Chapitre V - Des enseignements qui
réinterrogent l'efficacité des performances de gestion dans les
entreprises et les institutions sociales et appellent une approche et des
critères pluriels pour les définir et les évaluer
Ainsi, les résultats qui se dégagent de l'analyse
du cas Casino font émerger plusieurs séries de questions :
· Est-il possible de cerner et de traiter les causes
profondes des problèmes de santé que révèle
l'augmentation de l'absentéisme maladie et de l'accidentéisme ?
Quelles sont les responsabilités de chacun des acteurs ? Comment les
inciter à oeuvrer pour se doter des outils nécessaires à
un état des lieux partagé dont le suivi, permette une
amélioration de la situation et surtout, la mise en oeuvre d'une
véritable politique de prévention ?
· Est-il efficace de diminuer les cotisations sociales ?
Comment est pris en compte le lien entre état de santé et
dépenses de santé ? Quels problèmes de financement de la
Sécurité Sociale cela induit ?
· Qui sont les acteurs de la solidarité
nationale, en matière de santé et comment pourrait-elle mieux
jouer son rôle ? Les questions de l'intégrité physique et
psychique de l'homme au travail ne sont-elles pas traitées sur le seul
mode de la norme et de la réparation et ne participent-elles pas peu ou
prou à masquer les échecs de la prévention ?
A. Une nécessaire remise en question des
critères dominants dans l'approche de la gestion et de l'organisation du
travail dans les entreprises
La progression de l'absentéisme lié à la
maladie et à l'accidentéisme, en tant que faits sociaux,
résulte de multiples ruptures intervenues dans le rapport salarial
marqué, notamment, par l'émergence et le développement de
nouvelles politiques d'emploi associées à de nouvelles formes
d'organisation du travail et de son statut. Elles ont contribué à
la déstructuration de ce rapport et eu pour effet la fragilisation des
salariés.
Cette fragilisation est alimentée par une
dégradation des conditions d'emploi et de travail qui contribue à
un affaiblissement des identités professionnelles construites
jusqu'alors, sur des représentations collectives et partagées.
Celles-ci ont perdu de leur force avec les nouvelles logiques d'organisation et
de gestion des entreprises, dominées par les marchés financiers
et la rentabilité à court terme.
Nous avons pu constater dans notre travail de recherche, que
ces risques ne sont pas virtuels. Leurs conséquences sur le «
coût du travail » sont considérables, (GIRAULT-LIDVAN et
LIDVAN, 1999). et il n'est pas concevable d'en dédouaner les
entreprises, en laissant à la société le soin d'en
financer les écarts et les dérives et en particulier, les
dégâts sur la santé.
La grande distribution a joué un rôle
déterminant dans ce processus, à partir de
sa naissance dans les années 1960, époque
paradoxale de l'apogée du statut salarial, en introduisant de nouvelles
organisations du travail tayloriennes visant à ajuster l'emploi par son
morcellement aux rythmes minutés de l'activité et surtout des
impératifs de rentabilité dictés par le marché.
C'est le début, non pas de « la fin du travail » ou
« la fin de l'emploi stable », mais d'une phase de
déréglementation tous azimuts, facilitée par l'explosion
du chômage.
L'analyse des données de l'emploi dans les 40
dernières années, met en évidence une forte
corrélation entre les niveaux du chômage et le caractère
choisi ou subi de la mobilité. La peur du chômage met les
salariés dans l'obligation « d'accepter » une mobilité
interne et externe contrainte, caractéristique des horaires et des
emplois atypiques. C'est l'insécurité de cette contrainte qui
tisse les ressorts de la « métamorphose de la question sociale
» (CASTEL R. 1995), dont les problèmes resurgissent sur le devant
de la scène des débats sur les enjeux de
société.
Pour autant, la précision et la justesse du
diagnostic, exigent l'intelligence de ne pas noircir un tableau suffisamment
préoccupant, au risque de favoriser le sentiment de fatalité, au
lieu d'ouvrir les perspectives du champ des possibles et la
crédibilité de réponses alternatives à ce
tableau.
