Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee( Télécharger le fichier original )par Amadou Hame NIANG Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007 |
2.2 : Le colonialismeLa domination de l'Afrique, s'est faite selon le scénario suivant : exploration des terres (missionnaires, aventuriers), puis conquêtes et enfin création d'une administration coloniale. Le colonialisme, comme le définit Said, « est presque toujours une conséquence de l'impérialisme, il est l'installation d'une population sur un tel territoire.41(*) ». Les Européens, en administrant leurs colonies, se sont livrés à tous les abus pour justifier leur présence dans des territoires si éloignés de leur patrie. Le milieu, de par son hostilité, et les indigènes, de par la phobie qu'inspire leur différence, entraîne un déséquilibre psychologique chez les exilés. Comme on le verra dans la deuxième partie de ce travail, ces expatriés, à l'image de Kurtz, finissent par perdre le contact avec la réalité et s'enlisent dans la déchéance. Ils sont mus par l'idéologie absolue, la rapacité bestiale, et tous ont en commun dans la littérature coloniale, la médiocrité de leur statut social. Michel Théron remarque que « l'horreur absolue est souvent où est conduit l'idéaliste absolu. Un esprit impressionnable est ainsi sur le fil du rasoir.42(*) » La médiocrité et la rapacité des colons gardent la même représentation dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer. Marlow, dès son arrivée à l'embouchure du grand fleuve, est initié sur les réalités du milieu par le Suédois, capitaine du vapeur : « Un joli ramassis, ces types du gouvernement, (...) c'est étonnant ce que des gens peuvent faire pour quelques francs par mois. »(C.t.102). Elizabeth Curren ne s'éloigne pas de cette remarque, car elle ne cache pas son amertume, en voyant à la télévision les dirigeants de l'apartheid parader sans souci : « Je n'ai qu'à voir les visages pesants et vides qui me sont familiers depuis l'enfance pour éprouver une sensation d'accablement et de nausée. Les petites brutes du dernier rang de pupitres, les garçons osseux, épais, aujourd'hui grands et promus à la tête du pays. » (A.f.35). Pour l'héroïne, l'histoire de l'apartheid est celle d'une entreprise raciste, inacceptable dans sa démesure. Les exactions et la rapacité des Blancs concourent à une volonté de s'affirmer pour légitimer l'expropriation. Dans son Discours sur le colonialisme, Césaire s'interroge sur les fondements de l'idéologie impérialiste, et il convient que la colonisation n'est « ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit.43(*) ». Le seul souci des colons, constate Marlow, est le mercantilisme sauvage. A son arrivée au « siège du gouvernement »(C.t.101), c'est le désordre ambiant qui attire son attention : « Un wagonnet de modèle réduit qui gisait là sur le dos, les roues en l'air (...). Je rencontrai d'autres débris de machines, une pile de rails rouillés. »(C.t.103). Dans la même logique, il dira : « Tout le reste dans ce poste était confusion ; les têtes, les choses, les bâtiments. » (C.t.107). Pour le Directeur et les pèlerins, la colonie du Congo n'a d'attirant que l'exploitation de ses matières premières. Les colonisateurs belges ne sont même pas en mesure, constate Marlow, de se construire un habitat digne d'une entreprise dite « civilisatrice ». S'il y a un personnage dans le récit qui endosse la fonction de briquetier, force est de constater qu' « il n'y avait pas trace de briques où que ce fût dans le poste. »(C.t.117), se désole Marlow. L'état de délabrement du poste central, comme le décrit le héros narrateur, renseigne sur les motivations profondes des Blancs qui y habitent : « Il était situé sur un bras mort entouré de brousse et de forêt, avec une jolie bordure de vase puante d'un côté, tandis que sur les trois autres il était clos d'une palissade croulante de roseaux. Une brèche négligée tenait lieu de porte, et le premier coup d'oeil sur l'endroit suffisait pour voir quel sinistre mollasson gouvernait cette affaire. » (C.t.111). A la lumière de cette description, l'on comprend aisément que l'expropriation est la raison inavouable de l'oeuvre coloniale. Et Memmi affirme que « le colonialiste n'a jamais décidé de transformer la colonie à l'image de la métropole, et le colonisé à son image.44(*) ». L'oppression de la race noire et la rapacité des colons sont ce qu'il y a de réel dans le colonialisme. Marlow, de son