B. Internet : lieu de pouvoir.
Le renseignement technique, dans lequel nous classons
Internet, se fonde notamment sur une surveillance permanente des moyens de
communication. L`observation d`images satellitaires, l`écoute des
conversations téléphoniques, l`interception des e-mails
constituent le travail quotidien des services tels que la NSA. Profitant de la
dimension mondiale du réseau Internet, on peut se demander si les
services de renseignement ne cherchent pas à atteindre une surveillance
généralisée propre à la «
société de discipline » décrite par Foucault. Il est
intéressant de comparer Internet au Panoptique de Bentham (1787)
analysé par Michel Foucault dans Surveiller et Punir29.
a. Internet, nouveau Panopitque ?
Jeremy Bentham, penseur anglais du XVIIIe, a écrit une
OEuvre majeure intutulée Panopticon. Grand réformateur social,
Bentham a inventé une structure architecturale qui devait permettre
l`amélioration de la société. Le Panoptique de Bentham est
une structure architecturale en anneaux, ayant en son cOEur une tour,
permettant l`observation de ce qui passe à l`intérieur des
différents anneaux. La particularité de cette architecture est de
procurer au « Surveillant », installé dans la tour centrale,
une absolue visibilité des différents segments de
l`édifice.
Le Panopticon de Bentham (1787)
29 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard,
Paris, 1975
Ceci n`est pas sans rappeler la Cité du Soleil de
Campanella (1623). Dans cette cité utopique, il n`existe aucun recoin
où se cacher. Tout doit être visible par tous. La structure est
d`ailleurs très proche de celle du Panoptique : « La cité
est divisée en sept cercles immenses qui portent les noms des sept
planètes. On va de l`un à l`autre de ces cercles par quatre rues
et quatre portes qui correspondent aux quatre points cardinaux. » Pour
Campanella, c`est le gage d`une société débarrassée
de ses vices. Pour Bentham, le Panoptique présente également une
dimension visant à améliorer le bien-être et la
sécurité de la polis.
La fonction initiale du Panoptique est la surveillance, que ce
soit de prisonniers, de malades ou d`écoliers. Il s`agit d`un
instrument de contrôle idéal pour l`Etat ; selon Foucault, la
création du Panoptique correspond au développement d`une
discipline généralisée. La particularité de cet
édifice théorique est son ambivalence. Il permet tout à la
fois une visibilité totale pour le surveillant, et une
invisibilité totale pour le sujet enfermé : invisibilité
faciale, puisque par un ingénieux mécanisme de persiennes, il ne
peut voir son surveillant, mais également invisibilité
latérale, puisqu`aucune ouverture ne lui permet de voir ses voisins. La
communication est rendue impossible. L`invisibilité « faciale
» est de la plus haute importance ; en effet, le sujet ne pouvant savoir
s`il est observé se comportera comme s`il était toujours
observé. On obtient donc une discipline et une vertu exemplaires. Il
faut enfin noter que n`importe qui peut se rendre dans la tour centrale, et
ainsi savoir « la manière dont la surveillance s`exerce ». Le
Panoptique n`est pas réservé à un petit groupe de
surveillants ; c`est au contraire un système ouvert.
Bentham ne conçoit pas son édifice comme un
instrument de surveillance purement négatif. De fait, il imagine que son
système permettra le développement de l`économie, une
meilleure éducation, une amélioration de la morale publique. Pour
Foucault, « le Panoptique ne doit pas être compris comme un
édifice onirique : c`est le diagramme d`un mécanisme de pouvoir
ramené à sa forme idéale. [...] C`est en fait une figure
de technologie politique qu`on peut et qu`on doit détacher de tout usage
spécifique ». Le Panoptique serait avant tout «
discipline-mécanisme » : « un dispositif fonctionnel qui doit
améliorer l`exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus
léger, plus efficace ». A travers le Panoptique, Michel Foucault
dégage la définition suivante du pouvoir : le pouvoir repose sur
la possession différentielle de la connaissance. Nous y
reviendrons.
