Envoyé Spécial : une approche de l'environnement à la télévision française (1990-2000).( Télécharger le fichier original )par Yannick Sellier Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master 2 Histoire et Audiovisuel 2007 |
B- La gestion de l'environnement et les entrepreneurs.Dans la bataille qui tantôt oppose, tantôt rallie les industriels et les entreprises à la prise en compte de la qualité d'un environnement sain et respecté, se joue à court terme, une question d'argent et d'intérêts, et à moyen terme une question de légitimité du discours et de pouvoir. Le propos d'Isabelle Stengers, auteur d'un article sur le « développement durable », nous apporte un éclairage intéressant à ce sujet. Selon, elle : Les représentants de ce que l'on appelle les nécessités économiques sont nombreux et dotés d'un discours admis comme compétents : inventif articulé et puissant, capable même de se représenter en garant de la satisfaction des besoins et du bien être des populations. Les questions liées à l'environnement se présentent, elles, en ordre dispersé et ceux qui les expriment peuvent toujours être contestés, définis comme peu objectifs, comme solidaires de valeurs subjectives car l'environnement donne rarement à ses représentants le pouvoir de la démonstration. Sauf lorsque celle-ci est devenue redondante : tel développement, en effet, n'est pas durable.120(*) Le temps qui opposait les partisans d'une croissance zéro (comme pouvait la préconiser le Club de Rome en 1968) aux partisans d'un développement à tout prix, est passé. Dans les années 1990, les lois concernant l'environnement se font plus contraignantes. Le « bien être collectif » devient, du fait de l'application de ces lois, un enjeu commun à l'économie et à l'écologie politique. Dans Envoyé spécial, les industriels et entrepreneurs qui étaient, avant 1992, mis presque tous sur le banc des accusés, se trouvent à partir de 1997 départagés entre non pas les bons et les méchants, mais plutôt entre les adjuvants et les opposants à une gestion de l'environnement concertée avec les citoyens et leurs représentants. Voyons en quels termes Envoyé spécial se fait à la fois porte-parole et critique des industriels, en particulier dans les domaines de l'agroalimentaire et du transport routier a- Envoyé spécial à l'épreuve de la communication environnementale.En 1991, la Chambre du Commerce International publie une « Charte pour le développement durable » applicable aux entreprises. En 1992, la Déclaration de Rio considère que « l'environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considéré isolément »121(*). Certains entrepreneurs et industriels essaient alors de conformer leurs activités à ces nouvelles attentes. Lorsqu'en France, certaines de ces attentes deviennent des obligations (ex. : loi de 1985 obligeant les industriels de la vallée du Rhône à réduire leurs rejets polluants), les industriels et entrepreneurs valorisent leurs efforts, consentis bon gré mal gré, par une communication, interne et externe à l'entreprise, de leurs actions en faveur de l'environnement. Pour Michel Ogrizek, théoricien de la communication environnementale au début des années 1990 : « Le discours environnemental est le seul susceptible d'allier éthique et technique »122(*). Il permet entre autres de résoudre partiellement un problème posé au début des années 1990, à savoir le progrès technique, prôné d'abord par les industriels et entrepreneurs avant les scientifiques, est-il compatible avec une réelle amélioration des conditions mais aussi de la qualité de vie ? Avec les industriels, les agriculteurs ont, pendant longtemps, été dénoncés comme partisans d'un mode de croissance « prédateur » de l'environnement. A la fin des années 1980, la découverte de concentrations importantes de nitrates dans les nappes phréatiques provenant des produits employés par les agriculteurs pour améliorer le rendement de leurs terres, provoque une remise en cause globale de la profession. Si bien qu'au début des années 1990, la Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitations Agricoles et la Confédération Paysanne proposent un contrat social entre les agriculteurs et la nation à propos de la Nature123(*). Des mesures sont prises pour réduire les externalités négatives de l'activité agricole. Et avec la loi sur le paysage, les agriculteurs acquièrent un nouveau statut : ils se posent en gardiens d'une certaine image de la France, celle des campagnes entretenues par les « paysans ». Image en adéquation avec les nouvelles attentes d'une population française, essentiellement citadine, qui considère les territoires hors des villes principalement comme des lieux de