voyage en Afrique, raconte : « J'ai vu le démon de la violence, celui de la convoitise, celui du désir ; mais, par le vaste ciel ! C'étaient des démons forts et gaillards à l'oeil de flamme qui dominaient et qui menaient des hommes. »(C.t.104). La structure de l'administration coloniale est répressive et tout converge à mater toute forme de liberté du colonisé. Dans son étude de Ville cruelle, Charly-Gabriel Mbock définit bien le monde colonial : « Le terme « administration » recouvre les structures de gestion mises en place par les colons : la police, la justice, les contributions directes, le circuit de commercialisation des cultures d'exportation, le patronat, l'école coloniale, l'Eglise. L'administration constitue un réseau inextricable où le colonisé se trouve prisonnier.45(*) ». Dans Au Coeur des ténèbres, l'exploitation du Congo belge prend une dimension irréelle. Les pionniers du progrès sont obnubilés par l'ivoire. La convoitise de cette matière première les obsède au point que Marlow entrevoit la réalité comme un tableau surréaliste : « Le mot ivoire résonnait dans l'air, se murmurait, se soupirait. On aurait dit qu'ils lui adressaient des prières. Une souillure de rapacité imbécile soufflait à travers le tout, comme un relent de quelque cadavre. » (C.t.115). Dans son Voyage au Congo, Gide rapporte en termes horrifiques les excès auxquels se livrent les colons. Le pays est saigné à blanc par les Compagnies Forestières. Toutefois, convenons que Gide ne remet pas en cause l'entreprise coloniale. Son réquisitoire, versé dans un esprit polémique, s'attaque plus aux travaux forcés qu'à l'idéologie coloniale. Céline, aussi, s'offusquait contre ce qu'il nommait : « le commerce conquérant46(*) ». C'est le fait de troquer des produits manufacturés contre des matières premières. Seulement, l'échange était disproportionné. Sous les yeux de Bardamu, un Blanc achète toute une récolte de caoutchouc pour un morceau de tissu : « Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines.47(*) ». Ce pillage, érigé en doctrine, excluait l'indigène, réduit au rôle de spectateur impuissant. Son isolement répondait au besoin de le contrôler pour mieux l'exploiter. Dans L'Age de fer, le régime d'apartheid s'est muré derrière une profusion de lois et de mitrailleuses pour préserver son statut d'usurpateur. Ce qu'il y a de singulier dans l'apartheid, et qui dépasse même le colonialisme, c'est le statut des Blancs Sud-africains qui se disent chez eux, sans plus aucun lien avec la métropole. Le « voleur » intronisé justifie sa présence par la violence de son pouvoir. « La légitimité, dit Elizabeth Curren, ils ne cherchent plus à la revendiquer. La raison, ils l'ont rejetée d'un haussement d'épaules. » (A.f.35-36). Coetzee, dans la trame narrative de L'Age de fer, met l'accent sur le conflit de cultures. Si entre Européens et Africains, le fossé est déjà large, les Blancs libéraux-humanistes n'en sont pas moins épargnés par le « règne de la famille sauterelle. »(A.f.35). Les romanciers Sud-Africains, de André Brink, Alex La Guma, Peter Abrahams, à Tom Sharp, ont tous mis au devant de la scène l'écart économique et les barrières raciales entre Blancs et Noirs. Le pillage des ressources minières avec les indigènes, utilisés comme des « bêtes de portage48(*) », nous rappelle les impressions de Marlow, à la vue du dynamitage des falaises par les Noirs : « Je crus être entré dans le sombre cercle de quelque Enfer. »(C.t.105). Chez ces écrivains, les faits se rapportent à l'histoire vécue par chaque Sud-Africain non-Blanc ; Coetzee prend ses distances avec cette dénonciation à « sens unique », et dans son procès de l'apartheid, qui sera l'objet de notre étude dans la deuxième partie de ce travail, il s'insurge contre la violence des Blancs et aussi des Noirs. La rapacité des Afrikaners se lit en filigrane dans le récit de L'Age de fer. Le niveau de vie entre les quartiers résidentiels du Cap et les Townships suggère cette discrimination. L'administration ségrégationniste, constate Elizabeth Curren, joue à la Guerre d'usure avec les citoyens. J.Alvarez-Péreyre note que « cette idéologie qui prétend assurer le « développement parallèle » des diverses communautés dans le respect de leurs caractéristiques raciales et culturelles (sic) mais dont l'objectif à peine déguisé est de préserver la « nation afrikaner », la pureté de la « race » et la domination des Blancs dans cette partie du monde.49(*) ».
