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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998
  

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2. Le Livre brisé : problématique et hypothèses

Se limiter à ces quelques remarques théoriques et poétiques sur l'autofiction reviendrait à donner une interprétation incomplète de l'oeuvre de Doubrovsky. En effet, il s'avère qu'au fil du temps celle-ci connaît une évolution, voire une transformation, dans laquelle le « narrateur prend ses distances avec son néologisme sans le renier complètement », écrit J. Lecarme71(*). H. Jaccomard fait ce même constat : « Serge Doubrovsky renonce peu à peu à son pacte d'origine comme le prouve la progression sur les cinq [premiers] volumes »72(*). C'est pourquoi, nous nous proposons d'analyser plus particulièrement le cinquième volume, Le Livre brisé, qui, rien que par son titre, interpelle qui connaît déjà les récits de Doubrovsky. Contrairement aux autres volumes : Fils, Un amour de soi, La Vie l'instant et L'Après-vivre - seul le premier, La Dispersion, fait exception -, le titre Le Livre brisé porte effectivement plus sur la forme que sur le fond, plus sur le « livre » lui-même, plus précisément sur sa « brisure », que sur l'expérience vécue de l'auteur-narrateur-personnage, même s'il peut malgré tout, malgré la présence de l'article défini « le » et l'absence de l'adjectif possessif « mon », sous-entendre l'expression « coeur brisé »73(*) ou même, par la reprise de l'assonance en [i], « vie brisée », qui fait écho avec le titre du volume suivant, L'Après-vivre. Qu'est-ce à dire ?

Si l'on s'en remet à la critique littéraire, la « brisure » de ce « livre » est, comme nous venons de le voir, l'indice du fait que notre auteur se désolidarise d'avec son autofiction. Reprenons par exemple les dires de Jaccomard. En faisant suite aux analyses de Lejeune74(*), elle avance que cette autofiction est, du fait de son « étiquetage » (« roman »), « un refus des responsabilités morales et juridiques qui accompagnent le pur pacte autobiographique »75(*). De ce fait, en arrive-t-elle à s'interroger sur ce « que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky » et à constater que, dans ce livre, « le jeu de la vérité fait un retour en force : il ne s'agit plus de fuir ses responsabilités d'auteur mais de les étaler au grand jour ».76(*) Ainsi, ce livre ruinerait les fondements mêmes de l'autofiction et avec elle le « pacte romanesque ». Mais, à y regarder de plus près, ne pouvons-nous pas remarquer que l'auteur n'a, pour autant, nullement rompu avec ce « pacte romanesque » et que Le Livre brisé (Prix Médicis 1989) conserve, au même titre que les autres volumes, l'indication générique « roman » en page de couverture et en page de titre ?

Il convient de retenir, comme le laisse supposer le « titre-métaphore », que le « livre » est « brisé » en deux parties disjointes et qu'il rompt à son centre le projet autofictif jusqu'alors élaboré, pour se réorienter vers un récit plus proche de l'autobiographie canonique, fondée sur la traditionnelle question de la vérité, de la sincérité et de l'authenticité. Comme l'indique également le mouvement de la création chez Doubrovsky, mouvement illustré par la structure même de la narration, à savoir l'absence d'une division en chapitres dans la deuxième partie « Disparition », qui contraste avec les treize chapitres de la première partie « Absences », il apparaît qu'arrivé à celle-là le narrateur n'a plus l'entière maîtrise de son histoire et de son discours, qu'il subit autant qu'il choisit cette brisure77(*). Mais, peut-on pour autant ignorer ce « pacte romanesque » et affirmer qu'il s'agit finalement d'une autobiographie comme les autres ?

Par conséquent, nous apporterons quelques nuances aux conclusions faites par Jaccomard, car l'opposition radicale qu'elle énonce entre le récit autofictionnel et Le Livre brisé occulte précisément ce « pacte romanesque ». Ainsi, l'étude de ce récit nécessite de revenir sur cette brisure et de reconsidérer ce roman en tant que tel, puisqu'il s'agit, par une « mise en abyme »78(*), d'un roman réflexif, c'est-à-dire d'un roman du « livre » qui se « brise » et plus précisément d'une critique du roman dans le roman. D'ailleurs, Sartre y verrait très certainement un « anti-roman », car « il s'agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu'on semble l'édifier, d'écrire le roman d'un roman qui ne se fait pas, qui ne peut pas se faire »79(*) et qui, pour le nôtre, va jusqu'à se briser. Dans ces conditions, nous pouvons émettre l'hypothèse que le propre du Livre brisé est d'être ni une autofiction, ni une autobiographie, mais un roman et une autobiographie, soit un roman-autobiographie80(*) - puisque le récit conserve son statut de roman et se dirige de plus en plus, au fil des pages, vers le genre autobiographique, on assiste à une superposition des deux genres -, et ainsi d'être non pas une brisure du « pacte romanesque » mais plutôt une brisure des fonctions et des résultats attendus d'une telle écriture. C'est pourquoi, un attachement particulier doit être accordé aux raisons pour lesquelles cette écriture est sciemment bouleversée, et par conséquent, aux bouleversements quant aux intentions de l'auteur, car, en effet, l'autofiction répond à des intentions et à des projets précis sur lesquels il convient de revenir. Pour ce faire, nous retiendrons un projet central et deux autres consécutifs à celui-ci.

