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L'artiste et la ville en Hauts-de-France. Le cas du parcours d'art contemporain d'Amiens métropole.


par Julien Cossart
Université de Picardie Jules Verne - Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques 2020
  

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3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme » ?

Dès 1999, avec son article « Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain », Nathalie Heinich proposait de penser l'art contemporain, non par rapport à sa position temporelle dans l'histoire de l'art, mais comme un « genre »; ce dernier se démarquant du genre classique et du genre moderne. Là où la mise en oeuvre des canons académiques ou encore la capacité d'expression des artistes étaient les principaux critères d'évaluation des oeuvres, l'art contemporain va, quant à lui, questionner la notion même d'oeuvre d'art.

Force est de constater que, en ce début de XXIe siècle, Nathalie Heinich a revu sa position sur l'art contemporain; ou, au moins, en est arrivée à en parler en d'autres termes. Elle situe une première reconnaissance de l'art contemporain en 1964 avec la Biennale de Venise et la victoire du pop art sur l'Ecole de Paris. « C'est un vrai choc pour pour le monde de l'art, et la « consécration d'un nouveau paradigme artistique », que le milieu parisien de l'art moderne, pourtant en pointe dans la promotion des valeurs avant-gardistes contre le conservatisme des classiques, a bien du mal à assimiler. »33 Peintres, classiques comme modernes, ne pourront accepter, ne serait-ce que comprendre, cet art contemporain qui opère une réelle « rupture avec l'art moderne qui, à partir des années 1950, s'était imposé comme le nouveau sens commun de l'art. »34 Loin de ne se résumer qu'au pop art américain, ce qui sera dénommé comme l'art contemporain, qui n'a pas encore de

31 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 56.

32 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

33 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 17.

34 Ibid, p. 20.

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définition unanime, apparaît approximativement au même moment, c'est-à-dire au milieu du XXe siècle, en France, avec le Nouveau Réalisme, en Autriche, avec l'Actionnisme, et au Japon, avec le Gutai. Trois mondes de l'art coexisteront donc au cours de la seconde moitié du XXe siècle : « celui, traditionnel et en perte de vitesse, de l'art académique, qui n'existe plus que dans quelques institutions ou dans des segments reculés du marché; celui, advenu récemment à une position dominante, de l'art moderne, qui a conquis le marché et est en train de pénétrer les institutions; et celui, émergent, de l'art contemporain qui n'existe encore qu'à la marge mais est en passe de concurrencer sérieusement l'art moderne, voire de le supplanter. »35 Preuve d'une reconnaissance institutionnelle de l'art contemporain, mais aussi, et peut-être surtout, des évolutions techniques de l'art, la notion de « Beaux-Arts » est devenue celle d'« arts plastiques » pour le Ministère de la Culture au début des années 1980.

Ci-dessus, vous aurez peut-être remarqué l'utilisation du terme « paradigme ». C'est sous cette appellation nouvelle que Nathalie Heinich va maintenant penser l'art contemporain. Elle emprunte cette notion de « paradigme » à l'épistémologue américain Thomas Kuhn et son oeuvre La Structure des révolutions scientifiques parue, pour sa première édition, en 1962.

Mais qu'est-ce qu'un « paradigme » ? Nathalie Heinich le définit comme « une structuration générale des conceptions admises à un moment donné du temps à propos d'un domaine de l'activité humaine »36, ou encore comme un modèle non conscient, une conception du monde qui structure notre perception des choses, notre sens de la normalité37. Dans notre domaine, nous pouvons résumer le « paradigme » à une certaine conception de l'art. Cependant, pour tout domaine, une « conception » nouvelle n'a que deux possibilités : le manque de considération, voire le manque de visibilité, ou le déclenchement d'un « changement de paradigme ». « Car un paradigme n'a pu s'imposer qu'au prix d'une rupture avec l'état antérieur du savoir, et il sera probablement supplanté un jour par une autre conception : c'est ainsi que procèdent les « révolutions » scientifiques, non pas par une progression linéaire et continue de la connaissance, mais par une série de ruptures ou, en d'autres termes, de « révolutions ». »38

Pour qu'une « révolution » scientifique ait lieu, certains pré-requis sont nécessaires : un ensemble d'acteurs clairement défini formant un collectif qui pose un nouveau « problème » et provoque de nouvelles représentations collectives. Dans ce sens, Nathalie Heinich démontre que

35 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 23.

