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L'artiste et la ville en Hauts-de-France. Le cas du parcours d'art contemporain d'Amiens métropole.


par Julien Cossart
Université de Picardie Jules Verne - Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques 2020
  

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2. Une autonomisation de la sociologie

Jusqu'à maintenant, nous avons étudié l'art à travers l'oeil du philosophe et de l'historien de l'art. Si leurs travaux peuvent être reconnus comme sociologiques par leur capacité à établir des liens entre l'art et la société, ils ne peuvent être reconnus comme sociologiques par leurs méthodes. Que ce soit avec les essais des philosophes ou encore avec les recherches documentées des historiens de l'art, nous nous écartons là de la méthode sociologique, c'est-à-dire de l'enquête; et « c'est ce recours à l'enquête qui fait la spécificité et la force de la sociologie de l'art actuelle : mesures statistiques, entretiens sociologiques, observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques »14. Dès 1945, avec Art et société, Roger Bastide, sociologue, réclame davantage d'enquête de terrain pour que la sociologie de l'art puisse se constituer comme sous-discipline. Par conséquent, je présenterai les résultats de ces enquêtes. Contrairement à Nathalie Heinich dans La sociologie de l'art, je présenterai ces résultats en partant du créateur, c'est-à-dire de la production, pour en arriver au spectateur, c'est-à-dire à la réception; en passant par l'oeuvre même ainsi que par sa médiation.

Qu'est-ce qu'un artiste ? Bien qu'apparemment simple, cette question reste relativement complexe. Définir ce qu'est un artiste est pourtant une condition sine qua non à leur recensement. Ces critères sont variables : Autodéfinition, reconnaissance d'autres artistes, reconnaissance d'institutions artistiques, adhésion à la Maison des Artistes, déclaration de l'activité artistique

13 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 38.

14 Ibid, p. 40.

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comme activité principale à l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques, etc. Cependant, ces critères ont tous des contraintes. « La définition des artistes se heurte en effet à la délimitation d'une double frontière, très marquée hiérarchiquement : d'une part, la frontière entre arts majeurs et arts mineurs, ou métiers d'art; d'autre part, la frontière entre professionnels et amateurs »15. En 1985, avec Les Artistes. Essai de morphologie sociale, la sociologue Raymonde Moulin va utiliser le critère de la notoriété pour caractériser les artistes. Il en résulte que ces derniers sont principalement des hommes provenant de divers milieux sociaux et perpétuant le mythe de l'autodidaxie; c'est-à-dire de l'apprentissage par eux-mêmes alors qu'ils ont suivi des études supérieures.

Le sociologue Pierre Bourdieu va aussi s'intéresser à l'art dans Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire en 1992. A partir d'une sociologie de la domination, il démontre le statut d'une oeuvre par la position sociale de son créateur; en l'occurrence, un livre par son écrivain. « Toute personne dotée de notoriété ou de pouvoir y devient, en tant que « dominant », le fauteur ou le complice d'un exercice - illégitime aux yeux du sociologue - de légitimation. »16 L'américain Howard Becker, avec Les Mondes de l'art dès 1982, avait aussi posé la question de l'oeuvre à partir de sa production; non pas, comme Pierre Bourdieu, en étudiant la position sociale de l'artiste, mais en décrivant « la nécessaire coordination des actions dans un univers foncièrement multiple : multiplicité des moments de l'activité (conception, exécution, réception), des types de compétences [...] ou des catégories de producteurs »17. Par sa sociologie interactionniste, Howard Becker permet de déconstruire l'art comme activité individuelle mais comme expérience collective.

