3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme »
?
Dès 1999, avec son article « Pour en finir avec la
querelle de l'art contemporain », Nathalie Heinich proposait de penser
l'art contemporain, non par rapport à sa position temporelle dans
l'histoire de l'art, mais comme un « genre »; ce dernier se
démarquant du genre classique et du genre moderne. Là où
la mise en oeuvre des canons académiques ou encore la capacité
d'expression des artistes étaient les principaux critères
d'évaluation des oeuvres, l'art contemporain va, quant à lui,
questionner la notion même d'oeuvre d'art.
Force est de constater que, en ce début de
XXIe siècle, Nathalie Heinich a revu sa position sur l'art
contemporain; ou, au moins, en est arrivée à en parler en
d'autres termes. Elle situe une première reconnaissance de l'art
contemporain en 1964 avec la Biennale de Venise et la victoire du pop art sur
l'Ecole de Paris. « C'est un vrai choc pour pour le monde de l'art, et
la « consécration d'un nouveau paradigme artistique », que le
milieu parisien de l'art moderne, pourtant en pointe dans la promotion des
valeurs avant-gardistes contre le conservatisme des classiques, a bien du mal
à assimiler. »33 Peintres, classiques comme
modernes, ne pourront accepter, ne serait-ce que comprendre, cet art
contemporain qui opère une réelle « rupture avec l'art
moderne qui, à partir des années 1950, s'était
imposé comme le nouveau sens commun de l'art. »34
Loin de ne se résumer qu'au pop art américain, ce qui sera
dénommé comme l'art contemporain, qui n'a pas encore de
31 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 56.
32 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
33 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 17.
34 Ibid, p. 20.
17
définition unanime, apparaît approximativement au
même moment, c'est-à-dire au milieu du XXe
siècle, en France, avec le Nouveau Réalisme, en Autriche, avec
l'Actionnisme, et au Japon, avec le Gutai. Trois mondes de l'art coexisteront
donc au cours de la seconde moitié du XXe siècle :
« celui, traditionnel et en perte de vitesse, de l'art
académique, qui n'existe plus que dans quelques institutions ou dans des
segments reculés du marché; celui, advenu récemment
à une position dominante, de l'art moderne, qui a conquis le
marché et est en train de pénétrer les institutions; et
celui, émergent, de l'art contemporain qui n'existe encore qu'à
la marge mais est en passe de concurrencer sérieusement l'art moderne,
voire de le supplanter. »35 Preuve d'une reconnaissance
institutionnelle de l'art contemporain, mais aussi, et peut-être surtout,
des évolutions techniques de l'art, la notion de « Beaux-Arts
» est devenue celle d'« arts plastiques » pour le
Ministère de la Culture au début des années 1980.
Ci-dessus, vous aurez peut-être remarqué
l'utilisation du terme « paradigme ». C'est sous cette appellation
nouvelle que Nathalie Heinich va maintenant penser l'art contemporain. Elle
emprunte cette notion de « paradigme » à
l'épistémologue américain Thomas Kuhn et son oeuvre La
Structure des révolutions scientifiques parue, pour sa
première édition, en 1962.
Mais qu'est-ce qu'un « paradigme » ? Nathalie
Heinich le définit comme « une structuration
générale des conceptions admises à un moment donné
du temps à propos d'un domaine de l'activité humaine
»36, ou encore comme un modèle non conscient, une
conception du monde qui structure notre perception des choses, notre sens de la
normalité37. Dans notre domaine, nous pouvons résumer
le « paradigme » à une certaine conception de l'art.
Cependant, pour tout domaine, une « conception » nouvelle n'a que
deux possibilités : le manque de considération, voire le manque
de visibilité, ou le déclenchement d'un « changement de
paradigme ». « Car un paradigme n'a pu s'imposer qu'au prix d'une
rupture avec l'état antérieur du savoir, et il sera probablement
supplanté un jour par une autre conception : c'est ainsi que
procèdent les « révolutions » scientifiques, non pas
par une progression linéaire et continue de la connaissance, mais par
une série de ruptures ou, en d'autres termes, de «
révolutions ». »38
Pour qu'une « révolution » scientifique ait
lieu, certains pré-requis sont nécessaires : un ensemble
d'acteurs clairement défini formant un collectif qui pose un nouveau
« problème » et provoque de nouvelles représentations
collectives. Dans ce sens, Nathalie Heinich démontre que
35 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 23.
36 Ibid, p. 29.
37 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
38 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 29.
18
l'art moderne a été une vraie «
révolution » artistique au cours de laquelle le «
problème » a été de savoir si l'art « ne
consiste pas plutôt à permettre à l'artiste d'exprimer sa
propre vision du monde. »39 Pour les amateurs d'art
moderne, l'oeuvre doit procurer une expression, une sensation, un sentiment,
à travers son esthétique40. L'art contemporain aussi
répond à tout les pré-requis nécessaires au «
changement de paradigme ». Les acteurs sont les artistes appartenant aux
courants cités précédemment (Nouveau Réalisme,
Actionnisme, Pop Art, Gutai) et le « problème » est le suivant
: L'art contemporain s'amuse des frontières de l'art, questionnant ce
dernier sur sa définition même.
Alors, nous avons trois conceptions de l'art peu
(ré)conciliables car ces dernières s'opposent sur sa «
nature ». « Arrivé à ce degré
d'incompatibilité entre paradigmes - l'art contemporain étant
incompatible non seulement avec l'art classique, mais aussi et surtout avec
l'art moderne, auquel il succède et par rapport auquel il se construit
-, plus aucune discussion argumentée entre partisans des uns et des
autres ne peut suffire à emporter la conviction : la « querelle
» est quasiment irréductible du fait que, toute « preuve
» n'ayant de sens que par rapport au paradigme en lequel elle s'inscrit,
elle ne vaut plus dans celui en fonction duquel raisonne celui qu'elle est
censée convaincre. »41 Ainsi, les critiques
à l'encontre de l'art contemporain ont pu être «
sévères »; telle que celle du philosophe français
Jean Baudrillard42. La question n'est donc pas de savoir si telle
oeuvre est une oeuvre d'art ou non puisque, fondamentalement, classiques,
modernes et contemporains ne peuvent s'accorder dessus.
Encore faut-il démontrer comment l'art contemporain
s'affranchit des frontières « traditionnelles » de l'art, la
manière par laquelle il se démarque, avec des
caractéristiques propres, du paradigme classique et du paradigme
moderne. C'est tout l'intérêt du [Le] paradigme de
l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ici, je
recenserai quelques unes des spécificités de l'art contemporain,
notamment celles qui m'intéresseront pour la suite de mon
mémoire; je renverrai donc à la complète lecture de ce
livre pour l'entière démonstration de Nathalie Heinich.
Commençons par ce que le visiteur peut voir en premier,
c'est-à-dire la dimension esthétique de l'oeuvre. Loin de la
peinture accrochée à son mur, de la sculpture posée sur
son socle, l'art contemporain se démarque, à première vue,
presque principalement, par la variété des matériaux
39 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 31.
40 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art
contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo].
YouTube.
41 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 33.
42 Baudrillard, J. (1996, 20 mai). Le complot de l'art.
Libération.
19
utilisés, des supports des oeuvres. D'ailleurs,
qu'est-ce qu'une oeuvre dans le paradigme de l'art contemporain ? Un urinoir
retourné (Fontaine, Marcel Duchamp, 1917) ? Peindre au rouleau
une unique couleur (IKB 3, Monochrome bleu, Yves Klein, 1960) ? Des
excréments (Merde d'artiste, Piero Manzoni, 1961) ? Un individu
qui se fait tirer une balle dans le bras (Shoot, Chris Burden, 1971) ?
Emballer le Pont-Neuf de Paris (The Pont Neuf Wrapped, Christo et
Jeanne-Claude, 1985) ? Pour saisir ces oeuvres en tant que telles, nous devons
nous situer dans un monde de l'art où prime le « régime de
singularité », « ce système non dit
d'évaluation qui privilégie par principe tout ce qui est
original, innovant, hors du commun, à l'inverse du « régime
de communauté » et de son privilège accordé au
respect des conventions, des traditions, des standards.
»43 Si le régime de singularité est apparu
durant la seconde moitié du XIXe siècle avec
l'impressionnisme, qui a initié l'individualisation, la personnalisation
du travail de l'artiste, dans l'art moderne, avec l'impératif
d'expression, la transgression ne porte que sur le contenu. Avec l'art
contemporain, ce régime de singularité va
s'accélérer. Pour reprendre les mots de Nathalie Heinich, «
Plus c'est atypique, moins ça rentre dans les schémas connus,
mieux ça vaut. »44 Notons que, comme elle, nous
avons volontairement pris des cas « extrêmes » pour illustrer
les limites, si ces dernières existent, de l'art contemporain.
Contrairement à l'art classique et à l'art
moderne où l'oeuvre est matérielle, le discours autour de l'objet
est partie prenante de l'oeuvre dans l'art contemporain; qui « est
devenu, essentiellement, un art du « faire-raconter »
»45. L'objet, en soi, n'est même pas
nécessaire à la réalisation d'une oeuvre; pensons aux
performances. Et, si il y a objet, il n'est pas nécessaire que ce
dernier soit réalisé par l'artiste même, le concept
prédomine sur l'objet en tant que tel; repensons à Fontaine
de Marcel Duchamp. « Le ready-made participe lui aussi de cette
prééminence de l'idée sur la forme même s'il se
présente, par définition, comme un objet bien concret.
»46
Cette importance du discours a permis d'abolir la
frontière qu'était le cadre de l'oeuvre, au sens propre mais pas
que, et qui délimitait l'oeuvre de son contexte. « Cette
porosité entre l'objet et son contexte s'exerce dans les deux sens :
depuis le monde ordinaire vers le monde de l'art, lorsque l'oeuvre inclut des
éléments triviaux, [...] et depuis le monde de l'art
vers le monde ordinaire, lorsqu'elle sort des murs du musée pour
s'installer dans l'environnement, naturel ou urbain. »47 Nous
constatons alors un lien entre le contexte de l'oeuvre et l'oeuvre
elle-même; « monde ordinaire » et « monde de l'art »
participent, ensemble, au processus créatif.
43 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 51.
44 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art
contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo].
YouTube.
45 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 70.
46 Ibid, p. 73.
47 Ibid, p. 89.
20
Le rapprochement entre ces deux mondes s'accentue quand le
visiteur est invité à participer à l'oeuvre, d'une
quelconque manière, « qui permet à celui-ci de
transgresser lui-même la limite sacralisée entre l'oeuvre et le
monde »48. Dans le monde de l'art contemporain, outre la
participation possible du public à l'oeuvre réalisée par
l'artiste, rien n'exclut le public de réaliser l'oeuvre lui-même.
A l'opposé d'un art contemporain souvent décrié comme
déconnecté, élitiste, incompréhensible, «
les artistes contemporains tentés par la politisation de leur
positionnement aspirent à renouer le lien avec ce « peuple »
dont l'art contemporain s'est de plus en plus coupé à mesure
qu'il radicalisait ses ruptures avec le sens commun. »49
L'art contemporain se démarque de ses
prédécesseurs sur d'autres points très divers, citons-les
brièvement : la diversité des matériaux utilisés
et, par conséquent, le déclin de la peinture, l'apparition de
nouvelles disciplines artistiques en son sein, de nouvelles manières
d'exposer les oeuvres, de les conserver et de les collectionner. D'ailleurs,
les collectionneurs de l'art contemporain ne sont pas les mêmes que ceux
de l'art classique ni de l'art moderne, « ils proviennent soit des
milieux financiers qui se sont développés grâce à la
financiarisation de l'économie, avec les grandes fortunes rapidement
acquises par des traders et des responsables de fonds d'investissement; soit
des pays émergents tels que la Chine, la Russie, l'Inde et les Emirats.
»50
Pour conclure cette sous-partie, l'art contemporain est bien
une conception à part par rapport à celles de l'art classique et
de l'art moderne. Parler de l'art contemporain en tant que « genre »
ne serait qu'une prise en considération, réductrice, de ses
écarts esthétiques; et une méconnaissance du monde dans
lequel vit l'oeuvre d'art contemporain. « Le nouveau paradigme est au
moins autant « périartistique » que proprement artistique
»51.
Vous l'aurez compris, dans ce mémoire, je partirai de
la posture de Nathalie Heinich sur l'art contemporain et la mettrai à
l'épreuve du terrain. Je m'intéresserai notamment à cette
relation entre l'oeuvre et son contexte; et, précisément, au
contexte social et spatial qu'est la ville.
|
|