36 Ibid, p. 29.

37 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

38 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 29.

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l'art moderne a été une vraie « révolution » artistique au cours de laquelle le « problème » a été de savoir si l'art « ne consiste pas plutôt à permettre à l'artiste d'exprimer sa propre vision du monde. »39 Pour les amateurs d'art moderne, l'oeuvre doit procurer une expression, une sensation, un sentiment, à travers son esthétique40. L'art contemporain aussi répond à tout les pré-requis nécessaires au « changement de paradigme ». Les acteurs sont les artistes appartenant aux courants cités précédemment (Nouveau Réalisme, Actionnisme, Pop Art, Gutai) et le « problème » est le suivant : L'art contemporain s'amuse des frontières de l'art, questionnant ce dernier sur sa définition même.

Alors, nous avons trois conceptions de l'art peu (ré)conciliables car ces dernières s'opposent sur sa « nature ». « Arrivé à ce degré d'incompatibilité entre paradigmes - l'art contemporain étant incompatible non seulement avec l'art classique, mais aussi et surtout avec l'art moderne, auquel il succède et par rapport auquel il se construit -, plus aucune discussion argumentée entre partisans des uns et des autres ne peut suffire à emporter la conviction : la « querelle » est quasiment irréductible du fait que, toute « preuve » n'ayant de sens que par rapport au paradigme en lequel elle s'inscrit, elle ne vaut plus dans celui en fonction duquel raisonne celui qu'elle est censée convaincre. »41 Ainsi, les critiques à l'encontre de l'art contemporain ont pu être « sévères »; telle que celle du philosophe français Jean Baudrillard42. La question n'est donc pas de savoir si telle oeuvre est une oeuvre d'art ou non puisque, fondamentalement, classiques, modernes et contemporains ne peuvent s'accorder dessus.

Encore faut-il démontrer comment l'art contemporain s'affranchit des frontières « traditionnelles » de l'art, la manière par laquelle il se démarque, avec des caractéristiques propres, du paradigme classique et du paradigme moderne. C'est tout l'intérêt du [Le] paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ici, je recenserai quelques unes des spécificités de l'art contemporain, notamment celles qui m'intéresseront pour la suite de mon mémoire; je renverrai donc à la complète lecture de ce livre pour l'entière démonstration de Nathalie Heinich.

Commençons par ce que le visiteur peut voir en premier, c'est-à-dire la dimension esthétique de l'oeuvre. Loin de la peinture accrochée à son mur, de la sculpture posée sur son socle, l'art contemporain se démarque, à première vue, presque principalement, par la variété des matériaux

39 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 31.

40 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube.

41 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 33.

42 Baudrillard, J. (1996, 20 mai). Le complot de l'art. Libération.

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utilisés, des supports des oeuvres. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une oeuvre dans le paradigme de l'art contemporain ? Un urinoir retourné (Fontaine, Marcel Duchamp, 1917) ? Peindre au rouleau une unique couleur (IKB 3, Monochrome bleu, Yves Klein, 1960) ? Des excréments (Merde d'artiste, Piero Manzoni, 1961) ? Un individu qui se fait tirer une balle dans le bras (Shoot, Chris Burden, 1971) ? Emballer le Pont-Neuf de Paris (The Pont Neuf Wrapped, Christo et Jeanne-Claude, 1985) ? Pour saisir ces oeuvres en tant que telles, nous devons nous situer dans un monde de l'art où prime le « régime de singularité », « ce système non dit d'évaluation qui privilégie par principe tout ce qui est original, innovant, hors du commun, à l'inverse du « régime de communauté » et de son privilège accordé au respect des conventions, des traditions, des standards. »43 Si le régime de singularité est apparu durant la seconde moitié du XIXe siècle avec l'impressionnisme, qui a initié l'individualisation, la personnalisation du travail de l'artiste, dans l'art moderne, avec l'impératif d'expression, la transgression ne porte que sur le contenu. Avec l'art contemporain, ce régime de singularité va s'accélérer. Pour reprendre les mots de Nathalie Heinich, « Plus c'est atypique, moins ça rentre dans les schémas connus, mieux ça vaut. »44 Notons que, comme elle, nous avons volontairement pris des cas « extrêmes » pour illustrer les limites, si ces dernières existent, de l'art contemporain.

