2. Une autonomisation de la sociologie
Jusqu'à maintenant, nous avons étudié
l'art à travers l'oeil du philosophe et de l'historien de l'art. Si
leurs travaux peuvent être reconnus comme sociologiques par leur
capacité à établir des liens entre l'art et la
société, ils ne peuvent être reconnus comme sociologiques
par leurs méthodes. Que ce soit avec les essais des philosophes ou
encore avec les recherches documentées des historiens de l'art, nous
nous écartons là de la méthode sociologique,
c'est-à-dire de l'enquête; et « c'est ce recours à
l'enquête qui fait la spécificité et la force de la
sociologie de l'art actuelle : mesures statistiques, entretiens sociologiques,
observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux
résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques
»14. Dès 1945, avec Art et
société, Roger Bastide, sociologue, réclame davantage
d'enquête de terrain pour que la sociologie de l'art puisse se constituer
comme sous-discipline. Par conséquent, je présenterai les
résultats de ces enquêtes. Contrairement à Nathalie Heinich
dans La sociologie de l'art, je présenterai ces
résultats en partant du créateur, c'est-à-dire de la
production, pour en arriver au spectateur, c'est-à-dire à la
réception; en passant par l'oeuvre même ainsi que par sa
médiation.
Qu'est-ce qu'un artiste ? Bien qu'apparemment simple, cette
question reste relativement complexe. Définir ce qu'est un artiste est
pourtant une condition sine qua non à leur recensement. Ces
critères sont variables : Autodéfinition, reconnaissance d'autres
artistes, reconnaissance d'institutions artistiques, adhésion à
la Maison des Artistes, déclaration de l'activité artistique
13 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 38.
14 Ibid, p. 40.
11
comme activité principale à l'Institut National
de la Statistique et des Etudes Economiques, etc. Cependant, ces
critères ont tous des contraintes. « La définition des
artistes se heurte en effet à la délimitation d'une double
frontière, très marquée hiérarchiquement : d'une
part, la frontière entre arts majeurs et arts mineurs, ou métiers
d'art; d'autre part, la frontière entre professionnels et amateurs
»15. En 1985, avec Les Artistes. Essai de morphologie
sociale, la sociologue Raymonde Moulin va utiliser le critère de la
notoriété pour caractériser les artistes. Il en
résulte que ces derniers sont principalement des hommes provenant de
divers milieux sociaux et perpétuant le mythe de l'autodidaxie;
c'est-à-dire de l'apprentissage par eux-mêmes alors qu'ils ont
suivi des études supérieures.
Le sociologue Pierre Bourdieu va aussi s'intéresser
à l'art dans Les Règles de l'art. Genèse et structure
du champ littéraire en 1992. A partir d'une sociologie de la
domination, il démontre le statut d'une oeuvre par la position sociale
de son créateur; en l'occurrence, un livre par son écrivain.
« Toute personne dotée de notoriété ou de pouvoir
y devient, en tant que « dominant », le fauteur ou le complice d'un
exercice - illégitime aux yeux du sociologue - de légitimation.
»16 L'américain Howard Becker, avec Les Mondes
de l'art dès 1982, avait aussi posé la question de l'oeuvre
à partir de sa production; non pas, comme Pierre Bourdieu, en
étudiant la position sociale de l'artiste, mais en décrivant
« la nécessaire coordination des actions dans un univers
foncièrement multiple : multiplicité des moments de
l'activité (conception, exécution, réception), des types
de compétences [...] ou des catégories de producteurs
»17. Par sa sociologie interactionniste, Howard Becker
permet de déconstruire l'art comme activité individuelle mais
comme expérience collective.
Pour clore cette sociologie de la production, si nous pouvons
découper la sociologie de l'art ainsi, venons-en à la sociologie
de l'identité. Initiée par le sociologue allemand Norbert Elias
avec Mozart. Sociologie d'un génie en 1991, ce dernier
réalise un réel va-et-vient entre une psychanalyse du compositeur
autrichien et ses conditions d'exercice dans la Cour. Cette sociologie de
l'identité cherche à expliquer les représentations des
artistes; c'est-à-dire les représentations que nous, amateurs
d'art, portons sur les artistes autant que les représentations que ces
artistes portent sur eux-mêmes. L'analyse de discours, « qui
fournit la base méthodologique de telles analyses : soit les textes
écrits, avec les biographies, autobiographies ou correspondances
d'artistes; soit les propos recueillis par entretiens, typiques de la
sociologie dite « qualitative » »18, permet de
comprendre comment l'activité artistique comme vocation a
entraîné une « massification » des artistes à la
fin du XXe siècle. La valorisation de l'artiste a aussi
étendu ce qui relevait de ce statut; avec notamment
15 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 75.
