Il convient, sans doute, d'expliquer par cette contradiction,
l'une des causes essentielles de la crise qui touche, aujourd'hui, l'ensemble
des élites institutionnelles et des experts et de leurs modèles
explicatifs.
C'est, précisément, cet état de fait qui
fait émerger le besoin de repenser l'analyse du réel, en vue de
donner de la lisibilité (éléments de compréhension)
et de la visibilité (éléments de perspectives) aux
citoyens tant sur le plan macro-économique que sur le plan
micro-économique sur les critères et indicateurs de performances
et de gestion qui pourraient alimenter un débat plus fondé sur
des approches plurielles, s'inscrivant dans une conflictualité positive.
Il s'agit de rapprocher, non pas les points de vue, mais la
représentation des faits et des résultats à partir d'une
base commune et partagée de données et de concepts pertinents.
C'est ainsi, qu'il nous semble nécessaire
d'améliorer le contenu et l'utilisation du bilan social.
L'utilisation de l'ensemble des indicateurs globaux n'est
certainement pas aussi répandue qu'elle le pourrait. Leur diffusion sur
un support unique, avec des commentaires actualisés, en imposant un
calcul homogène, à partir d'une source fiabilisée (La
déclaration annuelle des salaires, DADS), est sans doute une des actions
souhaitables dans le cadre de la modernisation du dispositif législatif
et réglementaire sur le bilan social et son articulation avec les
données financières et économiques de l'entreprise et le
système d'information de la CNAMTS.
En effet, Il s'agit moins de contester le point de vue qui
fonde les outils classiques de l'évaluation du réel, que de
contribuer à l'émergence et la validation d'outils alternatifs
visant à faire reconnaître celui des salariés, à
partir de leurs besoins et de leurs intérêts spécifiques
(BOCCARA, 1985 et LOUCHART, 1995).
Notre pratique professionnelle au sein d'un cabinet
d'expertise et d'études au service de l'économie sociale, et plus
particulièrement des institutions représentatives des
salariés, a toujours été nourrie par la volonté de
surmonter cet écueil.
Elle se caractérise par la recherche de la
construction et de l'expérimentation de méthodes et d'outils
opératoires que les salariés et leurs représentants
peuvent s'approprier afin de mieux appréhender le réel. Cela nous
paraît être une condition essentielle pour leur permettre de
s'impliquer dans l'élaboration d'alternatives crédibles dans un
cadre d'action et de démocratie participative sans en galvauder le
concept, ce qui suppose d'avoir une claire conscience des enjeux de
l'évaluation.
Les multiples déséquilibres que l'on peut
observer dans les effets des pratiques
actuelles de gestion, tant au niveau des entreprises,
qu'à celui des institutions de régulation collective remettent en
question les modèles utilisés. Ils appellent à la
recherche, la confrontation et l'expérimentation d'autres pratiques
fondées sur une approche différente des critères
d'évaluation du concept de « performances ».
Le cas de CASINO illustre parfaitement cette
évolution. L'ensemble des matériaux recueillis (parole des
salariés, statistiques sociales, économiques et
financières) suggère, l'ouverture d'un véritable chantier
de mise en débat des théories et des pratiques de gestion des
entreprises par la « déconstruction » des critères
dominants actuels pour en tirer les enseignements dans le fonctionnement des
institutions sociales. C'est à ce prix que l'on pourra mieux traiter les
enjeux de la tension efficacité-santé par une approche
renouvelée de ces théories et de ces pratiques.
C'est le cas, notamment, pour le « coût du travail
» qui apparaît de plus en plus comme un mythe qui cache mal
l'antagonisme capital-travail toujours d'actualité et dont la domination
du premier, permet de moins en moins les régulations garantes de la
cohésion sociale.
L'exemple, parmi d'autres, des pratiques de la
négociation annuelle obligatoire des salaries dans les entreprises
(NAO), illustre la nécessité de repenser les critères
pertinents utilisés dans la négociation sociale. En effet, la
question de l'organisation du travail est exclue de fait, de la sphère
de la négociation, alors qu'elle devient de plus en plus centrale, au
coeur des questions de charge physique et mentale du travail, de ses
conséquences sur la santé, l'emploi et sur la reconnaissance du
travail et donc, de sa rémunération à sa juste valeur.
Ce n'est plus seulement une question de justice sociale, mais
cela relève d'un questionnement plus global, sur les capacités du
système et de la société à dépasser ses
propres contradictions et éviter le déclin. Cela pose le
problème d'un antagonisme croissant entre les normes sociales et celles
des marchés financiers. A l'échelle de l'entreprise, le
renouvellement des pratiques de négociation entre les acteurs sociaux
pour sortir d'un paritarisme de façade, nous paraît indispensable.
Une des voies à explorer étant celle des articulations
nécessaires dans les négociations entre
rémunération directe et indirecte, emploi, statut et organisation
du travail.
Par exemple, l'évolution divergente de la
productivité apparente (fig. 43) du capital (VA / Immobilisations) et du
travail (VA / FP) que l'on a vu au chapitre IV pour Casino, pose la question de
l'efficacité économique des pratiques de gestion actuelle,
considérant le personnel comme la principale variable d'ajustement.
Elles posent, par là même, la question du « coût du
travail » et suggère une remise en question du concept.
Tout d'abord, dans l'utilisation des mots. Pourquoi,
parle-t-on de « coût du travail », alors que l'on ne semble pas
considérer la rémunération des actionnaires comme un
coût ? Chez Casino, en 2004, elle représentait 2,3% du CA contre
0,4% en 1992. Il s'agit bien d'un coût, puisqu'il s'agit de
rémunérer le capital que les actionnaires mettent à la
disposition de l'entreprise en tant que facteur de production de valeur. Dans
le cas du « travail vivant », le terme de « coût »,
nous semble mal adapté pour caractériser une
rémunération dont l'objectif est d'abord de reproduire la force
de travail au sens de MARX (1859). Elle constitue, par là même, au
moins en partie, un investissement pour financer un travail potentiel dans le
futur.