Nous avons évoqué les bouleversements dans les
organisations du travail qui ont marqué l'évolution du commerce
de détail, avec l'avènement et la multiplication des grandes
surfaces. Ces bouleversements sont décelables, à travers les
réponses des employés de commerce aux enquêtes nationales
sur les conditions de travail, pendant la période 1994 - 1998 pour
toutes les questions qui concernent les horaires et l'organisation du travail
et leurs résultats sont aussi cohérents avec ceux de
l'enquête SUMER 2003.
On peut constater, en effet, des progressions
éloquentes dans la proportion des contraintes subies sur le plan
organisationnel mises en évidence par :
1. Des horaires de travail de plus en plus
déstabilisants :
· La proportion des employés de commerce qui
déclarent : « Avoir des horaires de travail identiques tous les
jours » a baissé de 13,8 points pour passer de 63,6% à
49,7%. Cette évolution s'est traduite par une augmentation du travail en
équipes alternantes qui est passé de 2,5% à 6,5% et
surtout à une progression des horaires variables fixés par
l'entreprise (de 18,4% à 29,3%).
· La proportion des employés de commerce qui
« ne disposent pas de 48 heures de repos consécutifs
» est passée de 45,3% à 60,5% soit près de 3 fois
plus que l'ensemble des salariés (20,8% en 1998). Cette progression
s'explique en partie, par un quasi doublement de la part des employés
qui ont été amenés à travailler le dimanche (de
19,2% à 34,3%), en sachant que neuf salariés sur 10 travaillent
le samedi (90,9% en 1998). Il faut souligner que si la législation du
travail a été assouplie avec un certain nombre d'autorisations
d'ouverture des grandes surfaces le dimanche (zones touristiques,
périodes de fête, etc.), dans de nombreux cas, la
législation n'est pas respectée ce qui entraîne
régulièrement des procès à l'initiative des petits
commerçants ou des organisations syndicales.
· Si le travail de nuit reste, encore, relativement
marginal, parmi les employés de commerce, on peut noter un doublement de
leur proportion (de 2,2% à 5,5%) pendant la période 1984 -
1998.
· L'évolution de la répartition des
horaires de début et de fin du travail dans la journée (Fig.5 et
6) montre bien un étalement progressif, particulièrement
marqué, pour les plages de 9 à 10 heures pour le début de
la journée et de 18 à 18h30 pour la fin de journée.
Fig. 7 Fig. 8
45,0
40,0
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
Evolution de la répartition des horaires de
début du
travail parmi les employés de commerce
(a)1 984
(b)1991
(c)1 998
50,0
45,0
40,0
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
Evolution de la répartition des horaires de fin
du travail
parmi les employés de commerce
(a)1984
(b) 1991
(c)1998
Source : DARES ENCDT 2006
On constate une tendance à une embauche à la
fois plus tôt et plus tard dans la journée et, par
conséquent à une débauche décalée, elle
aussi, dans la journée.
· Enfin, si deux salariés sur trois
déclarent dépasser leurs horaires, ils sont 44% d'entre eux
à dire dans le commerce, que c'est « pour absences de certaines
personnes, contre 25,2% pour l'ensemble des salariés.
Ces évolutions sont significatives d'une progression
de la flexibilité des horaires de travail, modulés en fonction du
niveau de l'activité qui contribue à une déstabilisation
de l'organisation et des rythmes de vie. En 1998, à la question
posée pour la première fois sur la connaissance des calendriers
prévisionnels de travail, 27,2% des employés de commerce,
déclarent « ne pas les connaître avec plus d'une semaine
d'avance ». Par ailleurs, l'ajustement des effectifs à
l'activité contribue à une tension permanente dans le travail
laissant de moins en moins de place aux « temps morts » ou
aux périodes « plus calmes » dans la journée
et qui permettaient de récupérer pendant les périodes
d'activité moins soutenue. Dans ce sens, les évolutions
constatées mettent en évidence une forte tendance à
l'intensification du travail et à la déstabilisation de la vie
personnelle et familiale.