Ne peut-on faire ici une analogie directe entre le Panoptique
et les réseaux de communication ? Du télégraphe optique
à Arpanet/Internet, on peut interpréter les réseaux de
communication comme des technologies politiques, des mécanismes de
pouvoir. Les points de comparaison avec le descriptif du Panoptique ne manquent
pas. Ainsi, Internet, grâce une structure ultra-légère,
permet aux services de renseignement d`avoir leurs yeux partout, comme s`ils se
situaient dans la tour centrale de l`édifice onirique. Par
l`intermédiaire d`un simple terminal d`ordinateur, les services peuvent
accéder à quel moment que ce soit à des informations
pertinentes. Le réseau possède d`indéniables
qualités de transparence. Il est accessible à un grand nombre
comme l`était l`édifice de Bentham. Les seuls impératifs
qui conditionnent actuellement l`accès à Internet sont la
connexion au réseau téléphonique, et la possession d`un
modem. Il existe cependant d`autres impératifs d`ordre politique et non
technique ; en effet le libre accès à Internet est rendu
difficile dans certains régimes autoritaires, telles que le Chine ou le
Soudan. Cependant, concernant la France et les Etats-Unis, ces questions
d`ordre politique ne se posent pas. L`accès est possible pour tous.
D`autre part, Internet possède certains des attributs qui, selon
Bentham, caractérisent le pouvoir. Internet est efficace, rapide,
léger. On a déjà évoqué sa
légèreté liée à sa facilité
d`accès (en revanche la structure sous-jacente, composée de
câbles, de réseaux satellitaires, de terminaux, n`a, elle, rien de
léger); mais Internet, s`il devait être associé à un
seul adjectif , serait sûrement qualifié de rapide. Ce qui frappe
en effet tout internaute, néophyte ou averti, c`est la vitesse à
laquelle se propage toute information sur Internet. Quant à
l`efficacité du Réseau, elle est à rapprocher des deux
attributs précédents : si le Web est aussi prisé, c`est
pour sa dimension mondiale, la circulation rapide des messages et
l`accès à des informations toujours plus nombreuses, riches, et
variées.
Enfin, dans la relation Internet/ Services de renseignement,
la notion de « possession différentielle de la connaissance »
est essentielle. En effet, pour qu`un service de renseignement soit efficace,
il doit savoir non seulement recueillir le plus d`informations possibles, mais
surtout les exploiter et les interpréter du mieux qu'il peut, sans que
les personnes concernées en soient conscientes. Si des individus
apprenaient que leurs messages électroniques étaient
interceptés, on peut être sûr qu'ils chercheraient
aussitôt à recourir à des moyens cryptographiques
sophistiqués. Dès lors la possession différentielle de
pouvoir serait annulée. Avec Internet, comme dans le Panoptique, le
pouvoir se base sur la maîtrise unilatérale de l'information et
donc de la connaissance. En énonçant cette définition du
pouvoir, Foucault se faisait en quelque sorte visionnaire. Si durant des
siècles la puissance de feu fut le sceau du pouvoir, l`information est
présentée par les spécialistes de la géopolitique
comme le facteur décisif de puissance au XXIe siècle.
Néanmoins, on peut dire qu`Internet reste un Panoptique
imparfait. Il va de soi que le développement récent d`Internet
s`est effectué en-dehors de toute notion de discipline, telle que
Bentham l`envisage. Tandis que l`individu enfermé dans le Panoptique
s`imposait une conduite, sachant que tous ses mouvements étaient
susceptibles d`être observés, les Internautes ont longtemps pris
la Toile pour un lieu de liberté absolue, dans lequel aucun
contrôle particulier n`était exercé. Sur Internet, les
communications « latérales » d`internaute à internaute
sont démultipliées. Aujourd`hui cependant, les Internautes sont
de plus en plus méfiants ; ils savent que leurs communications sont
susceptibles d`être interceptées à tout moment.
Néanmoins cela n`entraîne pas une sorte d`auto-discipline, telle
qu`elle pouvait exister dans le Panoptique. On cherche plutôt à
contourner cette surveillance, en ayant recours à des logiciels
permettant de protéger les données.
Si Michel Foucault nous aide à mieux comprendre, au
niveau théorique, pourquoi l'association services de renseignement/
Internet ressortit d'une logique de discipline/surveillance, de nombreux
théoriciens actuels des Nouvelles Technologies se sont eux
appliqués à dénoncer cette association qui leur semble
intolérable, mais bien réelle. Paul Virilio, en particulier, n`a
cessé d'insister sur ce qu`il appelle une « visualisation
généralisée » : « Parvenir enfin à «
mettre en lumière » un monde surexposé et sans angles morts,
sans « zones d`ombre », [...] voilà bien l`objectif des
techniques de la vision synthétique »30. Il se
réfère directement à la technique de surveillance
inventée par Bentham, en évoquant « une OPTIQUE GLOBALE
susceptible de favoriser l`apparition d`une vision panoptique
»31. Selon Virilio, il s`agit ici d`un effet direct de
l`irruption du renseignement partout dans la société : « Les
nécessités de la sécurité et du renseignement nous
ont progressivement conduits vers un intolérable emballement de
l`optique industrielle »32. De la part de l`auteur, il s`agit
bien sûr d`une dénonciation : selon Virilio, l`association
services de renseignement/ nouvelles technologies est tout à la fois
30 Paul Virilio, La bombe informatique,
Galilée, Paris, 1998, p. 26 31 Paul Virilio, op.cité,
p. 72 32 Paul Virilio, op.cité, p.38
inéluctable et nuisible. Le philosophe met l`accent sur
le développement exponentiel des web-cams. Selon lui, ces petites
caméras directement reliées à Internet sont
l`instrument-même de la visualisation. Il dénonce « le
règne de la délation optique, avec la
généralisation des caméras de surveillance [...] surtout
avec la prolifération mondiale des cameras live sur Internet, où
l`on peut visiter la planète en restant chez soi »33.
C`est un point que l`on peut cependant remettre en cause. La visualisation
permise par les web-cams est certes un phénomène propre au Net,
mais ce phénomène n`en reste pas moins marginal. La « vision
panoptique » résulte essentiellement de la possibilité de
consulter des millions de pages sur la Toile. Si le regard est impliqué,
il l`est dans la lecture, bien plus que dans le visionnage de documents
vidéo.
En outre, l`analyse de Virilio -« En fait, on ne
comprendra rien à la révolution de l`information sans deviner
qu`elle amorce aussi, de manière purement cybernétique, la
révolution de la délation généralisée
»-nous paraît une analyse contestable de l`association
Internet/surveillance du réseau. Le philosophe semble assimiler
renseignement et délation, alors que le renseignement s`apparente plus
à une stratégie, visant à ne laisser aucune information
cruciale échapper aux soins des services de renseignement. Aujourd`hui,
ce n`est pas grâce à la délation que les services de
renseignement recueillent les données sensibles, mais grâce
à des agents (humains ou machiniques) qui scrutent continuellement le
Net. L`objectif étant une maîtrise intelligente de l`information.
Rappelons qu`aujourd`hui entre 90 et 95% des informations obtenues par les
services de renseignement sont des informations dites ouvertes,
c`est-à-dire en libre circulation. De même, Paul Virilio tend
à rapprocher la veille technologique tous azimuts de la délation.
Or la veille technologique consiste à récolter des informations
publiques et non à obtenir des données (plus ou moins
confidentielles) par tous les moyens. Le rôle de la délation
(dénonciation, révélations d`informations tenues
secrètes) nous paraît minime, à l`heure où l`OSINT
(Open source intelligence) triomphe. De notre point de vue, Paul Virilio
cède à une vision catastrophiste des nouvelles technologies,
porteuse de tous les maux.
Cependant, là où l`auteur de La Bombe
informatique voit juste, c`est dans le développement des rumeurs que
peut provoquer Internet ; les informations circulent à une vitesse
accélérée sans que les internautes n`éprouvent
toujours la nécessité de vérifier leur
véracité. Dès lors, la notion de
33 Paul Virilio, op. cité, p. 76
vérité se trouve classée parmi les
accessoires, ce qui peut avoir des résultats tout à fait
néfastes. En ce cas, Internet tend à favoriser la diffamation qui
s`apparente bien souvent à la délation.
Le rapprochement d`Internet et de la vision panoptique inspire un
autre parallèle, riche en enseignement, sur la question des rapports
entre Internet et les services de renseignement. Internet comme instrument
d`observation centrale, permettant aux services d`avoir des yeux partout, est
particulièrement symbolique de la METIS grecque. A l`image du Panoptique
et de sa tour centrale, d`où partent de multiples couloirs, la
métis grecque est caractérisée par la figure du Poulpe aux
multiples tentacules, symbole de l`intelligence rusée. L`ouvrage de
Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne va nous permettre de mettre en
lumière la continuité entre cette forme d`intelligence
définie dans l`Antiquité et l`utilisation d`Internet faite
aujourd`hui par les services de renseignement.
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