : « La vie ne devient guère tolérable qu'à la tombée de la nuit, mais encore l'obscurité est-elle accaparée presque immédiatement par des moustiques en essaims. Pas un, deux ou cent, mais par billions.40(*) ». Toutefois, la riposte à la conquête de l'Afrique, n'a pas pu faire échouer la domination européenne. Le colonialisme s'est installé avec plus d'exactions encore, que lors des conquêtes militaires. L'administration coloniale, en sus des pillages, devient une machine exploiteuse d'hommes et déshumanisante. * 30 Arundhati Virmani, « The dominating viewpoint of a white man? » Lectures post-coloniales d'un roman de R.Kipling_ Littératures et temps colonial_ Métamorphoses du regard sur la Méditerranée et l'Afrique, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 7-8 avril 1997 ; Centre des Archives d'Outre-mer, Edisud ; p.68. * 31 Martine Astier Loufti, Littérature et colonialisme_L'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française, 1871-1914, Paris-La Haye, Mouton, 1971, p.93. * 32 Edward W. Said, Culture et Impérialisme, (1993), Paris, Fayard / Le Monde Diplomatique, 2000, p.41. * 33 Jacques Lacan, Ecrits (1966) cité par André Brink, Etats d'urgence, Paris, Stock, 1988, p.314. * 34 Maurice Meker, Le temps colonial, Dakar Abidjan Lomé, NEA, 1980, p.63. * 35 Frantz Fanon, Peau noire_masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p.70. * 36 Jean-Claude Blachère, Le modèle nègre_ Aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle chez Apollinaire_Cendrars_Tzara, Dakar-Abidjan-Lomé, NEA, 1981, p.28. * 37 Michel Théron, Comprendre la Culture générale, Paris, Edition Marketing, 1991, p.122. * 38 Préface de René Caillié, Voyage au Tombouctou - Tome 1, Paris, La Découverte, 1996, p.17. * 39 Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.127. * 40 Idem, p.126. |
|