2. Les contraintes cognitives et leur évolution :
· Près de 6 salariés sur 10
déclarent en 1998 « qu'une erreur dans leur travail pourrait
entraîner des sanctions à leur égard ». Ils sont
en progression de 12 points par rapport à 1991.
· Ils sont une proportion équivalente en 1998,
à travailler dans l'urgence (« abandon d'une tâche pour
une autre non prévue ») et en progression de 10 points par
rapport à 1991.
· Ils sont près de 8 sur 10 à être
soumis à des « indications d'objectifs données par les
supérieurs hiérarchiques », en progression de 4,6
points sur 1991. Dans le même temps, on note un recul de la prescription
des tâches, puisque la part de ceux qui disent avoir « des
supérieurs qui disent comment faire le
travail » est de 20,8% en 1998, en baisse de 3,5
points sur 1991.
Fig. 9 Fig. 10
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
Rotation sur plusieurs
postes
1991
1998
5,0
Tous salariés
6,6
En fonction des
besoins de
l'entreprise
22,8
23,2
25,0
20,0
35,0
30,0
15,0
10,0
5,0
0,0
Rotation sur
plusieurs postes
1991
1998
4,3
Employés de commerce
9,5
En fonction des
besoins de
l'entreprise
26,9
29,1
Source : DARES ENCDT 2006
· La polyvalence, a elle aussi, fortement
augmenté pendant la même période, et de manière plus
nette parmi les employés de commerce que pour le reste de la
population.
· Les rythmes de travail sont de plus en plus contraints
par plusieurs types de facteurs : « les automatismes et autres
contraintes techniques » qui concernent 19,1% des employés de
commerce (multipliés par plus de six) depuis 1984, « la
dépendance des collègues qui est passée de 3,1
à 14,5%), « les normes ou délais à respecter
» de 5,9 à 25,2%, « une demande extérieure exigeant
une réponse immédiate » de 79,5 à 85,6% et
« un contrôle hiérarchique permanent » de 13,2
à 38,1%.
· Le comportement en cas d'incident, dont
l'évolution montre une plus grande prise de responsabilité de la
part des employés de commerce : « ils le règlent
personnellement la plupart du temps » de 41,4 à 47,8% de 1991
à 1991, « ils le règlent personnellement dans des cas
prévus à l'avance » de 13,4 à 17,2% et «
ils font généralement appel à d'autres » de
45,3 à 35,1 %.
· Du point de vue de la tension avec le public, c'est
l'enquête SUMER qui nous renseigne sur le niveau ressenti par les
salariés dans le commerce de détail. Ils considèrent
à 68,2% en 2003, « être exposés à un risque
d'agression verbale du public » contre 42,2% pour l'ensemble des secteurs
et 71,2 contre 51,2% « avoir un contact tendu avec le public,
même occasionnellement ». Ce résultat montre le
rôle actif du secteur dans l'avènement d'une société
de services, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent.
· Enfin, les enquêtes montrent une forte
augmentation des responsabilités hiérarchiques des
employés de commerce : « déclarent exercer une
autorité hiérarchique sur un ou plusieurs salariés
» de 9,3 à 11,6% dont « peuvent agir sur les primes ou sur
les promotions » de 18,1 à 26,7%.
Ce dernier résultat met en évidence la
fragilisation de la relation entre le statut
social et le contrat de travail
qui semble reconnaître de moins en moins une
augmentation des
responsabilités, et en particulier, les responsabilités
hiérarchiques pour une catégorie de personnels
(les employés) qui ne sont pourtant pas censés les exercer selon
les accords de classification en vigueur.
D'une manière plus générale, l'ensemble
des contraintes organisationnelles et leur évolution suggèrent,
clairement, un terrain de plus en plus propice au développement de la
souffrance au travail et aux pathologies qui lui sont associées.