D'autant que dans le même temps, l'intensification et
la densification du travail du travail se poursuivent et constituent
l'essentiel de la progression de sa productivité apparente. Sans que ni
les managers, ni les institutions sociales ne s'intéressent suffisamment
à leurs conséquences sur la santé au point d'oublier que
les contraintes physiques et organisationnelles non seulement ne se
réduisent pas, dans la majorité des cas, mais, au contraire ont
tendance à progresser et à se cumuler, augmentant, ainsi les
facteurs de risques et les atteintes à la santé (affections
péri-articulaires, accidents cardiovasculaires, troubles psycho-sociaux,
etc.).
a) Un système d'assurance maladie qui marginalise
la santé au travail et néglige le concept de « veille
sanitaire » dans ce domaine
Le cas de Casino n'est pas singulier dans la grande
distribution du point de vue des résultats que nous avons mis en
évidence. On peut relever des faits similaires dans les autres grandes
entreprises, comme Carrefour ou Auchan. Les résultats de l'enquête
que nous avons présentés en témoignent. Ces
résultats traduisent les dysfonctionnements d'un système qui
cloisonne les différents aspects du travail et marginalise les questions
de la santé induite par les conditions concrètes de
l'exécution du travail.
La loi dite de modernisation sociale de janvier 2002 a
introduit des innovations dans l'approche des questions relatives à la
santé au travail. On relève, entre autres que la loi a
rajouté les termes de « physique » et « mentale » et
introduit la notion de « veille sanitaire » au bénéfice
des travailleurs.
Ces modifications apparaissent comme des ruptures importantes
pour les perspectives d'une meilleure prise en charge des enjeux de la
santé dans l'environnement professionnel. Mais elles ne garantissent pas
pour autant, une amélioration de la santé si les besoins de
santé au travail ne sont pas réellement identifiés afin de
mieux définir et mettre en oeuvre des politiques de prévention
où chaque salarié accède à la maîtrise des
enjeux de la gestion de sa santé tout au long de sa vie et dans le cadre
d'un contrôle social qui ne se limite pas à la seule sphère
des institutions fussent-elles compétentes et
indépendantes.
« Les besoins de santé s'expriment à
travers le besoin de vivre, d'avoir un emploi stable, bien
rémunéré, de disposer du temps libre pour sa vie familiale
et sociale, d'être respecté dans sa dignité, de
reconnaître l'utilité sociale de son travail, de développer
sa créativité et son potentiel, de donner du sens à ses
actes et à son existence ». (KERBAL A. 2003).
« La santé est un état de complet bien
être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une
absence de maladie ou d'infirmité. La possession du meilleur état
de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits
fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa
religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou
sociale ».
Constitution de l'Organisation mondiale de la
santé signée le 22 juillet 1947.
« Aucun salarié ne doit subir les agissements
répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou
pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de
porter atteinte à ses droits et à sa dignité,
d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son
avenir professionnel »
Art. L. 122-49 du Code du travail modifié par la
loi de modernisation sociale L'article L. 230-2 du code du
travail est ainsi modifié :
Dans la première phrase du premier alinéa du I,
après les mots : « protéger la santé », sont
insérés les mots : « physique et mentale »
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Cette définition, que nous reprenons volontiers,
montre les interactions multiples qui interviennent pour atteindre et maintenir
un état de santé au sens de la définition de l'OMS (voir
encadré).
C'est précisément ce processus qui nous semble
sous-estimé dans le système actuel du fonctionnement de
l'assurance maladie.
Le rapport de la Cour des Comptes publié en
février 2002 sur la gestion du risque accidents du travail et maladies
professionnelles dresse un tableau particulièrement sévère
des pratiques actuelles. Elle qualifie le dispositif juridique actuel de
couverture « obsolète, complexe, discriminatoire,
inéquitable (et) juridiquement fragile », parallèlement
d'ailleurs à des critiques très vives portées sur le
système de tarification, l'efficience de la prévention, mais
aussi le fonctionnement général de la branche.
