Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky( Télécharger le fichier original )par Jérôme Peras Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998 |
Première partie : Les perturbations de L'autofictionAfin d'appréhender la perturbation de l'autofiction, il convient tout d'abord de (re)préciser quelques points. Bien que retraçant son expérience vécue, Doubrovsky laisse jouer son imagination dans le cadre de chaque ouvrage. Cette expérience, que l'autobiographe tente de rapporter à travers la fragilité de sa mémoire, est dans l'autofiction reprise et modifiée en fonction de cette imagination. Mais celle-ci n'est pas pure invention de soi, de son identité et de son existence, elle est avant tout compensation et dépassement de la fragilité et des lacunes de sa mémoire. Il s'agit tout d'abord de rassembler ses souvenirs composites et fragmentés, et de combler ses « Trou[s] de mémoire » (pour reprendre le titre du premier chapitre du Livre brisé) : `Fiction, de faits et d'événements strictement réels.' Fragments épars, morceaux dépareillés, tant qu'on veut : l'autofiction sera l'art d'accommoder les restes. Comme la psychanalyse, d'ailleurs, par le biais de la théorie, arrive à sa propre construction. L'autofiction produira, par le canal de l'écriture, son propre texte.90(*) Par le travail d'écriture, par la transposition de son vécu en une histoire fictionnelle, soit par l'agencement des faits et des événements de sa biographie selon un argument, un scénario et un cadre spatio-temporelle qui « serv[ent] de fourre-tout à la mémoire »91(*), Doubrovsky recompose son passé (à la page 105 du Livre brisé, il est justement question d'un « passé recomposé »). En d'autres termes, il recouvre ce passé moins à travers la remémoration qu'à travers la fictionnalisation. La vérité qu'il propose n'est alors pas de l'ordre de l'autobiographie pure, c'est-à-dire de la « copie conforme » (selon la terminologie de Lejeune92(*)), soit de l'adéquation référentielle, mais de l'ordre de l'autofiction ou du fantasme, d'où le pacte romanesque et le « je soussigné » (toujours selon la terminologie de Lejeune93(*)). Contrairement à l'autobiographe, l'auteur de l'autofiction ne prétend pas à une vérité objective, mais à une vérité toute personnelle. Tout comme le psychanalyste peut construire sa vérité « par le biais la théorie », l'auteur de l'autofiction construit sa vérité « par le canal de l'écriture ». Ainsi, à travers son autofiction, Doubrovsky accède à une « conquête existentielle », c'est-à-dire à une possession, à une analyse lucide et à une vérité assumée sur son être. C'est pourquoi, l'autofiction n'est pas sans rapport avec la psychanalyse94(*), comme l'affiche clairement la citation ci-dessus. Ce rapport est encore plus évident dans les deux articles autocritiques de Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse » (art. cit.) et « Autobiographie/vérité/psychanalyse » (art. cit.), et dans le scénario même de Fils. Fils a pour cadre fictif une journée et pour trame fictionnelle le travail d'analyse de quelques « vrais »95(*) rêves ; cette journée débute sur la prise en note d'un des rêves (présenté à la page 71) du personnage-narrateur, se poursuit entre onze et douze heures par une séance psychanalytique et par l'analyse de ce rêve (au troisième chapitre, celui au coeur de l'ouvrage, « Rêve »), et se clôt en début de soirée sur un cours universitaire et sur la reprise de cette analyse, à travers une étude de Phèdre (1677) de Racine (au dernier chapitre, « Monstre »). En cela, Fils se présente, si l'on peut dire, comme une version romanesque de Die Traumdeutung (1900 ; traduit en 1926 par La Science des rêves, puis en 1967 par L'Interprétation des rêves) de Freud. Quoi qu'il en soit, Freud, son oeuvre et sa psychanalyse constituent ici, pour l'écriture autofictionnelle, un fil conducteur et une base théorique, et pour la « conquête existentielle », un modèle idéal. Il apparaît