promenade. Parallèlement le pouvoir des municipalités et celui des consommateurs se renforce. En 1995, la Commission européenne propose une « Charte des dix commandements de la consommation durable ». Cette charte impose à la fois des droits et des devoirs à un consommateur considéré comme plus responsable et autonome. Suivent, la même année, la « crise de la vache folle » et la mise en place du « principe de précaution ». Le citoyen et consommateur, de suspicieux qu'il était, est amené à devenir vigilant. Envoyé spécial se fait donc l'instrument de cette vigilance en tentant de décoder, pour le téléspectateur, les tenants et les aboutissants de la récente évolution des techniques agricoles et de leur impact sur l'environnement. En effet, Après la mécanisation et l'utilisation de substances chimiques, les avancées de la biologie, et notamment de la génétique, permettent d'envisager à partir de 1997, une amélioration décisive des conditions et du gain de production. L'autorisation en France, fin 1997-début 1998, de la culture à caractère expérimental du maïs transgénique braque contre Dominique Voynet les scientifiques et associations, relayés par la presse et l'audiovisuel. Pourquoi ? Envoyé spécial, 25-09-1997, 21h40, fin du reportage « Les lobbies ». Corinne Lepage, ancienne ministre de l'environnement, explique la difficulté qu'elle a rencontrées pour mettre en place la « loi sur l'air » / Dominique Voynet, nouvelle ministre de l'environnement, se dit forte de son expérience de militante pour savoir distinguer les intérêts réels des manipulations. / Une mise en abîme du rôle de la télévision et du magazine d'information. Tous deux permettent un dialogue entre intervenants éloignés en même temps qu'une confrontation : les engagements seront-ils tenus ? L'avenir et Envoyé spécial le diront aux téléspectateurs. Le magazine Envoyé spécial, traitant de ce sujet au cours de deux reportages, diffusés un peu avant et un peu après la controverse, témoigne d'u- ne radicalisation, quelque peu contradictoire, du discours à l'encontre des organismes génétique- ment modifiés (OGM). Paul Nahon et Bernard Benyamin reviennent, en 2007, sur leur prise de position : « Sur les OGM, on a tapé bien fort contre MONSANTO. Très bien. Je m'interroge aujourd'huis, est-ce que ce sont vraiment des choses nuisibles ? Je ne suis pas sûr. [...] Quand on voit aujourd'huis, José Bové et sa bande d'agriculteurs qui saccagent les cultures, moi ça me fait hurler. Et je me dis : est-ce qu'on est pas en train de passer à côté d'un vrai progrès ? [...] Aujourd'huis, peut-être par réaction, je ferai quelquechose pour réhabiliter les OGM. » Petit retour, dix années en arrière. Le 17 avril 1997, Envoyé spécial diffuse « Les graines du futur », l'un des premiers reportages sur le sujet en France. Les précautions de langage du commentaire en voix-off en témoignent. Le début du reportage présente un Parlement européen peu intéressé par le sujet (images d'un hémicycle quasiment vide) et peu compétent dans le domaine (troubles d'une députée qui avoue n'être pas chimiste mais juriste). Une loi, adoptée le 16 janvier 1997, sur l'étiquetage des produits contenant des organismes génétiquement modifiés, est jugée peu cohérente, puisque l'on doit indiquer, par exemple, la présence d'OGM dans un concentré de tomates mais pas obligatoirement dans les ingrédients employés pour la fabrication d'une pizza. Plus que l'expression d'une inquiétude, cette mise en situation légitime d'abord l'enquête que mènent les journalistes Florence Mavic et Hervé Pozzo pour essayer de comprendre et de faire comprendre ce que sont les OGM et quels sont leurs apports. Le reportage se poursuit donc, assez logiquement, à l'intérieur de laboratoires où des scientifiques expliquent au téléspectateur, grâce à des schémas et des images de synthèses, en quoi consiste une « manipulation génétique ». D'autres personnes interviennent pour énumérer les avantages divers et variés des nouvelles semences obtenues : combattre les insectes nuisibles, produire plus proprement en dépensant moins d'énergie, et argument ultime, éliminer la faim dans le monde. Après la diffusion du reportage, les journalistes soulignent le fait que les OGM n'apportent rien aux consommateurs, c'est à dire qu'ils ne sont ni bénéfiques ni menaçants. Mais ils permettent aux utilisateurs et aux fabricants - et plus aux seconds qu'aux premiers étant donné le coût - de ces semences, d'augmenter leurs ressources financières. Interrogés au cours du même reportage, certains scientifiques expriment néanmoins leurs doutes : les effets sur la faune (perturbation éventuelle de la chaîne alimentaire) et sur la flore (risque de