De même que chez Colette (pour ne prendre qu'un exemple parmi tant d'autres romanciers), mais pour des raisons qui sont évidement particulières à celle-ci, ce qu'a très justement observé L. Baladier81(*), on peut légitimement trouver chez Doubrovsky et dans son dessein d'une écriture autofictive un projet existentiel. Ce projet part chez notre auteur d'une réflexion sur la condition métaphysique de l'homme qui définit l'être-soi comme fondamentalement « fictif » :

L'évidence cartésienne n'est pas détruite, mais réduite à l'instantanéité, la ponctualité pure. Si je pense, je suis, c'est sûr. Mais, sans l'aide de Dieu, ce que j'ai été, ce que j'ai pensé se dissout dans l'incertain, le probable, l'imaginaire. Descartes dirait : imagination. Je dirai : fiction. « Je suis un être fictif » n'est pas une formule littéraire, c'est une vérité existentielle.82(*)

Aussi, à travers la dialectique du récit autobiographique et de la narration romanesque, Doubrovsky élabore dans chacun de ses récits le projet d'analyser lucidement et de « réincarne[r] »83(*) fictivement cet être-soi « fictif », et ce faisant, de créer un sens clair à son être et à son vécu, et d'extraire de cet « être fictif » une matière de roman à inspiration poétique et lyrique.84(*)

Pour chaque roman, Doubrovsky vise, par la fictionnalisation, à ressaisir la dernière étape de sa vie - époque encore récente qui concerne déjà l'« être fictif » et passé -, à dépasser les situations auxquelles il a été confronté, à dominer en tant qu'auteur son expérience vécue (celle désormais du personnage-narrateur), à marquer une période de conversion et le passage à une nouvelle existence, mais aussi à surmonter ses nostalgies (de son enfance passée auprès de sa mère - décédée le 26 février 1968 -, de ses amours perdues), et par l'écriture, à libérer ses maux et ses traumatismes de guerre. À ce premier projet se mêle alors un second, qui est le projet thérapeutique. Parce que son écriture lui assure une vitalité et un équilibre, il confère aux mots un pouvoir salvateur :

Corneille, fort longtemps avant Freud, avait remarqué : À raconter ses maux, souvent on les soulage. Mais, comme la parole, le soulagement qu'elle apporte risque d'être éphémère. Par écrit, on est inscrit. Plus important encore, par écrit, notre vie prend sens. [Le Livre brisé, p. 257]

Il attribue alors à son écriture un pouvoir de conquête sur son être, c'est-à-dire une vérité personnelle, lucide et assumée. Pour preuve, nous pouvons nous référer à la citation suivante, où Doubrovsky établit un lien de similitude entre son autofiction et la cure psychanalytique :

L'autofiction, c'est sans doute là qu'elle se loge : image de soi au miroir analytique, la « biographie » que met en place le processus de la cure est la « fiction » qui se lira peu à peu, pour le sujet, comme l'« l'histoire de sa vie ». La « vérité », ici, ne saurait être de l'ordre de la copie conforme, et pour cause. Le sens d'une vie n'existe nulle part, n'existe pas. Il n'est pas à découvrir, mais à inventer, non de toutes pièces, mais de toutes traces : il est à construire. Telle est bien la « construction » analytique : fingere, « donner forme », fiction, que le sujet s'incorpore. Sa vérité est testée comme la greffe en chirurgie : acceptation ou rejet. L'implant fictif que l'expérience analytique propose au sujet comme sa biographie véridique est vrai quand il « marche », c'est-à-dire s'il permet à l'organisme de (mieux) vivre.85(*)

En outre, on peut trouver chez Doubrovsky et à travers le jeu du miroir et de la fiction un troisième projet qui se joint au premier et qui est le projet narcissique, car cette autofiction est aussi « autofriction, patiemment onaniste »86(*). En somme, elle doit répondre à « une question majeure »87(*) qui est le besoin d'« un amour de soi ». L'extrait suivant, tiré d'un article autocritique de Doubrovsky, est tout à fait révélateur :

[...] la notion d'« autofiction » ou de « roman vrai » répond à une demande d'amour [...]. Là où l'autobiographie classique avait valeur apologétique, l'autofiction aurait ainsi valeur séductrice.