Pour clore cette sociologie de la production, si nous pouvons découper la sociologie de l'art ainsi, venons-en à la sociologie de l'identité. Initiée par le sociologue allemand Norbert Elias avec Mozart. Sociologie d'un génie en 1991, ce dernier réalise un réel va-et-vient entre une psychanalyse du compositeur autrichien et ses conditions d'exercice dans la Cour. Cette sociologie de l'identité cherche à expliquer les représentations des artistes; c'est-à-dire les représentations que nous, amateurs d'art, portons sur les artistes autant que les représentations que ces artistes portent sur eux-mêmes. L'analyse de discours, « qui fournit la base méthodologique de telles analyses : soit les textes écrits, avec les biographies, autobiographies ou correspondances d'artistes; soit les propos recueillis par entretiens, typiques de la sociologie dite « qualitative » »18, permet de comprendre comment l'activité artistique comme vocation a entraîné une « massification » des artistes à la fin du XXe siècle. La valorisation de l'artiste a aussi étendu ce qui relevait de ce statut; avec notamment

15 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 75.

16 Ibid, p. 78.

17 Ibid, p. 80.

18 Ibid, p. 83.

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l'art contemporain. « Ainsi s'explique le succès, aujourd'hui, du terme « plasticien », plus neutre que celui d'« artiste », et qui permet d'éviter ceux de « peintre » ou « sculpteur », lesquels valaient encore pour l'art classique et moderne, mais sont devenus largement inadéquats avec l'art contemporain. »19

La sociologie de la production avait pour première mission de permettre une meilleure compréhension des oeuvres d'art; nous nous intéresserons maintenant à cette dimension.

« La sociologie des oeuvres d'art constitue la dimension à la fois la plus attendue, la plus controversée et, probablement, la plus décevante de la sociologie de l'art. »20 Voici qui ne laisse que peu de place à l'optimisme pour la suite. Il a souvent été demandé à la sociologie de s'intéresser à l'oeuvre d'art en elle-même; comme si, pour cette mission, le sociologue avait des compétences que n'auraient pas l'historien de l'art ou encore le critique d'art. Si la sociologie a pu s'approprier l'art par des méthodes propres à elle-même, aucune de ces méthodes ne concerne la description d'une oeuvre d'art.

Ne serait-ce qu'évaluer une oeuvre d'art est une délicate opération pour le sociologue. Pour commencer, le sociologue peut expliquer une oeuvre d'art par sa capacité d'expression, par le contexte qu'elle exprime; mais ce ne serait qu'une reproduction de classements établis par des historiens de l'art. Si le sociologue déconstruit ces classements établis en accordant autant d'importance aux « productions mineures » qu'aux « oeuvres d'art », ce dernier passera à côté des processus d'évaluation qui « expliquent » ces hiérarchies. Dans le dernier cas, le sociologue s'intéresse donc à ces processus d'évaluation des oeuvres d'art; « il s'agit de décrire les opérations permettant aux acteurs de l'exclure ou de l'inclure dans la catégorie « art », et les justifications qu'ils en donnent. »21

De la même manière, l'interprétation d'une oeuvre d'art n'est pas aisée. L'interprétation nécessite une oeuvre d'art particulièrement « riche » pour permettre une montée en généralité; et « les oeuvres susceptibles de se prêter à ce point à la projection de significations générales ne courent pas les musées »22. Elle pose aussi un problème qui renvoie à la mission principale de la sociologie de l'art; ou, au moins, de l'esthétique sociologique. Interpréter une oeuvre comme l'expression d'une «société» permet, certes, la désautonomisation de l'art, mais ne permet surtout pas sa désidéalisation.

19 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 85.

20 Ibid, p. 87.

21 Ibid, p. 92.

22 Ibid, p. 95.

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L'observation, elle, reste un propre de la méthode sociologique. Ici, nous parlerons de l'observation d'une oeuvre exposée et des réactions qu'elle peut provoquer à ses spectateurs. C'est ce qu'a entrepris Nathalie Heinich avec Le Triple Jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques en 1998; cette dernière décrit les réactions provoquées par l'art contemporain, c'est-à-dire principalement de la répulsion, et la manière par laquelle l'art contemporain, par sa transgression des frontières de l'art, provoque un clivage entre les « profanes » et les « initiés ».

« Le propre de l'art est qu'il fait beaucoup parler, et écrire [...] : c'est la « mise en énigme » des oeuvres »23; une énigme qui nécessite, peut-être, pour être comprise, une médiation entre une oeuvre et son spectateur.