contamination des autres plantes du fait de la pollinisation) sont inconnus. D'autre part, les journalistes évoquent une méfiance, toute relative, des consommateurs. A ce propos, l'insuffisance d'information des consommateurs constitue le principal reproche du reportage à l'encontre des industriels du secteur agroalimentaire. Mais un responsable de Nestlé, interrogé dans son bureau après quelques plans montrant la modernité de l'architecture du siège social, assure que des critères de qualité très stricts sont respectés. D'autre part, après qu'un des journalistes l'ait interrogé sur un éventuel « amalgame des OGM avec la « vache folle » », un membre de Greenpeace France répond qu'il s'inquiète avant tout de l'insuffisance des réactions des pouvoirs publics face à une crise ou à un danger éventuel. Un représentant de MONSANTO (un des plus gros fournisseurs mondiaux de semences et de produits servant à amélioration des cultures) ajoute, en substance qu'« Il faut expliquer aux Français que la même chose est produite dans les même conditions ». Ce que font les journalistes, comme nous l'avons vu plus haut, mais avec des intentions différentes de MONSANTO. En effet, en dépit de leur côté rassurant, tous les discours sur le sujet restent assez flous. Les journalistes le soulignent d'ailleurs dans le commentaire et les problèmes sur lesquels on se focalise, sont d'une part, un manque d'information -du côté des scientifiques-, de l'autre, un défaut d'information - du côté du secteur agroalimentaire. Des détails confirment une prise de position défavorable aux OGM. Le premier, c'est l'utilisation, en fond sonore, du poème symphonique « L'apprenti sorcier», composé par Paul Dukas. Le second, c'est la conclusion du reportage, sur fond de musique chorale (une métaphore musicale de l'Humanité ?): « Manger n'est pas sans danger [observer la consonance des mots danger/manger] La vie sera-t-elle réellement meilleure ? » « La Nature fait très bien les choses toute seule. ». L'introduction des OGM se fera donc « pour le meilleur et pour le pire » (« pire » étant le dernier mot du reportage !). Si comme le dit MONSANTO, l'utilisation des OGM ne change vraiment rien, alors pourquoi les utiliser ? Et si ça change quelquechose, est-il alors bien raisonnable de les utiliser ? Les journalistes se prononcent donc implicitement pour une application du « principe de précaution » et pour une interdiction, pour la France et pour le moment, de la consommation et de la plantation d'OGM. Le 16 septembre 1999, le ton et le titre du reportage « L'or vert » se font plus vindicatifs. Le premier conseil de prudence des journalistes ayant été mal perçu, le discours se fait plus radical afin d'être entendu. Aux OGM s'ajoute, dans le reportage, une autre problématique : celle de la « brevetabilité du vivant ». Le reportage commence en Amazonie par une malédiction, lancée à l'encontre de ceux qui, non initiés par les indiens, tenteraient de s'approprier les plantes médicinales de leurs ancêtres ; ces plantes provoqueraient alors folie et toxicomanie. Or ceux qui, justement, essaient de faire un inventaire mondial et complet des plantes médicinales et de leurs propriétés, travaillent, pour l'essentiel et d'après le reportage, dans l'entreprise MONSANTO. La malédiction leur est donc indirectement adressée. Et pour cause. Pascal Stellata, auteur du reportage, fait la description d'une entreprise qui cache mal son jeu. Derrière des apparences écologistes, derrière la volonté de nourrir et de guérir le monde, MONSANTO possèderait dans ses serres « des milliers de plantes prêtes à envahir le marché mondial ». Par ailleurs, le lourd passé de l'entreprise doit faire craindre les conséquences néfastes de la propagation d'OGM dont MONSANTO est le premier promoteur. Ainsi voit-on quelques images tirées des archives de l'Institut National de l'Audiovisuel : épandage de PCB, dioxine et agent orange utilisé durant la guerre au Viêtnam. Autant de maux qui ont affecté la terre et les humains, et dont MONSANTO serait responsable par un biais ou par un autre. « MONSANTO dirige tout, contrôle tout. », explique-t-on encore en voix-off. Des agriculteurs français, mécontents, disent que MONSANTO verrouille le marché de la semence en introduisant un gène stérilisateur qui empêcherait de réutiliser la semence d'une année à l'autre. Vérité ou simple rumeur ? MONSANTO est implicitement accusé à la fois de piller les ressources des pays en développement et d'être un acteur de la dégradation passée, et donc à venir de l'environnement. Concernant les OGM proprement dit, un des scientifiques, ayant déjà exprimé ses réserves quant à l'impact sur la faune et la flore dans