que, concernant Le Livre brisé, le modèle est moins Freud que Sartre et que la fiction est moins psychanalytique qu'existentialiste. En effet, dans ce roman, l'autofiction entretient des rapports étroits avec Sartre, son oeuvre et sa philosophie. Ils y occupent même une place centrale, au point que, dans la première partie, le chapitre 4 a pour titre « Sartre » et que les chapitres 4, 6 (« Fondement »), 8 (« Maîtrise ») et 10 (« In vino ») ont pour principal sujet cet écrivain, l'homme et son oeuvre. Mais si cette dernière prend une telle importance, c'est que Doubrovsky veut montrer combien elle reflète sa propre entreprise d'écriture. Il écrit justement à propos de Sartre, à la page 26 de son article « Sartre : autobiographie/autofiction », que ce « qui traverse cinquante ans d'écriture et plus de quinze mille pages », c'est le « désir » de « maîtrise absolue du sens, [de] réappropriation de soi et du monde par la philosophie et l'écriture littéraire »96(*). Il nous est alors possible de saisir avec pertinence les raisons pour lesquelles notre auteur emprunte la voie de Sartre : grâce à celle-ci, il peut espérer mener à terme son autofiction et avec elle son projet existentiel. Aussi, le procédé qui consiste à insérer dans le roman des extraits d'oeuvres littéraires n'est pas nouveau. Déjà dans Fils, notre auteur introduisait Phèdre de Racine. Comme il a été dit ci-dessus, cette tragédie fait l'objet d'une explication de texte, mais le lecteur peut aisément percevoir qu'à travers elle, Doubrovsky s'identifie successivement aux personnages de Phèdre, de Thésée, d'Aricie, d'Hippolyte et du monstre.97(*) De la même façon, sont insérés dans la première partie du Livre brisé, et ce dans le cadre (fictionnel) de la préparation d'un cours, quelques propos sur La Nausée (1938) de Sartre et surtout une longue analyse des Mots (1964). Par ce procédé, Doubrovsky tente de s'identifier à Roquentin- Sartre98(*) et à Poulou.99(*) Dès lors, il nous est permis de mieux comprendre l'objectif de cette identification : grâce à celle-ci, notre auteur souhaite pouvoir donner une image déformée, reformée de lui-même, construire son double diégétique comme personnage romanesque et entretenir avec lui une relation spéculaire. Par conséquent, une attention toute particulière doit être portée aux relations qui s'établissent entre le projet existentiel et le modèle sartrien que Doubrovsky utilise pour écrire son autofiction. En effet, ces relations semblent être à l'origine des perturbations de l'autofiction et de celles de la création du double diégétique. 1. LA FICTION SARTRIENNE1.1. Lecture et écriture chez Doubrovsky : la voie sartrienneDès la parution de ses écrits, c'est-à-dire depuis la publication de son recueil de nouvelles Le Jour S (Mercure de France, 1963) et de sa thèse Corneille et la dialectique du héros (Gallimard, 1964) Doubrovsky n'a cessé de mener de front la lecture critique et l'écriture romanesque. Mais précisément à cause de cela, il s'est créé entre ces deux activités une influence réciproque. En effet, dès le début des années 1970, Doubrovsky entreprend en même temps une étude psychanalytique de l'oeuvre proustienne La Place de la madeleine : écriture et fantasme chez Proust (Mercure de France, 1974) et une écriture romanesque Fils (1977), de sorte que M. Miguet-Ollagnier remarque que « chacun de ces deux livres reflète partiellement les préoccupations de l'autre et qu'ils se sont mutuellement engendrés. »100(*) Aussi, se produit-il le même phénomène lorsque dans les années 1980, Doubrovsky reprend et développe quelques unes de ses études critiques dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre (1988), et rédige son roman Le Livre brisé (1989).101(*) Cette influence réciproque devient telle que dans ce dernier roman lecture et écriture finissent par se confondre et ne faire plus qu'un. Si la lecture critique joue un aussi grand rôle dans l'écriture du Livre brisé, c'est qu'il s'est instauré un rapport singulier entre Doubrovsky et l'oeuvre qu'il étudie, comme le révèle déjà Autobiographiques : de Corneille à Sartre. Cet ouvrage se compose de deux parties distinctes : la première a pour titre « Rétrospections » et pour objet d'analyse les oeuvres de Corneille et de Proust, et l'autofiction dans Fils ; la seconde, « Prospections », est exclusivement consacrée au double emploi (fictionnel et autobiographique) du « je » chez Sartre. Par cette bipartition, Doubrovsky marque une époque de changement personnel - d'un côté, il fait en quelque sorte le bilan de ses travaux sur Corneille et Proust ; de l'autre, il en vient à se tourner exclusivement vers Sartre - et inscrit dorénavant son « engagement personnel »102(*) dans ses lectures des écrits sartriens.103(*) Pour preuve, nous retrouvons dans Le Livre brisé : Sartre, pour moi, n'est pas n'importe quel écrivain. C'est moi, c'est ma vie. Il me vise au coeur, il me concerne en mon centre. Corneille, Racine, après trois siècles, ne sont plus personne. Des oeuvres sans auteurs, des mythes. J'adore en eux des fantômes. Proust, ses duchesses, déjà enterrés avant ma naissance. J'ai remâché avec joie sa madeleine, je lui dois d'infinis bonheurs tardifs. Mais Sartre. Ses livres ont jalonné mon existence. [p. 71] Rien que par cet extrait, on peut remarquer combien ses liens avec Sartre sont devenus exclusifs et combien son admiration pour celui-ci l'a rendu quasi insensible à tout autre écrivain. D'ailleurs, les rapports qu'il entretient avec lui sont tels qu'il les compare lui-même à une solide amitié, voire même à une liaison amoureuse : Un auteur qu'on aime fait autant partie d'une vie qu'un ami, qu'une femme aimé. Les rapports qu'on tisse avec lui, au fil des ans, font partie du tissu intime. [p. 149] Cette intimité est encore plus explicite quand pour décrire sa rencontre avec l'homme et sa lecture de l'oeuvre il utilise la métaphore sexuelle104(*) : « Je suis ravi. Au septième ciel. » [p. 71] ; « Je plane. Avec un texte pareil, je m'envoie aussitôt en l'air. » [p. 111] ; « Chaque fois que je le lis, je jouis. » [p. 74]. Mais cette métaphore est sans surprise si l'on se réfère justement, comme le fait Doubrovsky, à la théorie sartrienne sur la littérature et sur la nature des rapports entre auteur et lecteur : « Qu'est-ce que la littérature ? Le rapport de l'auteur au lecteur est analogue à celui du mâle à la femelle. » [p. 114].105(*) Dès lors, les oeuvres de Sartre ne sont pas sans influencer Doubrovsky-lecteur/Doubrovsky-auteur de l'autofiction : « Des morceaux de son oeuvre, je me les suis tellement assimilés, ils coulent dans mon sang, dans mon corpus. » [p. 73]. Plus précisément, cette lecture est présentée par notre auteur comme essentiellement féconde pour l'élaboration de son miroir autofictionnel, pour la recomposition de son expérience vécue et pour sa « conquête existentielle », ce que confirme l'extrait suivant : « Ma vie. La réelle, l'imaginaire, je l'ai retrouvée, transsubstantiée mais quintessentielle, à chaque étape, en lisant Sartre. » [p. 152]. De ce fait, en arrive-t-il à suivre les traces de Sartre pour composer son roman Le Livre brisé qui, selon ses propres dires, est un « ouvrage imprégné jusqu'aux moelles de Sartre »106(*) : « Ses bouquins m'ont éclairé à mesure, guidé comme des phares. Il n'a pas évité tous les écueils, qu'importe. Son itinéraire balise mon trajet. » [p. 72]. On peut alors affirmer que la lecture et l'écriture répondent au même besoin, puisqu'elles sont toutes deux motivées par le désir d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p. 253], comme le révèlent les deux citations suivantes, où prédomine le lexique de l'eau, métaphore de l'écriture : [...] j'ai hâte d'étancher ma soif. De moi, d'émois, de mots. Je cours me rejoindre dans mon oasis, j'ai besoin de m'abreuver à la fontaine où je coule de source. [p. 254] 107(*) Toujours m'irrigue. J'ai besoin, de temps à autre, de