Par définition, la médiation représente l'ensemble des intermédiaires entre une oeuvre et son spectateur; et ces derniers sont variés. Le commissaire d'exposition, le conservateur de musée, le critique d'art, le commissaire-priseur, le collectionneur, sont autant de « médiateurs » présents dans le monde de l'art. Raymonde Moulin s'est intéressée à ces intermédiaires avec L'Artiste, l'Institution et le Marché en 1992; à partir de son immersion dans le monde de l'art contemporain, elle décrit ses spécificités et la manière par laquelle se superposent un art « marchand » et un art « muséal ».

Les personnes « intermédiaires » précédemment citées « exercent souvent leur activité dans le cadre d'institutions qui [...] ont elles aussi leur histoire et leurs logiques propres »24; mentionnons Philippe Urfalino avec L'Invention de la politique culturelle en 1996, où ce dernier revient sur « les trois grands axes des politiques culturelles : constitution de collections, aide directe aux artistes et, dans la seconde moitié du XXe siècle, effort de diffusion à des publics élargis. »25

Précisons que les « médiateurs » ne sont pas nécessairement des personnes ou encore des institutions; d'autres éléments entrent en considération entre une oeuvre et la manière de la percevoir. Ce que nous, amateur d'art, avons pu lire d'un artiste et/ou de son oeuvre s'interpose pour notre perception de cette oeuvre; autant que nos représentations préexistantes.

Cependant, l'idée même de la médiation peut poser problème. Elle sous-entend que la production et la réception d'une oeuvre soient strictement distinctes; ce que Nathalie Heinich contredit avec le cas de l'art contemporain et des oeuvres pour lesquelles la participation du

23 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 99.

24 Ibid, p. 61.

25 Ibid, p. 63

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spectateur est partie prenante. De même, « du côté de la réception, faut-il compter les critiques parmi les récepteurs ou parmi les médiateurs ? »26 Par l'idée de médiation, nous sous-entendons aussi que l'art et la société seraient deux mondes distanciés l'un de l'autre, une conception que nous avons déconstruit depuis l'esthétique sociologique, et que l'art aurait besoin d'être « traduit » pour être compris par la société. Par conséquent, la sociologie de la médiation s'intéresse à ces traductions.

Une autre approche est proposée par la sociologie de la reconnaissance. La théorie de la reconnaissance est initiée par le philosophe allemand Axel Honneth, avec La Lutte pour la reconnaissance en 1992, et appliquée à l'art par l'historien de l'art anglais Alan Bowness dans The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame en 1989. Le modèle d'Alan Bowness s'illustre par ses quatre cercles de la reconnaissance. Représentons-nous quatre cercles concentriques avec, de manière progressive, un premier cercle composé d'autres artistes, un second cercle composé de marchands et de collectionneurs, un troisième cercle composé de conservateurs et de spécialistes, et un quatrième cercle composé du grand public. « En dépit de son apparente simplicité, ce modèle en cercles concentriques a l'intérêt de conjuguer trois dimensions : d'une part, la proximité spatiale par rapport à l'artiste (celui-ci peut connaître personnellement ses pairs, probablement ses marchands et ses collectionneurs, éventuellement ses spécialistes, guère son public); d'autre part, le passage du temps par rapport à sa vie présente (rapidité du jugement des pairs, court terme des acheteurs, moyen terme des connaisseurs, long terme voire postérité pour les simples spectateurs); enfin, l'importance pour l'artiste de la reconnaissance en question, mesurée à la compétence des juges (du quatrième au premier cercle, selon le degré d'autonomisation de son rapport à l'art). »27

Poursuivons sur ce sans quoi nous ne pourrions prétendre à une réelle sociologie de l'art; c'est-à-dire ses spectateurs.