le reportage de 1997, intervient de nouveau dans ce reportage. Le Premier Ministre lui a confié un travail d'expertise en 1998. En 1997, le scientifique travaillait encore sur logiciel informatique ; on le voit ici travailler sur le terrain. Ses travaux l'ont amené à tempérer son jugement. L'impact sur la faune et la flore est apparemment moins significatif qu'il ne le pensait quatre ans auparavant. Les OGM ne seraient donc pas nécessairement un mal. On s'aperçoit que le reportage, en étant complémentaire, semble soudainement contradictoire. En revenant sur le cas des agriculteurs français, on se rend compte qu'ils ne se prononcent pas tous et unanimement contre la production d'OGM. Ils reprochent simplement à une entreprise de profiter d'une situation (temporaire ?) de monopole. Dans les faits, un sondage réalisé par l'Ifen, montre que 80% des agriculteurs sont prêts à planter des OGM, en 1998124(*). Ce qui est en jeu, plus qu'une question de santé ou d'environnement, c'est une question éthique et une question politique. Comment faire en sorte de mettre réellement au service de l'humanité les bénéfices de la recherche scientifique couplée aux savoirs ancestraux ? Dans le reportage, un membre du ministère de la Recherche intervient pour expliquer que les Français, associés à d'autres pays européens, se sont lancés dans un programme de recherche similaire afin de rendre public, c'est à dire accessible au plus grand nombre, le résultat de leurs investigation et de casser la situation de monopole dont MONSANTO profite avec quelques autres entreprises. Que ce soit l'agriculture biologique, les OGM ou la brevetabilité du vivant (qui concerne surtout les entreprises pharmaceutiques), ce ne sont jamais vraiment les conséquences sur l'environnement qui sont mises en avant. Ces conséquences seraient plutôt la toile de fond d'une scène publique sur laquelle s'affrontent, dans un jeu de dupes, nous disent les journalistes, le secteur privé et le secteur public. Chacun veut tirer la couverture vers soi et montrer en quoi il agit pour l'environnement, pour le bien des générations futures ou pour une écologie repensée à l'aune du progrès scientifique. Acteurs privés et publics utilisent toutes les stratégies de la communication environnementale. Face à tant de bonnes intentions affichées, la confusion du journaliste le porte à accuser tantôt les uns, tantôt les autres de désinformation. Et les téléspectateurs ne sont pas plus avancés que les journalistes. Puisque les recherches menées par le scientifique ne sont pas présentées comme suspectes et que le ministère de la Recherche apparaît comme le garant d'une publicité et d'une transparence des recherches, on peut estimer que le dernier reportage corrobore l'action de l'Etat et l'autorisation de Dominique Voynet. Et ce en dépit de tout ce que nous avons pu dire au début de l'analyse. Cependant, fait remarquable, le consommateur s'exprime peu dans le premier et ne s'exprime pas dans le deuxième reportage sur les OGM. Il semble exclu des discussions concernant les OGM. Et ce n'est pas q'une impression puisque Le livre blanc sur la sécurité alimentaire, rédigé dans le même temps par la Commission Européenne, exprime le souhait que s'impose une communication sur le risque. Autrement dit, faisant référence à un modèle vertical venu d'en haut, les pouvoirs publics se borneraient à expliquer la solution retenue sans pour autant y associer la société civile125(*). Les reportages d'Envoyé spécial rendent compte de cette communication à sens unique. Parallèlement, ils s'en font aussi l'instrument. Mais le ton employé, critique voire acerbe, constitue une tentative pour avertir malgré tout le téléspectateur et lui permettre de réintégrer le processus des prises de décision. * 120 Stengers Isabelle, « Le développement durable, une nouvelle approche ? », Alliage, n°40, automne 1999, p. 32 * 121 Vigneron Jacques, Francisco Laurence, La communication environnementale, Paris, Economica, 1996, p. 18 * 122 Cité dans Vigneron Jacques, Francisco Laurence, Op. Cit., p. 25 * 123 Thibaut Luc, « Agriculture et environnement, planification, marché ou contrat social », dans Vinaver Krystyna (dir.), La crise de l'environnement à l'Est, Pays en transition et expérience française d'une économie mixte, Paris, L'Harmattan, 1993, pp.. 147-154 * 124 Institut National de l'Environnement et de la Nature, La sensibilité écologique des Français, Paris, Editions Techniques et Documents, 2000, p.12 * 125 Boy Laurence, « Le principe de précaution, de la gestion des crises à la représentation lisible des choix de vie », dans Pour une nouvelle culture du risque, Alliage, n°48-49, automne 2001, p. 91 |
|