Les travaux de la psychodynamique du travail21 ont
mis en évidence le caractère décisif du besoin de
reconnaissance des individus dans « la dynamique de la mobilisation
subjective de l'intelligence et de la personnalité » (DEJOURS
Ch. 1998 p. 37). Elle participe, dans ce sens, pleinement à la
construction de l'identité des femmes et des hommes au travail. De
nombreux travaux de médecins du travail, de psychologues, d'ergonomes et
de sociologues ont également mis en évidence la souffrance
engendrée par la multiplication des injonctions paradoxales et la perte
de sens du travail qui s'en suit pour les individus.
Il existe de nombreux facteurs intervenant dans la
difficulté à définir les critères de la
reconnaissance de la quantité et de la qualité du travail.
L'évolution du langage est significative à cet
égard. On ne parle plus, de qualification, ou d'expérience pour
préférer les termes de « performance » et de «
compétences ». Le « savoir être » a tendance
à supplanter le « savoir faire ». Et la performance
dépend de plus en plus de la capacité à s'adapter en
permanence aux variations, aux aléas, aux imprévus pour
réaliser les objectifs fixés. D'où un affaiblissement de
la prescription du travail, dont le pendant est la montée en puissance
d'une prescription d'objectifs et de responsabilités. Nous avons ainsi
assisté à un désengagement progressif des
hiérarchies vis-à- vis des modalités d'exécution du
travail. L'organisateur a cédé la place au « manager ».
La fiche de poste a été remplacée par la lettre de
mission. Le spécialiste en organisation du travail ou le
chronométreur prétendait connaître le travail ; le manager
n'a plus cette prétention. Ses connaissances sont constituées de
savoirs, sans lien avec les contenus techniques des activités qu'il doit
encadrer : outils de gestion et fragments de sciences humaines constituant une
sorte de technologie des services de ressources humaines.
On pourrait penser que du fait du désengagement des
hiérarchies vis-à-vis des modalités de l'activité
de travail, la pression du pouvoir qui lui est attachée se soit
amoindrie. Or, il n'en est rien. Le contrôle ne s'est pas
relâché, il s'est plutôt modifié en donnant plus
d'autonomie pour gagner en contrôle social. Il s'exerce selon des
modalités différentes de ce que nous connaissions
antérieurement. Il est assumé par des individus plus
éloignés du métier qu'autrefois (PIOTET, 2002) et il
repose sur des indicateurs de plus en plus abstraits. Ces indicateurs ne sont
pas neutres. Ils sont constitués, tout au long de la chaîne
hiérarchique, par des indicateurs comptables pour l'activité et
des indicateurs « moraux » pour les salariés. Ils
sont définis, à la suite des entretiens d'évaluation,
devenus de véritables « couperets » pour
l'évolution de la carrière et la formalisation de l'avenir
professionnel. La nouvelle logique d'approche des compétences et son
volet d'évaluation à partir de valeurs telles « le savoir
être », nous semble, particulièrement peu pertinente et
dangereuse à cet égard.
La psychodynamique et la médecine du travail nous
apprennent que la
souffrance au travail survient précisément,
à partir du moment où « les
contradictions de
l'organisation du travail ne trouvent plus d'issue dans le débat
21 Et en particulier les travaux de Christophe DEJOURS et d'Yves
CLOT (Laboratoire de psychologie du travail du CNAM à Paris).
social et sont portées par les salariés sur
le mode de l'indignité personnelle » (DAVEZIES, 2005).
À partir de là, ceux qui souffrent, ceux qui
tombent malades, ce sont principalement, ceux qui ne peuvent se résoudre
à laisser couler, qui prennent malgré tout au sérieux les
enjeux du travail dans des situations où ces enjeux sont
écrasés par les contraintes des logiques financières. Ces
tensions entre normes marchandes et normes sociales qui sont
vécues au coeur de l'activité, dans leurs dimensions les plus
concrètes, posent des questions politiques et éthiques
fondamentales auxquelles sont confrontées nos sociétés. Le
paradoxe est qu'elles sont vécues, au travail, le plus souvent, dans
l'isolement et donc traitées comme témoignant de
défaillances personnelles, avec un sentiment de honte.