16 Ibid, p. 78.
17 Ibid, p. 80.
18 Ibid, p. 83.
12
l'art contemporain. « Ainsi s'explique le
succès, aujourd'hui, du terme « plasticien », plus neutre que
celui d'« artiste », et qui permet d'éviter ceux de «
peintre » ou « sculpteur », lesquels valaient encore pour l'art
classique et moderne, mais sont devenus largement inadéquats avec l'art
contemporain. »19
La sociologie de la production avait pour première
mission de permettre une meilleure compréhension des oeuvres d'art; nous
nous intéresserons maintenant à cette dimension.
« La sociologie des oeuvres d'art constitue la
dimension à la fois la plus attendue, la plus controversée et,
probablement, la plus décevante de la sociologie de l'art.
»20 Voici qui ne laisse que peu de place à
l'optimisme pour la suite. Il a souvent été demandé
à la sociologie de s'intéresser à l'oeuvre d'art en
elle-même; comme si, pour cette mission, le sociologue avait des
compétences que n'auraient pas l'historien de l'art ou encore le
critique d'art. Si la sociologie a pu s'approprier l'art par des
méthodes propres à elle-même, aucune de ces méthodes
ne concerne la description d'une oeuvre d'art.
Ne serait-ce qu'évaluer une oeuvre d'art est une
délicate opération pour le sociologue. Pour commencer, le
sociologue peut expliquer une oeuvre d'art par sa capacité d'expression,
par le contexte qu'elle exprime; mais ce ne serait qu'une reproduction de
classements établis par des historiens de l'art. Si le sociologue
déconstruit ces classements établis en accordant autant
d'importance aux « productions mineures » qu'aux « oeuvres d'art
», ce dernier passera à côté des processus
d'évaluation qui « expliquent » ces hiérarchies. Dans
le dernier cas, le sociologue s'intéresse donc à ces processus
d'évaluation des oeuvres d'art; « il s'agit de décrire
les opérations permettant aux acteurs de l'exclure ou de l'inclure dans
la catégorie « art », et les justifications qu'ils en donnent.
»21
De la même manière, l'interprétation d'une
oeuvre d'art n'est pas aisée. L'interprétation nécessite
une oeuvre d'art particulièrement « riche » pour permettre une
montée en généralité; et « les oeuvres
susceptibles de se prêter à ce point à la projection de
significations générales ne courent pas les musées
»22. Elle pose aussi un problème qui renvoie
à la mission principale de la sociologie de l'art; ou, au moins, de
l'esthétique sociologique. Interpréter une oeuvre comme
l'expression d'une «société» permet, certes, la
désautonomisation de l'art, mais ne permet surtout pas sa
désidéalisation.
19 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 85.
20 Ibid, p. 87.
21 Ibid, p. 92.
22 Ibid, p. 95.
13
L'observation, elle, reste un propre de la méthode
sociologique. Ici, nous parlerons de l'observation d'une oeuvre exposée
et des réactions qu'elle peut provoquer à ses spectateurs. C'est
ce qu'a entrepris Nathalie Heinich avec Le Triple Jeu de l'art
contemporain. Sociologie des arts plastiques en 1998; cette
dernière décrit les réactions provoquées par l'art
contemporain, c'est-à-dire principalement de la répulsion, et la
manière par laquelle l'art contemporain, par sa transgression des
frontières de l'art, provoque un clivage entre les « profanes
» et les « initiés ».
« Le propre de l'art est qu'il fait beaucoup parler,
et écrire [...] : c'est la « mise en énigme »
des oeuvres »23; une énigme qui nécessite,
peut-être, pour être comprise, une médiation entre une
oeuvre et son spectateur.