Ce conflit de cultures et d'idéologie est amené à son paroxysme par les policiers, médecins et ambulanciers dans L'Age de fer. Elizabeth Curren vit la honte de l'oppression des Noirs et le mépris des valeurs morales qui régissent la société. Aussi se réfère-t-elle tout le temps à son passé déjà enseveli. Aux vexations des policiers, elle répond : « De mon temps, (...), les policiers parlaient aux dames avec respect.(...). De mon temps, désormais révolu, quand je vivais, mais c'est fini. »(A.f.60). Les Noirs subissent la violence sauvage du régime d'apartheid, tandis que pour les Blancs libéraux-humanistes, c'est un harcèlement frisant la risée. L'héroïne, expliquant à l'ambulancier, que l'enfant, John, qui vient d'être renversé par un car de police, a perdu beaucoup de sang, se voit rabrouer sans ménagement : « Ce n'est pas grave, dit l'ambulancier d'un ton cassant. »(A.f.74). Dans ce même registre de vexation, l'inspecteur de police qui vient chez elle, enquêter après l'assassinat de John, lui tint un langage irrespectueux, après qu'elle ait demandé où se trouvaient ses livres disparus lors de la perquisition : « Nous n'allons pas manger vos livres, madame Curren. Vous récupérerez tout quand ce sera terminé. »(A.F.196). Et le médecin, le docteur Syfret brille par ses propos grossiers, alors qu'elle ne demandait que sa réaction aux effets secondaires des médicaments qu'elle absorbe : « Je ne me doutais pas que vous me considériez encore comme votre médecin traitant, (...) Je ne donne pas de consultation par téléphone. » (A.f.207). Donc, Elizabeth Curren, au même titre que les Noirs, vit la persécution du régime. En effet, dit John-Bosco Adotevi : « Le Blanc qui voudrait faire un effort de compréhension vis-à-vis du Noir et aller à sa rencontre, fait figure de contrevenant violant les lois de l'Etat et s'exposant à ses sanctions.50(*) ». Les intellectuels noirs, aussi, vivent sous la menace perpétuelle du système raciste. Claude Wauthier dira que « le militantisme des meilleurs parmi les premiers les a conduits en prison ou en exil, tels Peter Abrahams, Ezekiel Mphahlele, Alex La Guma, Bloke Modisane, Denis Brutus : l'engagement littéraire des plus éminents par les seconds leur a coûté soit le retrait de leur passeport, ainsi pour Alan Paton et Athol Fugard, soit pour Nadine Gordimer, l'interdiction de deux romans.51(*) ».
Ce conflit de culture entraîne la bipartition de la société coloniale. La séparation des races se reflète sur l'habitat. L'incompréhension et la peur mutuelle favorisent cette dichotomie manichéenne. * 41 Edward W. Said, Culture et Impérialisme, op.cit. ; p.44. * 42 Michel Théron, Comprendre la Culture générale, op.cit. ; p.122. * 43 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1989, p.8. * 44 Albert Memmi, Portrait du colonisé, op.cit. ; p.87. * 45 Charly-Gabriel Mbock, Comprendre Ville cruelle d'Eza Boto, Paris, Les Classiques africains, 1992, p.22. * 46 Céline, Voyage au bout de la nuit, op.cit. ; p.138. * 47 Céline, op.cit. ; p.125. * 48 René Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1938, p.98. * 49 J.Alvarez-Péreyre, Les guetteurs de l'aube, p.24, cité par Catherine Belvaude, Littérature d'Afrique Australe, Paris, Silex, 1985, p.9. * 50 John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la société internationale, Dakar-Abidjan, NEA, 1978, p.25. * 51 Claude Wauthier, Préface de André Brink, Au plus noir de la nuit, Paris, Stock, 1976, p.7. |
|