Les exigences de libéralisation et de globalisation
des marchés financiers, depuis les années 70, ont
entraîné une irruption des logiques financières dans
l'organisation du travail et dans la gestion des hommes, qui s'est traduite par
une course permanente à la réduction des coûts et à
la progression de la productivité apparente du travail. Nous touchons
là, les ressorts de l'un des paradoxes de la période : alors que
les dimensions qualitatives prennent une importance croissante dans
l'activité, les modes d'évaluation purement quantitatifs,
statistiques, comptables, les évaluations en termes de débit qui
sont ceux de la chaîne taylorienne tendent à être
appliquées à l'ensemble des activités. Comme le disait
Pierre Bourdieu : « on voudrait nous faire croire que c'est le monde
économique et social qui se met en équations »
(BOURDIEU, 1998, p. 41).
Le caractère réducteur de cette approche se
traduit par l'ignorance des managers des dimensions de l'activité qui ne
s'expriment pas en termes de valeurs marchandes.
Ce processus a des conséquences qui vont donner un
caractère dramatique à cette évolution. Dans ces
conditions de pression à « l'abattage » et de restriction sur
les moyens, de nombreux salariés culpabilisent de ne pas réussir
à maintenir le niveau de qualité qu'ils estiment
nécessaires pour leur travail. A tous les niveaux hiérarchiques,
on peut rencontrer des salariés qui ne se reconnaissent plus dans les
formes dégradées imposées à leur activité au
nom des contraintes économiques, ce qui engendre une
conflictualité autour des critères d'évaluation de la
qualité du travail :
· D'un côté, le management avec une
position très claire mais peu comprise : La qualité, c'est la
qualité pour le marché et dans le temps du marché
: « La qualité totale », l'excellence, c'est
le juste nécessaire. En faire plus qu'il n'est nécessaire pour
vendre, c'est gâcher des ressources collectives.
· Pour les salariés, la qualité renvoie
à des critères d'efficacité technique, « le bel
ouvrage », de développement de la
création de richesse, de justice et
d'authenticité.
Celui qui prétend faire plus, au nom des normes de son
métier et de ses propres conceptions éthiques est suspecté
de satisfaire des exigences personnelles. Il se fait plaisir. Il manifeste une
attitude individualiste. Ainsi, les salariés sont en permanence
incités à abréger, à en rabattre sur la
qualité, au nom d'évaluations focalisées sur des normes de
débit, sur les délais de réponse, sur les temps d'attente
et, au bout du compte, sur le résultat
d'exploitation. Les salariés se voient
encouragés à utiliser des techniques qui leur permettent, par
exemple, de se débarrasser d'un client trop exigeant (et donc non
rentable) ; techniques qu'ils connaissent, auxquelles ils ont parfois recours
mais qu'ils considèrent comme des pratiques honteuses qu'ils
réprouvent. Et tout cela est exprimé à travers des
discours franchement paradoxaux puisque les exigences de qualité sont en
même temps, toujours réaffirmées.
Cette problématique tend à se
généraliser parmi toutes les catégories de
salariés. Elle atteint des salariés appartenant à des
catégories autrefois à l'abri, qui éprouvent
également des sentiments d'amputation de leur professionnalisme. A
travers le sort qui est fait à leur investissement dans le travail,
à leur intelligence, à leur éthique, les salariés
ont de plus en plus le sentiment d'une inadaptation de leurs valeurs aux
exigences de leur travail à partir de l'impression, plus ou moins
inconsciente de perte, ou tout du moins, de la réduction de leur
capacité d'agir et donc du sens de leur travail et du travail dans leur
vie.