Par définition, la médiation représente
l'ensemble des intermédiaires entre une oeuvre et son spectateur; et ces
derniers sont variés. Le commissaire d'exposition, le conservateur de
musée, le critique d'art, le commissaire-priseur, le collectionneur,
sont autant de « médiateurs » présents dans le monde de
l'art. Raymonde Moulin s'est intéressée à ces
intermédiaires avec L'Artiste, l'Institution et le Marché
en 1992; à partir de son immersion dans le monde de l'art
contemporain, elle décrit ses spécificités et la
manière par laquelle se superposent un art « marchand » et un
art « muséal ».
Les personnes « intermédiaires »
précédemment citées « exercent souvent leur
activité dans le cadre d'institutions qui [...] ont elles aussi
leur histoire et leurs logiques propres »24; mentionnons
Philippe Urfalino avec L'Invention de la politique culturelle en 1996,
où ce dernier revient sur « les trois grands axes des
politiques culturelles : constitution de collections, aide directe aux artistes
et, dans la seconde moitié du XXe siècle, effort de
diffusion à des publics élargis. »25
Précisons que les « médiateurs » ne
sont pas nécessairement des personnes ou encore des institutions;
d'autres éléments entrent en considération entre une
oeuvre et la manière de la percevoir. Ce que nous, amateur d'art, avons
pu lire d'un artiste et/ou de son oeuvre s'interpose pour notre perception de
cette oeuvre; autant que nos représentations préexistantes.
Cependant, l'idée même de la médiation
peut poser problème. Elle sous-entend que la production et la
réception d'une oeuvre soient strictement distinctes; ce que Nathalie
Heinich contredit avec le cas de l'art contemporain et des oeuvres pour
lesquelles la participation du
23 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 99.
24 Ibid, p. 61.
25 Ibid, p. 63
14
spectateur est partie prenante. De même, « du
côté de la réception, faut-il compter les critiques parmi
les récepteurs ou parmi les médiateurs ? »26
Par l'idée de médiation, nous sous-entendons aussi que l'art et
la société seraient deux mondes distanciés l'un de
l'autre, une conception que nous avons déconstruit depuis
l'esthétique sociologique, et que l'art aurait besoin d'être
« traduit » pour être compris par la société. Par
conséquent, la sociologie de la médiation s'intéresse
à ces traductions.
Une autre approche est proposée par la sociologie de la
reconnaissance. La théorie de la reconnaissance est initiée par
le philosophe allemand Axel Honneth, avec La Lutte pour la reconnaissance
en 1992, et appliquée à l'art par l'historien de l'art
anglais Alan Bowness dans The Conditions of Success. How the Modern Artist
Rises to Fame en 1989. Le modèle d'Alan Bowness s'illustre par ses
quatre cercles de la reconnaissance. Représentons-nous quatre cercles
concentriques avec, de manière progressive, un premier cercle
composé d'autres artistes, un second cercle composé de marchands
et de collectionneurs, un troisième cercle composé de
conservateurs et de spécialistes, et un quatrième cercle
composé du grand public. « En dépit de son apparente
simplicité, ce modèle en cercles concentriques a
l'intérêt de conjuguer trois dimensions : d'une part, la
proximité spatiale par rapport à l'artiste (celui-ci peut
connaître personnellement ses pairs, probablement ses marchands et ses
collectionneurs, éventuellement ses spécialistes, guère
son public); d'autre part, le passage du temps par rapport à sa vie
présente (rapidité du jugement des pairs, court terme des
acheteurs, moyen terme des connaisseurs, long terme voire
postérité pour les simples spectateurs); enfin, l'importance pour
l'artiste de la reconnaissance en question, mesurée à la
compétence des juges (du quatrième au premier cercle, selon le
degré d'autonomisation de son rapport à l'art). »27
Poursuivons sur ce sans quoi nous ne pourrions
prétendre à une réelle sociologie de l'art;
c'est-à-dire ses spectateurs.