Parmi les conclusions de son diagnostic, elle met en cause le
fonctionnement défectueux de la commission maladies professionnelles
chargée d'adapter les tableaux des maladies professionnelles à
l'évolution des connaissances et des risques, les connaissances
lacunaires de ces risques, la sous-estimation du nombre de victimes, etc. Elle
ajoute que la fonction de « veille sanitaire » n'existe encore que de
manière très limitée et la fonction d'alerte n'est
réellement remplie par aucune des instances existantes. Ce constat
inquiétant a le mérite de montrer l'étendue du chemin
à parcourir pour sortir des vieilles logiques de gestion des risques au
travail.
L'épisode douloureux des effets de la canicule,
pendant l'été 2003, est venu malheureusement, confirmer ce
constat. Et si des mesures ont été prises pour prévenir
les conséquences sanitaires de ce genre d'évènement, il
nous semble, que le concept de « veille sanitaire », va largement
au-delà de ce type de problème et recouvre, en particulier, le
champ du travail, comme le dit la Cour des Comptes. Au-delà des mesures
ponctuelles et le plus souvent répressives
qui sont prises dans les entreprises, tout comme au niveau
des pouvoirs publics (loi du 13 août 2004) et des caisses maladie,
à l'encontre des salariés (contrôles, entretien de reprise
avec la hiérarchie, primes de présentéisme, etc.), c'est
au coeur de l'organisation du travail et du rapport social, qu'il nous semble
nécessaire de remettre à plat les problématiques de la
santé au travail.
Gilles Arnaud (Le Monde 2004), secrétaire
général adjoint du Syndicat national professionnel des
médecins du travail, nous livre un diagnostic sans appel :
« Certes, il existe des tricheurs, des
salariés mais aussi des médecins identifiés qui
prescrivent abusivement. Mais la cause essentielle de ce déficit
provient des pathologies liées au travail. Nous enregistrons des
phénomènes visibles qui, en fait, relèvent des maladies
professionnelles. C'est particulièrement le cas des troubles
musculo-squelettiques, qui fournissent une bonne part des arrêts-maladie.
Les pathologies liées à l'amiante sont aussi de plus en plus
perceptibles. Depuis quelques années, nous enregistrons aussi un fort
accroissement de pathologies moins visibles, liées au stress et à
la souffrance au travail. Les salariés n'arrivent plus à suivre
l'intensification des charges. Ils s'accrochent pour tenir, avant de
présenter les signes d'un syndrome dépressif... Enfin, un certain
nombre de troubles (asthme, cancers non reconnus...) ont une origine
professionnelle indéniable. Comme ils ne sont pas reconnus comme
maladies professionnelles, la charge est imputée au régime
général de l'assurance-maladie. Il s'agit là d'un
transfert incontestable.
A contrario, nous constatons un
"présentéisme" préjudiciable parmi les précaires,
en CDD ou en intérim : de crainte de perdre leur emploi, ils
cachent leur maladie. »
Si la question des conditions de travail liées aux
organisations est fondamentale dans l'étude des problématiques de
santé, on ne peut la dissocier des nombreuses questions que pose la
reconnaissance sociale des femmes et des hommes au travail. En premier lieu,
dans les termes utilisés. On a remplacé les services du
personnel, par ceux des « Ressources Humaines », ce qui a permis
d'imposer dans le langage courant, l'abréviation « RH ». Au-
delà du caractère anecdotique de cette pratique, elle
révèle une relégation des « personnels » en tant
que personnes au rang de simple ressource au sens du facteur de production
travail. L'ajout de l'adjectif « humain » n'est là que pour
masquer la froide considération d'une ressource dont l'objectif premier
fixé aux DRH est d'en minimiser le coût.
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