De telles situations modifient considérablement les
représentations sur le travail et pèsent sur le rapport salarial
et le climat social. Dès lors que ce qui est en jeu, c'est le sentiment
de faire un mauvais travail, il est difficile d'en débattre sans
s'exposer immédiatement à une accentuation du contrôle par
la hiérarchie. Chacun se débrouille comme il le peut avec les
manquements et les entorses aux règles de son métier. Les
repères communs définissant « un bon employé »
s'estompent, des dissensions surgissent entre collègues, le sentiment
d'appartenance à un groupe tend à se dissoudre et avec lui les
liens de solidarité, la capacité collective à affirmer le
point de vue du travail face à l'abstraction croissante de la
prescription. A la mesure de cet affaiblissement, s'installe une extrême
sensibilité (voire agressivité) aux remarques de la
hiérarchie, du public ou des collègues.
C'est là que la pathologie peut se nourrir, à
partir de la généralisation d'une souffrance qui ne trouve pas
l'écoute et la valorisation dont les individus ont besoin.
Il faut bien constater que la plupart des réponses
proposées par les « professionnels du psychisme » tendent
à cultiver une démarche d'individualisation, de culpabilisation
et de psychologisation de ces problèmes.
Les directions d'entreprise, recherchent des
réponses à la souffrance dans les multiples formes de gestion du
stress, de développement personnel et de coaching qui prolifèrent
sur le marché pour leur encadrement et plus généralement
pour le personnel qu'ils considèrent, comme stratégique. Il faut
bien admettre, que pour les opérateurs considérés comme
interchangeables, ce sont des solutions d'externalisation qui sont
privilégiées (sous-traitance, aide à la création
d'entreprise individuelles, « out placement », licenciement,
etc.).
Du côté des salariés, on peut remarquer
des réactions plus ou moins violentes de repli sur soi. D'une
victimisation favorisée par la mode du « harcèlement moral
», aux cas extrêmes de suicide ou de vengeances violentes sur les
individus qui personnalisent leur souffrance, on assiste à des
dérives qui trouvent difficilement une explication rationnelle pour ceux
qui ne connaissent pas en détail les itinéraires et les histoires
individuelles des concernés. Il convient, également de souligner,
l'augmentation de certaines pratiques addictives (drogues, alcool, tabac, etc.)
qui montrent la difficulté des individus à assumer un mal
être, d'autant plus difficile à admettre consciemment, qu'il
s'accompagne de la culpabilisation que fait naître le
sentiment d'impuissance.
Dans les deux cas, il s'agit d'approches
déconnectées des enjeux subjectifs de l'activité par
essence collective. Centrées sur l'individu dont elles prétendent
résoudre les problèmes, elles s'inscrivent dans le droit fil de
l'idéologie libérale ambiante.
On peut reprendre l'analyse d'Yves CLOT (1998, p.5) sur les
organisations du travail actuelles, fondées sur une équivoque de
la pensée managériale à la mode. Le paradoxe est
formulé entre :
D'un côté, « ce souci lancinant des
gestionnaires d'intensifier le rapport subjectif au travail »,
De l'autre, « cette même activité est
regardée le plus souvent comme le résidu temporaire de la
modernisation ».
Ce paradoxe, lui permet d'ordonner la condition
salariée contemporaine autour de deux catégories
symétriques : le « sur-travail » et le «
sous-emploi ».
· « Sur-travail », parce que
l'intensification de celui-ci apparaît comme une constante dans toutes
les activités en tant que composante essentielle de la
productivité apparente du travail pour ceux qui ont un emploi.
· « Sous-emploi » parce que le
recours croissant à la flexibilité externe et interne instaure,
de manière structurelle une catégorie de salariés sans
emploi ou avec un emploi précaire (temps partiel non choisi, CDD, stages
aidés, intérim, etc.).
Nous reprenons cette typologie, qui nous semble
particulièrement bien adaptée aux pratiques de la grande
distribution et qui permet d'explorer la nouvelle hiérarchie sociale qui
tend à se structurer dans les entreprises.