3.3.2. L'idéologie implicite
L'idéologie implicite d'une oeuvre
dramatique traduit la réalité sous-jacente et subtile du texte.
Cela se perçoit après une analyse minutieuse du texte par le
biais du discours que tiennent les personnages. L'idéologie implicite
est virtuelle, contenue dans l'oeuvre sans être formellement
exprimée. On peut la percevoir par déduction.
A la réflexion, Jean Paul Sartre
pose dans Les Mains Sales les problèmes à un tout autre
niveau. C'est celui d'une stratégie et d'une tactique propres à
réaliser un certain projet dont on pense, à tort ou à
raison, qu'il est bénéfique pour le plus grand nombre donc pour
le pays. Dans Les Mains Sales, le Régent, le Pentagone et le
Parti ont chacun leur conception et cherchent à les appliquer.
Dans Les Mains Sales, nous avons
une illustration vivante du marxisme avec de grandes stratégies
communistes et du socialisme. La pièce présente à cet
effet deux types de classes sociales à savoir la classe bourgeoise
représentée par le Parti au pouvoir et celle des exploités
incarnée par le Parti prolétarien qui se bat pour la
démocratie, pour la liberté, pour une société sans
classes.
La notion de classe sociale est essentielle dans le
marxisme : c'est la base de son analyse critique de la
société. Selon le marxisme, il existe principalement deux classes
dans la société dite bourgeoise et capitaliste, et qui sont
définies par les rapports de production.
La classe des exploiteurs et celle des
exploités, autrement dit la bourgeoisie capitaliste et le
prolétariat. La bourgeoisie possède et détient les moyens
de production, tandis que le prolétariat subit les conditions
draconiennes de travail que lui impose la classe dominante.
Dans cet ordre des principes de la politique marxiste, il
existe une vérité intangible qui a force de postulat ; le
Parti communiste, émanation et incarnation du prolétariat, est
infaillible et ses décisions sont sans appel : quiconque s'y
opposerait en toute bonne foi et pour les raisons les plus valables, serait
réputé traître et traité comme tel. C'est ici le
cas de Hoederer, membre influent et Secrétaire Général du
Parti prolétarien. Ses camarades du Parti ont estimé à un
moment donné qu'il s'éloignait de la droite ligne tracée
par le Parti. Il oeuvrait à ce que le Parti prolétarien s'allie
à la classe bourgeoise en vue de partager le pouvoir avec celle-ci.
Or le Parti prolétarien exige une
fidélité et une soumission aveugle de tous ses membres, en vue de
l'objectif unique qui est la prise du pouvoir. C'est donc pour cette raison que
Hoederer a été qualifié de traître social.
A cette fin, pour la prise du pouvoir, le
seul critère est celui de l'efficacité indépendamment de
toute considération morale ou humaine. De ce fait, les dirigeants du
Parti peuvent se trouver amenés à travestir la
vérité par l'omission, le mensonge et la falsification, et
même s'il le faut la « suppression physique de
l'adversaire », cet adversaire serait-il un militant ou un
dirigeant convaincu. Il peut arriver, en revanche, que le Parti ou certains de
ses membres influents se trouvent dans le cas de transiger et de composer,
momentanément, avec l'adversaire même
« bourgeois ». C'est ce que l'on appellera alors,
dans un cas comme l'histoire de notre corpus, de la part des chefs responsables
du Parti « se salir les mains »,
nécessité à laquelle ils se résignent de plus ou
moins bon gré, sans que leurs scrupules éventuels ne soient
jamais pris en compte.
Quant à l'aspect socialiste de notre corpus,
l'on s'en aperçoit à travers les actions menées par
Hoederer, actions qui ne peuvent se justifier de socialiste qu'en
établissant un rapport avec celles de Hugo Barine.
Etre « socialiste »,
c'est éprouver un sens aigu de l'existence sociale, en
société, et donc une répulsion quasi-instinctive pour tout
ce qui privilégie indûment l'individu et l'individualisme, le
caractère privé de la proprieté, ainsi que la recherche
égoïste par chacun du bonheur individuel. Cet individualisme, c'est
ce qu'affichent les libéraux. Avant tout ils sont pour
l'épanouissement personnel en tous domaines : intellectuel, moral,
économique, politique, culturel et religieux. Ils sont devenus
insensibles aux effets de leur choix idéologique et de leur comportement
pratique.
Pour Hugo Barine, une urgence se fait
voir : sauver et protéger en toute circonstance les
intérêts du Parti, seulement le Parti et rien que le Parti. Hugo,
de ce fait, est en opposition avec la réalité et fait montre de
son individualisme bourgeois qu'il avait avant d'entrer au
Parti. : « Je respecte les consignes, mais je me
respecte aussi moi-même et je n'obéis pas aux ordres idiots qui
sont faits exprès pour me ridiculiser ». Aussi son
individualisme voire égocentrisme se montre tout aussi dans certains
aspects de son discours que nous
évoquons : « Quand l'armée rouge chassera
le régent, nous aurons le pouvoir pour nous seuls ».
A la lecture de ces deux discours et ce, par
contraste, nous constatons que Hugo Barine évoque simultanément
les pronoms « je » et
« nous ». Cette remarque montre combien de fois
Hugo ramène tout à lui. Ces nombreuses énumérations
contrarient du coup la position sinon le désir de Hugo quand il entrait
dans le Parti. : « J'ai adhéré à
ce Parti le jour où j'ai compris ce que c'était l'injustice
sociale... ». Son aspiration en principe était celui
d'oeuvrer pour l'avènement d'une société sans injustice
sociale où chacun serait récompensé en fonction de son
mérite.
La conception de Hoederer, celle qui nous
intéresse le mieux, est celle qui ne peut fonctionner en
collectivité, tandis que celle de Hugo ne fonctionne que pour
l'individu. Hoederer est celui-là même que l'on qualifie de
traître social ; puisqu'il veut collaborer avec le Parti au pouvoir
dans l'intérêt du peuple.
Devant l'avancement de l'armée rouge qui se
traduit par des destructions massives, Hoederer ne voit qu'une seule issue. Son
Parti doit accepter de faire des concessions dans l'intérêt du
peuple : accepter les pourparlers organisés par le Régent en
vue de collaborer avec la classe bourgeoise.
L'avantage pour Hoederer, à travers cet acte,
réside en une simple protection du peuple pour lequel on lutte.
De même, en mourant, il protège Hugo en
mentant, en se déclarant responsable pour un acte qu'il n'ait pas
commis.
A travers cette défense il refuse les
intérêts individualistes et collectivistes aveugles. Il
défend la personne humaine qui n'est pas seulement individualiste mais
aussi sociale.
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