Si la sociologie des oeuvres d'art n'a pas permis d'en apprendre sur une oeuvre même, la sociologie de la réception, elle, permettra de comprendre le rapport entre une oeuvre et son « récepteur », son spectateur. « L'un des actes fondateurs de la sociologie de l'art, au début des années soixante, aura consisté à appliquer à la fréquentation des musées des beaux-arts les méthodes d'enquête statistique élaborées aux Etats-Unis, dans l'entre-deux-guerres, par Paul Lazarsfeld. »28 La première question à poser est la suivante : Qui sont ces « récepteurs » de l'art ?

26 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 66.

27 Ibid, p. 70.

28 Ibid, p. 46.

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Une question à laquelle Pierre Bourdieu répond dans L'Amour de l'art. Les musées européens et leur public en 1966. Pour commencer, nous passerons de la question du public à celle des publics; l'accès au musée variant considérablement selon le milieu social. Cette variable que constitue la provenance sociale va contredire l'idée d'un amour de l'art indépendamment personnel. « Il apparaît ainsi que « l'amour de l'art » concerne en priorité les « fractions dominées de la classe dominante » (dont font partie les intellectuels), plus dotées en capital culturel qu'en capital économique. »29 Pierre Bourdieu critiquera d'ailleurs l'incapacité des musées à démocratiser l'art.

Pierre Bourdieu s'appuiera sur ses propres travaux pour proposer, avec La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979, une véritable sociologie du goût. A partir d'enquêtes statistiques, d'entretiens, d'observations et du concept d'« habitus », un système de dispositions incorporées par l'individu, Pierre Bourdieu va démontrer le lien entre « choix esthétique » et milieu social; et notamment comment ce « choix esthétique » est dicté par « la recherche de conduites socialement distinctives. »30

La sociologie d'enquête a aussi permis la production d'études sur les pratiques culturelles. Pensons à l'enquête menée par le Ministère de la Culture et Olivier Donnat, Pratiques culturelles des Français, depuis 1973; la dernière édition datant de 2008. Cette enquête montre que le musée s'est ouvert à d'autres publics durant ces dernières décennies.

L'enquête exclusivement statistique ne peut répondre à toutes les questions; cette dernière doit être complétée par des entretiens ou encore des observations. Par exemple, l'observation a été utilisée par Jean-Claude Passeron pour étudier Le Temps donné aux tableaux (1991) durant une exposition. Dans ce cas, l'interprétation devient compliquée car, pour une même durée élevée, nous pouvons l'interpréter comme une analyse de l'« initié » ou comme une tentative de compréhension du « profane ». L'admiration d'une oeuvre et/ou d'un artiste a été une entrée pour Nathalie Heinich qui, avec La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration en 1991, déconstruit cette idée du sens commun comme quoi le peintre néerlandais aurait été inconnu de son vivant; une représentation résultante de la valorisation, depuis l'art moderne, du régime de singularité. De la même manière, étudier la « répulsion » provoquée par une oeuvre permet d'en savoir sur les valeurs qui lui sont données. C'est le travail réalisé par Nathalie Heinich avec L'Art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas en 1998. « Ainsi, la sociologie de la réception remonte en amont de la sociologie du goût, en questionnant non pas les préférences esthétiques, mais les conditions mêmes

29 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 49.

30 Ibid, p. 50.

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permettant de voir émerger un jugement en termes de « beauté » (ou de laideur), d'« art » (ou de non-art). »31

Sociologie de la production, sociologie des oeuvres d'art, sociologie de la médiation, sociologie de la réception constituent, par leur méthode d'enquête, la sociologie de l'art. Elles sont aussi autant de passerelles possibles vers, vous l'aurez peut-être remarqué, l'art contemporain. L'art contemporain ne peut se réduire, comme son nom pourrait le supposer, à un contexte temporel. Ainsi, à une question que je me posais naivement au début de notre réflexion, « Un artiste vivant qui peint un tableau, c'est de l'art contemporain ? », Nathalie Heinich me répond « Tout ce qui se produit aujourd'hui, en terme de peinture notamment, n'est pas de l'art contemporain. »32 Pourquoi ? C'est ce que nous allons découvrir dans la sous-partie suivante; dans laquelle je m'intéresserai alors au modèle de l'art contemporain proposé par Nathalie Heinich.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault