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Internet sous l'oeil des services de renseignement

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par Isabelle Laumonier
Université Paris I Sorbonne - DEA Communication, Technologie et Pouvoir 2003
  

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B. Internet : lieu de pouvoir.

Le renseignement technique, dans lequel nous classons Internet, se fonde notamment sur une surveillance permanente des moyens de communication. L`observation d`images satellitaires, l`écoute des conversations téléphoniques, l`interception des e-mails constituent le travail quotidien des services tels que la NSA. Profitant de la dimension mondiale du réseau Internet, on peut se demander si les services de renseignement ne cherchent pas à atteindre une surveillance généralisée propre à la « société de discipline » décrite par Foucault. Il est intéressant de comparer Internet au Panoptique de Bentham (1787) analysé par Michel Foucault dans Surveiller et Punir29.

a. Internet, nouveau Panopitque ?

Jeremy Bentham, penseur anglais du XVIIIe, a écrit une OEuvre majeure intutulée Panopticon. Grand réformateur social, Bentham a inventé une structure architecturale qui devait permettre l`amélioration de la société. Le Panoptique de Bentham est une structure architecturale en anneaux, ayant en son cOEur une tour, permettant l`observation de ce qui passe à l`intérieur des différents anneaux. La particularité de cette architecture est de procurer au « Surveillant », installé dans la tour centrale, une absolue visibilité des différents segments de l`édifice.

Le Panopticon de Bentham (1787)

29 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975

Ceci n`est pas sans rappeler la Cité du Soleil de Campanella (1623). Dans cette cité utopique, il n`existe aucun recoin où se cacher. Tout doit être visible par tous. La structure est d`ailleurs très proche de celle du Panoptique : « La cité est divisée en sept cercles immenses qui portent les noms des sept planètes. On va de l`un à l`autre de ces cercles par quatre rues et quatre portes qui correspondent aux quatre points cardinaux. » Pour Campanella, c`est le gage d`une société débarrassée de ses vices. Pour Bentham, le Panoptique présente également une dimension visant à améliorer le bien-être et la sécurité de la polis.

La fonction initiale du Panoptique est la surveillance, que ce soit de prisonniers, de malades ou d`écoliers. Il s`agit d`un instrument de contrôle idéal pour l`Etat ; selon Foucault, la création du Panoptique correspond au développement d`une discipline généralisée. La particularité de cet édifice théorique est son ambivalence. Il permet tout à la fois une visibilité totale pour le surveillant, et une invisibilité totale pour le sujet enfermé : invisibilité faciale, puisque par un ingénieux mécanisme de persiennes, il ne peut voir son surveillant, mais également invisibilité latérale, puisqu`aucune ouverture ne lui permet de voir ses voisins. La communication est rendue impossible. L`invisibilité « faciale » est de la plus haute importance ; en effet, le sujet ne pouvant savoir s`il est observé se comportera comme s`il était toujours observé. On obtient donc une discipline et une vertu exemplaires. Il faut enfin noter que n`importe qui peut se rendre dans la tour centrale, et ainsi savoir « la manière dont la surveillance s`exerce ». Le Panoptique n`est pas réservé à un petit groupe de surveillants ; c`est au contraire un système ouvert.

Bentham ne conçoit pas son édifice comme un instrument de surveillance purement négatif. De fait, il imagine que son système permettra le développement de l`économie, une meilleure éducation, une amélioration de la morale publique. Pour Foucault, « le Panoptique ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c`est le diagramme d`un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale. [...] C`est en fait une figure de technologie politique qu`on peut et qu`on doit détacher de tout usage spécifique ». Le Panoptique serait avant tout « discipline-mécanisme » : « un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l`exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace ». A travers le Panoptique, Michel Foucault dégage la définition suivante du pouvoir : le pouvoir repose sur la possession différentielle de la connaissance. Nous y reviendrons.

Ne peut-on faire ici une analogie directe entre le Panoptique et les réseaux de communication ? Du télégraphe optique à Arpanet/Internet, on peut interpréter les réseaux de communication comme des technologies politiques, des mécanismes de pouvoir. Les points de comparaison avec le descriptif du Panoptique ne manquent pas. Ainsi, Internet, grâce une structure ultra-légère, permet aux services de renseignement d`avoir leurs yeux partout, comme s`ils se situaient dans la tour centrale de l`édifice onirique. Par l`intermédiaire d`un simple terminal d`ordinateur, les services peuvent accéder à quel moment que ce soit à des informations pertinentes. Le réseau possède d`indéniables qualités de transparence. Il est accessible à un grand nombre comme l`était l`édifice de Bentham. Les seuls impératifs qui conditionnent actuellement l`accès à Internet sont la connexion au réseau téléphonique, et la possession d`un modem. Il existe cependant d`autres impératifs d`ordre politique et non technique ; en effet le libre accès à Internet est rendu difficile dans certains régimes autoritaires, telles que le Chine ou le Soudan. Cependant, concernant la France et les Etats-Unis, ces questions d`ordre politique ne se posent pas. L`accès est possible pour tous. D`autre part, Internet possède certains des attributs qui, selon Bentham, caractérisent le pouvoir. Internet est efficace, rapide, léger. On a déjà évoqué sa légèreté liée à sa facilité d`accès (en revanche la structure sous-jacente, composée de câbles, de réseaux satellitaires, de terminaux, n`a, elle, rien de léger); mais Internet, s`il devait être associé à un seul adjectif , serait sûrement qualifié de rapide. Ce qui frappe en effet tout internaute, néophyte ou averti, c`est la vitesse à laquelle se propage toute information sur Internet. Quant à l`efficacité du Réseau, elle est à rapprocher des deux attributs précédents : si le Web est aussi prisé, c`est pour sa dimension mondiale, la circulation rapide des messages et l`accès à des informations toujours plus nombreuses, riches, et variées.

Enfin, dans la relation Internet/ Services de renseignement, la notion de « possession différentielle de la connaissance » est essentielle. En effet, pour qu`un service de renseignement soit efficace, il doit savoir non seulement recueillir le plus d`informations possibles, mais surtout les exploiter et les interpréter du mieux qu'il peut, sans que les personnes concernées en soient conscientes. Si des individus apprenaient que leurs messages électroniques étaient interceptés, on peut être sûr qu'ils chercheraient aussitôt à recourir à des moyens cryptographiques sophistiqués. Dès lors la possession différentielle de pouvoir serait annulée. Avec Internet, comme dans le Panoptique, le pouvoir se base sur la maîtrise unilatérale de l'information et donc de la connaissance. En énonçant cette définition du pouvoir, Foucault se faisait en quelque sorte visionnaire. Si durant des siècles la puissance de feu fut le sceau du pouvoir, l`information est présentée par les spécialistes de la géopolitique comme le facteur décisif de puissance au XXIe siècle.

Néanmoins, on peut dire qu`Internet reste un Panoptique imparfait. Il va de soi que le développement récent d`Internet s`est effectué en-dehors de toute notion de discipline, telle que Bentham l`envisage. Tandis que l`individu enfermé dans le Panoptique s`imposait une conduite, sachant que tous ses mouvements étaient susceptibles d`être observés, les Internautes ont longtemps pris la Toile pour un lieu de liberté absolue, dans lequel aucun contrôle particulier n`était exercé. Sur Internet, les communications « latérales » d`internaute à internaute sont démultipliées. Aujourd`hui cependant, les Internautes sont de plus en plus méfiants ; ils savent que leurs communications sont susceptibles d`être interceptées à tout moment. Néanmoins cela n`entraîne pas une sorte d`auto-discipline, telle qu`elle pouvait exister dans le Panoptique. On cherche plutôt à contourner cette surveillance, en ayant recours à des logiciels permettant de protéger les données.

Si Michel Foucault nous aide à mieux comprendre, au niveau théorique, pourquoi l'association services de renseignement/ Internet ressortit d'une logique de discipline/surveillance, de nombreux théoriciens actuels des Nouvelles Technologies se sont eux appliqués à dénoncer cette association qui leur semble intolérable, mais bien réelle. Paul Virilio, en particulier, n`a cessé d'insister sur ce qu`il appelle une « visualisation généralisée » : « Parvenir enfin à « mettre en lumière » un monde surexposé et sans angles morts, sans « zones d`ombre », [...] voilà bien l`objectif des techniques de la vision synthétique »30. Il se réfère directement à la technique de surveillance inventée par Bentham, en évoquant « une OPTIQUE GLOBALE susceptible de favoriser l`apparition d`une vision panoptique »31. Selon Virilio, il s`agit ici d`un effet direct de l`irruption du renseignement partout dans la société : « Les nécessités de la sécurité et du renseignement nous ont progressivement conduits vers un intolérable emballement de l`optique industrielle »32. De la part de l`auteur, il s`agit bien sûr d`une dénonciation : selon Virilio, l`association services de renseignement/ nouvelles technologies est tout à la fois

30 Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, Paris, 1998, p. 26 31 Paul Virilio, op.cité, p. 72 32 Paul Virilio, op.cité, p.38

inéluctable et nuisible. Le philosophe met l`accent sur le développement exponentiel des web-cams. Selon lui, ces petites caméras directement reliées à Internet sont l`instrument-même de la visualisation. Il dénonce « le règne de la délation optique, avec la généralisation des caméras de surveillance [...] surtout avec la prolifération mondiale des cameras live sur Internet, où l`on peut visiter la planète en restant chez soi »33. C`est un point que l`on peut cependant remettre en cause. La visualisation permise par les web-cams est certes un phénomène propre au Net, mais ce phénomène n`en reste pas moins marginal. La « vision panoptique » résulte essentiellement de la possibilité de consulter des millions de pages sur la Toile. Si le regard est impliqué, il l`est dans la lecture, bien plus que dans le visionnage de documents vidéo.

En outre, l`analyse de Virilio -« En fait, on ne comprendra rien à la révolution de l`information sans deviner qu`elle amorce aussi, de manière purement cybernétique, la révolution de la délation généralisée »-nous paraît une analyse contestable de l`association Internet/surveillance du réseau. Le philosophe semble assimiler renseignement et délation, alors que le renseignement s`apparente plus à une stratégie, visant à ne laisser aucune information cruciale échapper aux soins des services de renseignement. Aujourd`hui, ce n`est pas grâce à la délation que les services de renseignement recueillent les données sensibles, mais grâce à des agents (humains ou machiniques) qui scrutent continuellement le Net. L`objectif étant une maîtrise intelligente de l`information. Rappelons qu`aujourd`hui entre 90 et 95% des informations obtenues par les services de renseignement sont des informations dites ouvertes, c`est-à-dire en libre circulation. De même, Paul Virilio tend à rapprocher la veille technologique tous azimuts de la délation. Or la veille technologique consiste à récolter des informations publiques et non à obtenir des données (plus ou moins confidentielles) par tous les moyens. Le rôle de la délation (dénonciation, révélations d`informations tenues secrètes) nous paraît minime, à l`heure où l`OSINT (Open source intelligence) triomphe. De notre point de vue, Paul Virilio cède à une vision catastrophiste des nouvelles technologies, porteuse de tous les maux.

Cependant, là où l`auteur de La Bombe informatique voit juste, c`est dans le développement des rumeurs que peut provoquer Internet ; les informations circulent à une vitesse accélérée sans que les internautes n`éprouvent toujours la nécessité de vérifier leur véracité. Dès lors, la notion de

33 Paul Virilio, op. cité, p. 76

vérité se trouve classée parmi les accessoires, ce qui peut avoir des résultats tout à fait néfastes. En ce cas, Internet tend à favoriser la diffamation qui s`apparente bien souvent à la délation.

Le rapprochement d`Internet et de la vision panoptique inspire un autre parallèle, riche en enseignement, sur la question des rapports entre Internet et les services de renseignement. Internet comme instrument d`observation centrale, permettant aux services d`avoir des yeux partout, est particulièrement symbolique de la METIS grecque. A l`image du Panoptique et de sa tour centrale, d`où partent de multiples couloirs, la métis grecque est caractérisée par la figure du Poulpe aux multiples tentacules, symbole de l`intelligence rusée. L`ouvrage de Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne va nous permettre de mettre en lumière la continuité entre cette forme d`intelligence définie dans l`Antiquité et l`utilisation d`Internet faite aujourd`hui par les services de renseignement.

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