Envoyé Spécial : une approche de l'environnement à la télévision française (1990-2000).( Télécharger le fichier original )par Yannick Sellier Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master 2 Histoire et Audiovisuel 2007 |
c- Envoyé spécial, le pari impossible ?Pourtant lorsque l'idée de lancer un tel programme est annoncée publiquement, l'enthousiasme de Paul Nahon et Bernard Benyamin se heurte vite aux réticences des acteurs de l'audiovisuel dans leur ensemble, en particulier celles des chaînes privées. Et à ce titre, les rédacteurs des articles de Télérama (10 janvier 1990) ou du journal Le Monde (15 juin 1990) certes très favorables à la mise en place d'un tel magazine, se font surtout l'échos des réserves émises par les détracteurs quant aux chances de succès d'une telle initiative. Ce magazine fait en effet suite à une tentative avortée en 1987, de diffusion irrégulière, le jeudi à 22h30, d'émissions d'un magazine similaire, Edition spéciale. Envoyé spécial se distingue cependant, par la régularité (diffusion hebdomadaire de septembre à juin) et l'horaire de sa diffusion (en première partie de soirée). La proposition d'un tel magazine est encore perçue comme a priori aux antipodes d'une « télévision du divertissement ». Cette conception, prônée par les principaux responsables des chaînes de télévision (dont Claude Contamine), est admise à la fin des années 1980 par la une large part de l'opinion publique : l'audience d'une chaîne en première partie de soirée ne saurait être assurée par d'autres programmes que les jeux télévisés, les variétés ou les fictions. Dans le même temps s'accumulent les critiques toujours plus virulentes de la part de certains intellectuels (dont Michel Serres, un des futurs responsables de La Cinquième) et des acteurs de l'audiovisuel26(*) ; ils exhortent les chaînes à diversifier leur offre et à ne pas tenir le téléspectateur en otage du choix des programmateurs, dicté par l'importance acquise (surtout depuis l'apparition des chaînes privées entre 1984 et 1986) des recettes publicitaires dans l'équilibre financier des chaînes de télévision. Programmer un magazine d'information et le maintenir constituent donc le commencement du renversement des tendances d'un paysage audiovisuel qui verra le service public affirmer sa spécificité et sa cohérence au début des années 1990. Les animateurs se prévaudront par ailleurs, comme pour s'en féliciter, de l'austérité de leur magazine qui aurait été à l'origine de la réussite et du maintien de leur magazine à une heure de grande écoute. Bernard Benyamin l'explique ainsi : « Nous ne ressemblions ni à Drucker, ni à Foucault, ni à Guillaume Durand. Les téléspectateurs pensaient sans doute que nous n'étions pas très souriants, plutôt coincés et que nous avions une tête d'enterrement. Paradoxalement, ça a joué en notre faveur. [...] nous aurions [pu faire] un grand show [...]. Ce n'est pas ce que nous voulions. »27(*). On peut tempérer cet avis car la logique du divertissement n'est pas totalement absente de l'esprit de ses concepteurs. La télévision, c'est aussi du spectacle. Ils en sont conscients. Leur logique de programmation alternant les sujets difficiles et les sujets un peu plus légers, l'atteste. D'autres éléments tenant à la conception des reportages permettent encore de comprendre les raisons du succès de leurs émissions. Mais avant, voyons le détail des programmes qui concurrencent et renforcent paradoxalement la position d'Envoyé spécial tout au long de la décennie étudiée. On peut en effet comprendre les réserves des commentateurs lorsque l'on observe la programmation des chaînes concurrentes tout au long des années 1990. En 1990-1992, TF1, FR3, La 5 et M6 diffusent le jeudi soir des films et téléfilms. Si la programmation de M6 et FR3, devenu France 3 en septembre 1992, ne change pas au cours de la décennie, celle de TF1 évolue pour se stabiliser à partir de 1994 avec la diffusion de séries telles Julie Lescaut, Navarro ou encore à partir de 1998, Les Cordiers, juge et flic. Une telle programmation participe d'une stratégie de fidélisation d'un public à la manière d'Envoyé Spécial, mais dans le registre de la fiction. D'autre part, Envoyé Spécial est plus ou moins concurrencé sur son propre terrain, tout du moins celui du traitement des faits de société, à partir de 1992, par la programmation de soirées Thema, sur la chaîne ARTE, occupant des plages nocturne du réseau hertzien laissé vacant après l'échec de La 5. L'émission Envoyé Spécial semble donc concurrencée sur tous les fronts : par TF1 concernant la fidélisation d'un public, par ARTE concernant le traitement de sujets de société, enfin par M6 et France 3 s'agissant du contenu, fiction contre reportage. En réalité, Envoyé spécial reste, au moins jusqu'à la fin des années 1990, le seul magazine d'information identifié comme tel par le public dans le paysage audiovisuel. Ceci lui confèrera en partie les bases de son maintien. Sources : résultats accessibles dans le logiciel Médiacorpus à l'Inathèque à partir de 1995. Dès 1990, l'émission passe ainsi la barre des 20 % de part de marché. Ensuite et jusqu'en janvier 2000, Envoyé Spécial draine un public régulier. Même s'il oscille entre trois millions et sept millions de spectateurs selon les sujets, ceci équivaut malgré tout à une part de marché moyenne de 22,1 %, soit environ 4,5 millions de spectateurs chaque jeudi soir28(*). On remarque aussi dans le graphique des audiences (1995-2000) que la part des femmes qui regardent Envoyé spécial est constamment un peu plus importante que celle des hommes. Paul Nahon et Bernard Benyamin précisent dans un entretien paru en juin 1997 : « Chaque numéro de notre magazine coûte 1 million de Francs - un Navarro, 5 à 6 millions, un film de cinéma, 2 à 3 millions [pour sa diffusion seulement] - et rapporte en publicité avant et après l'émission de 1,3 à 1,5 millions de Francs. C'est rentable mais pas assez pour une chaîne privée ... »29(*) Le budget de l'émission a ainsi augmenté de même que sa durée. L'émission passe, entre 1990 et 1992, de 650 000 F pour 52 minutes30(*), à un budget d'un million de Francs pour 1h30 d'émission. Tandis que sur le même temps, le nombre de sujet diminue (pour se stabiliser à une moyenne de trois par émission) alors que la durée des reportages augmente (de dix à vingt, voire trente minutes en moyenne). * 26 Serres Michel, Leglu Dominique, « Entre pédagogie et culture », dans Blum Sylvie, Dumas François (dossier coordonné par), Science et Télévision, Dossiers de l'Audiovisuel [n°31], Institut National de l'Audiovisuel/La documentation Française, mai/juin 1990, pp.. 32-33 * 27 Rey Jean-Noël (propos recueilli par), Benyamin Bernard « Envoyé Spécial : rigueur et austérité », Cinémaction, Paris, 1997, p. 76 * 28 Fleury Claire, « Un Français sur quatre », TéléObs, Paris, 30 mai -3 juin 1998, p 10. * 29 Cornu Francis, « Envoyé Spécial, l'info en vedette », Le Monde Télévision-Radio-Multimédia, Paris, 22-23 juin 1997, cité dans Dossiers de l'Audiovisuel n°76, Paris, Ina/La documentation Française, 1997, pp.. 39-40 * 30 Leclère Thierry, « Deux sur A2 », Télérama, n°2087, Paris, 10 janvier 1990 |
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