La personne qu'il s'agit de séduire, avant d'être le lecteur éventuel, la femme aimée, c'est surtout l'auteur lui-même. Loin d'être projection d'une autosatisfaction, le projet autofictif est compensation, par le biais de la fictionnalisation d'un profond ennui, voir de dégoût (cf. « In vino » [le titre d'un chapitre du Livre brisé]) de soi, d'un rejet de sa propre existence, à laquelle il va falloir refaire sinon une beauté, du moins retrouver un intérêt.88(*)

Ainsi, Doubrovsky entretient avec son double diégétique une relation spéculaire. Pour qu'un ouvrage autofictionnel soit véritablement mené à terme, il faut que l'auteur parvienne à un reflet spéculaire avec le personnage romanesque et, grâce à celui-ci, à un dévoilement et à une possession de son être. Il ne s'agit pas simplement d'un retour dans le passé mais d'une construction de l'être-moi faite au jour le jour, d'une « conquête existentielle »89(*) faite au fur et à mesure des étapes de la vie et de l'oeuvre, pour qu'enfin, ensembles, l'auteur et son double romanesque finissent par se confondre et s'engager dans une vie nouvelle, dans un avenir. C'est par exemple Un amour de soi qui, après 380 pages, après des relations tendues et la séparation entre le protagoniste et Rachel, débouche, au dernier paragraphe, sur la rencontre amoureuse avec Ilse, et de ce fait, sur un nouveau projet de vie, sur un avenir prometteur. Ainsi, contrairement à l'autobiographie traditionnelle, l'autofiction n'est pas seulement une rétrospection, elle est aussi et avant tout une prospection.

Maintenant que l'évolution de l'oeuvre de Doubrovsky est relevée, que le « pacte romanesque » est retenu et que le projet fondamentalement existentiel (et thérapeutique et narcissique) pour le concept d'autofiction est défini, il devient possible de relire Le Livre brisé, et de le considérer non pas comme une pure autobiographie mais comme un roman-autobiographie. Il apparaît bien que si l'autofiction trouble l'autobiographie traditionnelle, ce roman trouble l'autofiction. En effet, Le Livre brisé révèle les perturbations de l'autofiction et de la « conquête existentielle » qui ont pour effet la brisure dans la relation spéculaire entre Doubrovsky et son double diégétique. Pour le démontrer, cette étude procédera à l'examen : des perturbations de l'autofiction ; de la brisure de la symbiose entre fiction et autobiographie ; et du reflet contradictoire, d'une part fantasmatique/autofictionnel et d'autre part réel/autobiographique, de l'auteur.

* 71 J. Lecarme, « L'autofiction : un mauvais genre ? », art. cit., p. 227; op. cit., p. 268.

* 72 H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 99.

* 73 Comme le remarque justement H. Jaccomard, ibid., p. 186.

* 74 Voir en particulier : « Autobiographie, roman, nom propre », in Moi aussi, op. cit., p. 37-72.

* 75 H. Jaccomard, op. cit., p. 98.

* 76 « Que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », in Littérature, décembre 1993, p. 44.

* 77 Cette brisure est manifeste à la couverture de l'édition « Livre de poche » (1991), où sur un fond vert, s'étend une tache d'encre qui contraste avec ce vert et qui symbolise très certainement cette brisure de la maîtrise de l'écriture.

* 78 Nous employons ce terme dans le sens que lui a donné Gide, à savoir toute « oeuvre dans l'oeuvre » (M. Butor), et selon la définition de L. Dällenbach : « est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'oeuvre qui la contient », in Le Récit spéculaire (Essai sur la mise en abyme), Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 18.

* 79 Préface au Portrait d'un inconnu de Nathalie Sarraute, Gallimard, 1947, coll. « Folio », 1977, p. 9.

* 80 Nous utilisons cette catégorie générique selon la définition donnée par H. Godard, dans la troisième partie de son ouvrage Poétique de Céline, op. cit., voir surtout p. 371.

* 81 Voir L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), op. cit., p. 53. Voir surtout du même auteur, « Autobiographie et fiction chez Colette », Actes du colloque Le génie créateur de Colette (1-2 juin 1992), in Cahiers Colette, n°5, 1993, p. 85-91. Cette analyse a été développée par D. Delter : « Colette : l'autobiographie prospective », in Autofictions & Cie, RITM, n°6, 1993, p. 123-134.

* 82 « Textes en main », art. cit., p. 210. Voir à ce sujet R. Robin, « L'autofiction, le sujet toujours en défaut », in Autofiction & Cie, op. cit., p. 73-86.

* 83 Ibid., p. 212.

* 84 Au sujet de Colette, L. Baladier écrit : « [...] il s'agit, à travers la dialectique des apparences de l'autobiographie et de la réalité de la fiction, de mettre au jour une `créature exorcisée' [...] et de tirer de cet `exorcisme' une matière de poésie. », art. cit., p. 89.

* 85 « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 77.

* 86 Quatrième page de couverture de Fils.

* 87 « Textes en main », art. cit., p. 209.

* 88 Ibid., p. 214.

* 89 L. Baladier, « Autobiographie et fiction chez Colette », art. cit., p. 91.

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