m'y retremper. Dans son flux intarissable de mots, dans sa jaillissante coulée. J'y puise des forces, une vertu baptismale, [Sartre] me ranime. Si je reste trop longtemps loin de lui, je suis en manque d'ablutions sartriennes. À sec. [p. 149] 18 Ainsi, ce lexique met en évidence le parallélisme des démarches de lecture et d'écriture, et révèle encore que l'écriture de Sartre permet à Doubrovsky de poser les bases de sa propre écriture. Celle-là est le point d'ancrage de celle-ci ; l'oeuvre de Sartre aide notre auteur à s'engager dans l'écriture autofictionnelle ou, pour reprendre la métaphore, à « lev[er] l'encre » [p. 255] : Quelque part entre l'Être et le Néant et la Nausée, l'Imaginaire et le Mur. C'est là que je suis arrimé, là que je m'encre. C'est dans son flot d'écriture.[p. 74]18 Plus encore, cette oeuvre lui permet d'appréhender son existence : Je n'ai cette relation d'existence avec aucun autre écrivain. Justement, parce qu'il a sans cesse tenté de penser, dans la totalité de ses dimensions, rien que ça, qu'une chose : l'existence. [p. 149-150]
De ce fait, ne serait-ce qu'en feuilletant Le Livre brisé, le lecteur peut aisément retrouver nombre de citations de Sartre, toutes insérées en caractères italiques, et s'il persiste à parcourir ce roman, il peut s'apercevoir que notre auteur emprunte largement la voie de Sartre pour parler de lui-même, pour élaborer son autofiction et pour parvenir à la « conquête existentielle ». * 90 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 213. * 91 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 69. * 92 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 35-41. * 93 Ibid., p. 19-35. * 94 À ce sujet, voir J. Pacaly, « De quelques récits de cure », in Cahiers de sémiotique textuelle, n°8-9, 1986, p. 191-205. * 95 S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 176-7, note 13 : « [...] la section médiane, « Rêves » (pp. 131-291), est constituée de `vrais' rêves, consignés dans un carnet par l'auteur, fictivement `analysés' en cours d'écriture à partir de `restes' purement inventés pour les besoins de la cause romanesque [...] ». * 96 in Revue des sciences humaines, n°224, octobre-novembre 1991, p. 26. * 97 Comme le remarque M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », in Les Temps Modernes, n°542, septembre 1991, p. 133-134. * 98 C'est ainsi que S. Doubrovsky désigne nommément ce personnage à la page 159 du Livre brisé et dans « Phallotexte et gynotexte dans La Nausée », in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 95-122. * 99 Afin d'être plus exhaustif, nous ajouterons Un amour de soi, car si ce roman ne contient aucune analyse littéraire, son titre, qui est une déformation parodique d'Un amour de Swann (1913) de Proust, et son épigraphe, empruntée à ce même ouvrage (« Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ») indiquent une identification plus ou moins grande de Rachel d'Un amour de soi à Odette de Crécy d'Un amour de Swann et de S. Doubrovsky-personnage au personnage de Swann - personnage anticipé du narrateur (« je », nommé par deux fois Marcel) d'À la recherche du temps perdu (1913-1927). * 100 M. Miguet-Ollagnier, « Critique/autocritique/autofiction », in Les Lettres romanes, n°43, août 1989, p. 195. * 101 Voir M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 132-153. * 102 Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., « Avant-propos », p. 7. * 103 Nos observations rejoignent ici l'analyse faite par M. Miguet-Ollagnier, aux pages pp. 132, 133 et 134 de «`La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit. * 104 H. Jaccomard relève également ce vocabulaire à connotation sexuelle, à la page 400 de son ouvrage, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit. * 105 Cf. Sartre, Situations, II, Gallimard, 1948, p. 134. * 106 « Textes en main », art. cit., p. 211. * 107 Les caractères gras sont de nous. |
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