b. Intelligence et renseignement
Il nous semble tout d`abord nécessaire de faire un rappel
sur les liens indéfectibles entre renseignement et intelligence. Une
rapide observation sémantique nous permet de constater que les pays
anglo-saxons ont préféré au terme neutre de renseignement,
celui d`intelligence, terme valorisant le rôle des agences/services.
Tandis que la notion de renseignement évoque la collecte et la
transmission de l`information , celle d`intelligence se réfère
directement à un travail de l`esprit : interprétation et analyse
de l`information ont ici toute leur place.
C`est pourquoi la notion de métis apporte un
éclairage intéressant sur l`action des services de renseignement.
Pour Vernant et Détienne, il faut d`abord noter « l`opposition
entre l`emploi de la force et le recours à la métis »
34. Ceci vient illustrer ce que l`on mentionnait
précédemment : tandis que la puissance de feu oela force- a
longtemps primé dans la conquête du pouvoir, l`intelligence, en
tant que compréhension juste et quasi-immédiate d`une situation
ou d`un contexte, est désormais le facteur crucial. Un service de
renseignement efficace est celui qui
34 Detienne & Vernant, Les ruses de l`intelligence
: la métis des Grecs, Flammarion, Paris, 1974, p. 19
parviendra à analyser au mieux des informations provenant
de sources extrêmement variées, avec le plus de
perspicacité possible. Il est nécessaire de souligner que
l`action des services s`ancre dans une réalité très
complexe, où l`ennemi potentiel est désormais partout.
L`émergence d`Internet en est une cause importante ; le web a en effet
favorisé le développement de très nombreux groupes
(mafias, terroristes) usant des qualités de la Toile, rapidité,
efficacité, pour se développer. Cet environnement complexe,
difficilement lisible, est pour Détienne et Vernant le terrain de
prédilection de la métis : celle-ci est d`autant plus
rusée qu`elle a pour cadre un « monde multiple, divisé,
ondoyant »35. On n`aurait pu rêver meilleure
définition du Web... Pour pénétrer et déchiffrer ce
monde, il s`agit pour l`intelligence rusée d`être sans arrêt
aux aguets, d`avoir mille yeux sans cesse fixés sur cette Toile
instable. C`est précisément le défi posé par
Internet aux services de renseignement. Tel « l`animal à
métis » ils doivent désormais être un « un OEil
vivant qui jamais ne se ferme et même jamais ne cille
»36. L`intelligence rusée implique d`« être
silencieux et toujours à l`écoute, rester invisible, sans que
rien n'échappe à la vue, se tenir sans cesse sur le qui-vive
»37. Impossible ici de ne pas reconnaître le lien
originel entre métis oeintelligence rusée- et services de
renseignement. Ce qui est requis, c`est non une intelligence de forme
contemplative et méditative, mais bien plus une intelligence pratique.
La métis, « au lieu de contempler des essences immuables, se trouve
directement impliqué[e] dans les difficultés de la pratique, avec
tous ses aléas, confronté[e] à un univers de forces
hostiles, déroutantes parce que toujours mouvantes et ambiguës
»38. Il est d`usage de surnommer la NSA « les Grandes
Oreilles ». Peut-être devrait-on désormais appeler cette
célèbre agence, « les Grands Yeux ». Aujourd`hui il est
nécessaire pour les services de renseignement d'être constamment
connectés, de façon à ne rien laisser leur
échapper.
Outre les nouveaux outils techniques, type « programme
renifleur » qui balayent le net, les services de renseignement se sont
très vite intéressés aux multiples communications
personnelles effectuées via Internet ; les forums, les groupes de
discussion, les chats évoquant des sujets
35 Detienne & Vernant, op. cité, p. 29
36 Detienne et Vernant, op. cité, p. 35 37
Detienne et Vernant, op. cité, p. 37 38 Detienne et Vernant,
op. cité, p. 52
sensibles (terrorisme, technologies de pointe, secteurs
industriels sensibles...) sont en général infiltrés par
les services. Mais ce qui les intéresse au plus haut degré reste
bien sûr la correspondance par e-mail, qui a littéralement
explosé au cours des dernières années. Internet, univers
polymorphe et en constante transformation, implique le développement
d`une métis adaptée. Il a fallu imaginer des solutions,
essentiellement techniques, permettant aux services d`effectuer une
surveillance optimale du Réseau.
Mais si Internet se présente comme le cadre d`une
nouvelle métis, il est simultanément un objet à la
disposition de l`intelligence rusée : « Le filet, invisible
réseau de liens, est une des armes préférées de la
métis »39. Internet offre en effet aux services de
renseignement l`occasion de saisir leur « proie », en les
coinçant à l`intérieur des mailles du filet par la mise en
place d`un système approprié de surveillance, et par un
recoupement d`informations.
Dans la tradition grecque, les meilleurs représentants
de la métis sont le poulpe et le renard. Le poulpe est l`animal
polymorphe par excellence. Capable de se confondre avec la roche sur laquelle
il se pose, il échappe aux pêcheurs, aux êtres marins plus
puissants, et peut également surprendre sa proie. Ce qui le
caractérise, c`est d`être sans cesse sur le qui-vive, aux aguets,
en position de surveillance. De son côté, « l`art du renard
est de savoir rester coi, tapi dans l`ombre »40. Grâce
à ces figures animales, on retrouve les qualités essentielles
d`un bon service de renseignement : il s`agit d`une part de voir sans
être vu, mais également d`être capable de s`adapter à
toute situation, tel le poulpe qui se confond avec la roche sur laquelle il se
dépose. La technique du pêcheur et du chasseur s`inspirent
directement de cette métis. S`ils veulent être en mesure de
capturer des animaux à métis, ils devront eux-mêmes faire
preuve d`une intelligence supérieure.
C`est donc en tant que contexte et constituant d`une
métis adaptée, qu`Internet se présente aux services de
renseignement.
39 Detienne et Vernant, op. cité, p. 51
40 Detienne et Vernant, op. cité, p. 41
L`adaptation à un monde en perpétuel mouvement a
toujours représenté une nécessité absolue pour les
services de renseignement. Ainsi Internet n`a pas représenté un
bouleversement complet ou bien une révolution au sein de ces
institutions ; néanmoins ce nouveau fait technique a induit de fortes
évolutions dans le rapport à l`information et à son
traitement, compte tenu de la dimension du Réseau et de la
quantité exponentielle d`informations qui y circulent. Avant d'aborder
la question du traitement de l'information, il nous semble pertinent de nous
attarder sur une analyse d'ordre théorique du réseau. Cette
analyse devrait nous permettre de sceller définitivement l'association
services de renseignement/ Internet.
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