Si la sociologie des oeuvres d'art n'a pas permis d'en
apprendre sur une oeuvre même, la sociologie de la réception,
elle, permettra de comprendre le rapport entre une oeuvre et son «
récepteur », son spectateur. « L'un des actes fondateurs
de la sociologie de l'art, au début des années soixante, aura
consisté à appliquer à la fréquentation des
musées des beaux-arts les méthodes d'enquête statistique
élaborées aux Etats-Unis, dans l'entre-deux-guerres, par Paul
Lazarsfeld. »28 La première question à poser
est la suivante : Qui sont ces « récepteurs » de l'art ?
26 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 66.
27 Ibid, p. 70.
28 Ibid, p. 46.
15
Une question à laquelle Pierre Bourdieu répond
dans L'Amour de l'art. Les musées européens et leur public
en 1966. Pour commencer, nous passerons de la question du public à
celle des publics; l'accès au musée variant
considérablement selon le milieu social. Cette variable que constitue la
provenance sociale va contredire l'idée d'un amour de l'art
indépendamment personnel. « Il apparaît ainsi que «
l'amour de l'art » concerne en priorité les « fractions
dominées de la classe dominante » (dont font partie les
intellectuels), plus dotées en capital culturel qu'en capital
économique. »29 Pierre Bourdieu critiquera
d'ailleurs l'incapacité des musées à démocratiser
l'art.
Pierre Bourdieu s'appuiera sur ses propres travaux pour
proposer, avec La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979,
une véritable sociologie du goût. A partir d'enquêtes
statistiques, d'entretiens, d'observations et du concept d'« habitus
», un système de dispositions incorporées par l'individu,
Pierre Bourdieu va démontrer le lien entre « choix
esthétique » et milieu social; et notamment comment ce « choix
esthétique » est dicté par « la recherche de
conduites socialement distinctives. »30
La sociologie d'enquête a aussi permis la production
d'études sur les pratiques culturelles. Pensons à l'enquête
menée par le Ministère de la Culture et Olivier Donnat,
Pratiques culturelles des Français, depuis 1973; la
dernière édition datant de 2008. Cette enquête montre que
le musée s'est ouvert à d'autres publics durant ces
dernières décennies.
L'enquête exclusivement statistique ne peut
répondre à toutes les questions; cette dernière doit
être complétée par des entretiens ou encore des
observations. Par exemple, l'observation a été utilisée
par Jean-Claude Passeron pour étudier Le Temps donné aux
tableaux (1991) durant une exposition. Dans ce cas,
l'interprétation devient compliquée car, pour une même
durée élevée, nous pouvons l'interpréter comme une
analyse de l'« initié » ou comme une tentative de
compréhension du « profane ». L'admiration d'une oeuvre et/ou
d'un artiste a été une entrée pour Nathalie Heinich qui,
avec La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration en
1991, déconstruit cette idée du sens commun comme quoi le peintre
néerlandais aurait été inconnu de son vivant; une
représentation résultante de la valorisation, depuis l'art
moderne, du régime de singularité. De la même
manière, étudier la « répulsion »
provoquée par une oeuvre permet d'en savoir sur les valeurs qui lui sont
données. C'est le travail réalisé par Nathalie Heinich
avec L'Art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas en
1998. « Ainsi, la sociologie de la réception remonte en amont
de la sociologie du goût, en questionnant non pas les
préférences esthétiques, mais les conditions
mêmes
29 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 49.
30 Ibid, p. 50.
16
permettant de voir émerger un jugement en termes de
« beauté » (ou de laideur), d'« art » (ou de
non-art). »31
Sociologie de la production, sociologie des oeuvres d'art,
sociologie de la médiation, sociologie de la réception
constituent, par leur méthode d'enquête, la sociologie de l'art.
Elles sont aussi autant de passerelles possibles vers, vous l'aurez
peut-être remarqué, l'art contemporain. L'art contemporain ne peut
se réduire, comme son nom pourrait le supposer, à un contexte
temporel. Ainsi, à une question que je me posais naivement au
début de notre réflexion, « Un artiste vivant qui peint un
tableau, c'est de l'art contemporain ? », Nathalie Heinich me
répond « Tout ce qui se produit aujourd'hui, en terme de
peinture notamment, n'est pas de l'art contemporain. »32 Pourquoi ?
C'est ce que nous allons découvrir dans la sous-partie suivante; dans
laquelle je m'intéresserai alors au modèle de l'art contemporain
proposé par Nathalie Heinich.
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