Contrairement à l'art classique et à l'art moderne où l'oeuvre est matérielle, le discours autour de l'objet est partie prenante de l'oeuvre dans l'art contemporain; qui « est devenu, essentiellement, un art du « faire-raconter » »45. L'objet, en soi, n'est même pas nécessaire à la réalisation d'une oeuvre; pensons aux performances. Et, si il y a objet, il n'est pas nécessaire que ce dernier soit réalisé par l'artiste même, le concept prédomine sur l'objet en tant que tel; repensons à Fontaine de Marcel Duchamp. « Le ready-made participe lui aussi de cette prééminence de l'idée sur la forme même s'il se présente, par définition, comme un objet bien concret. »46

Cette importance du discours a permis d'abolir la frontière qu'était le cadre de l'oeuvre, au sens propre mais pas que, et qui délimitait l'oeuvre de son contexte. « Cette porosité entre l'objet et son contexte s'exerce dans les deux sens : depuis le monde ordinaire vers le monde de l'art, lorsque l'oeuvre inclut des éléments triviaux, [...] et depuis le monde de l'art vers le monde ordinaire, lorsqu'elle sort des murs du musée pour s'installer dans l'environnement, naturel ou urbain. »47 Nous constatons alors un lien entre le contexte de l'oeuvre et l'oeuvre elle-même; « monde ordinaire » et « monde de l'art » participent, ensemble, au processus créatif.

43 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 51.

44 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube.

45 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 70.

46 Ibid, p. 73.

47 Ibid, p. 89.

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Le rapprochement entre ces deux mondes s'accentue quand le visiteur est invité à participer à l'oeuvre, d'une quelconque manière, « qui permet à celui-ci de transgresser lui-même la limite sacralisée entre l'oeuvre et le monde »48. Dans le monde de l'art contemporain, outre la participation possible du public à l'oeuvre réalisée par l'artiste, rien n'exclut le public de réaliser l'oeuvre lui-même. A l'opposé d'un art contemporain souvent décrié comme déconnecté, élitiste, incompréhensible, « les artistes contemporains tentés par la politisation de leur positionnement aspirent à renouer le lien avec ce « peuple » dont l'art contemporain s'est de plus en plus coupé à mesure qu'il radicalisait ses ruptures avec le sens commun. »49

L'art contemporain se démarque de ses prédécesseurs sur d'autres points très divers, citons-les brièvement : la diversité des matériaux utilisés et, par conséquent, le déclin de la peinture, l'apparition de nouvelles disciplines artistiques en son sein, de nouvelles manières d'exposer les oeuvres, de les conserver et de les collectionner. D'ailleurs, les collectionneurs de l'art contemporain ne sont pas les mêmes que ceux de l'art classique ni de l'art moderne, « ils proviennent soit des milieux financiers qui se sont développés grâce à la financiarisation de l'économie, avec les grandes fortunes rapidement acquises par des traders et des responsables de fonds d'investissement; soit des pays émergents tels que la Chine, la Russie, l'Inde et les Emirats. »50

Pour conclure cette sous-partie, l'art contemporain est bien une conception à part par rapport à celles de l'art classique et de l'art moderne. Parler de l'art contemporain en tant que « genre » ne serait qu'une prise en considération, réductrice, de ses écarts esthétiques; et une méconnaissance du monde dans lequel vit l'oeuvre d'art contemporain. « Le nouveau paradigme est au moins autant « périartistique » que proprement artistique »51.

Vous l'aurez compris, dans ce mémoire, je partirai de la posture de Nathalie Heinich sur l'art contemporain et la mettrai à l'épreuve du terrain. Je m'intéresserai notamment à cette relation entre l'oeuvre et son contexte; et, précisément, au contexte social et spatial qu'est la ville.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry