II. Une histoire de la sociologie de l'art
Reconstituer l'histoire de la sociologie de l'art n'est pas
simple dans la mesure où cette sous-discipline a été
pendant des décennies en contact étroit avec d'autres disciplines
propres à l'art; ce qui a pour conséquence une opacité de
ses contours. Bien que cela entraînera une autonomisation relativement
tardive de la sociologie de l'art, nous ne pouvons nier les apports de ces
disciplines sur cette dernière. Pour reconstituer cette histoire, je
m'appuierai principalement sur le travail réalisé par Nathalie
Heinich avec La sociologie de l'art paru en 2001.
Si nous prenons comme point de départ la naissance de
la sociologie, nous constaterons que Emile Durkheim et Max Weber ont peu
écrit sur l'art. « Les fondateurs de la sociologie
n'accordèrent en effet qu'une place marginale à la question
esthétique. »1 Le premier sociologue à
s'intéresser à l'art est l'allemand Georg Simmel avec La
Tragédie de la culture et autres essais en
1 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 10.
6
1925; oeuvre dans laquelle « il tentait de mettre en
évidence le conditionnement social de l'art, notamment dans ses rapports
avec le christianisme, et l'influence des visions du monde sur les oeuvres
»2. Alors nous comprenons la proximité de la
sociologie avec l'histoire de l'art; et, entre ces deux disciplines,
l'apparition d'un nouveau courant que Nathalie Heinich nomme l'histoire
culturelle de l'art. Ce courant sera développé notamment avec
l'historien autrichien Edgar Zilsel dans Le Génie. Histoire d'une
notion, de l'Antiquité à la Renaissance en 1926. L'historien
démontre, à partir du processus de valorisation de l'artiste, la
manière par laquelle la valeur d'une oeuvre devient celle de son
créateur. Parmi ceux qui ont contribué à l'histoire
culturelle de l'art, nous pouvons relever l'historien d'art allemand Erwin
Panofsky qui, avec L'Oeuvre d'art et ses significations en 1955, va
proposer trois niveaux d'analyse de l'oeuvre picturale; dont le niveau
iconologique, qui équivaut à la vision du monde sous-tendue par
l'oeuvre. « L'oeuvre abondante de Panofsky s'étend bien
au-delà d'une vision proprement « sociologique », laquelle
n'apparaît [...] que dans la mise en évidence des
relations d'interdépendance entre le niveau général d'une
« culture » et celui, particulier, d'une oeuvre. »3
Ce n'est donc pas dans la sociologie que la sociologie de
l'art est née; ni dans l'histoire culturelle de l'art qui, pourtant
précurseuse, ne réclame pas la sociologie de l'art. Pour raconter
cette sous-discipline, Nathalie Heinich va proposer un modèle en trois
générations; aussi distantes dans le temps que dans l'espace,
mais encore par leur discipline respective ainsi que les problématiques
et réflexions qu'elles ont apporté. La première
génération est celle de l'esthétique sociologique, avec la
philosophie allemande, durant la première moitié du
XXe siècle; la seconde celle de l'histoire sociale de l'art,
développée par des historiens de l'art en Angleterre et en Italie
pendant la Seconde Guerre Mondiale: la dernière celle de la sociologie
d'enquête apparue aux Etats-Unis et en France dans les années
1960.
J'utiliserai ce modèle de Nathalie Heinich en
présentant, dans un premier temps, les deux premières
générations; lesquelles, bien qu'elles aient eu une importante
influence sur la sociologie de l'art, ne peuvent être prises en compte
comme appartenant à la discipline sociologique. La seconde sous-partie
sera consacrée à la sociologie d'enquête et à ses
résultats. Je tenterai principalement, dans cette histoire de la
sociologie de l'art, de relever les travaux liés aux « arts
plastiques ». Pour terminer, et revenir à ce qui sera au coeur de
ce mémoire, nous évoquerons l'art contemporain à travers
la notion de « paradigme »; transposée des sciences naturelles
à l'art par Nathalie Heinich dans Le paradigme de l'art
contemporain. Structures d'une révolution artistique en 2014.
2 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 10.
3 Ibid, p. 13.
7
1. Une « pré-sociologie » de l'art
La première génération, celle de
l'esthétique sociologique, a posé un premier pas remarquable dans
la mesure où elle a commencé à penser les relations entre
art et société; « Désautonomisation (l'art
n'appartient pas qu'à l'esthétique) et
désidéalisation (il n'est pas une valeur absolue) sont bien les
deux moments fondateurs de la sociologie de l'art »4. Si
l'idée que l'art ne dépend pas que de causes esthétiques
peut être datée au milieu du XIXe siècle, avec
Hippolyte Taine et Philosophie de l'art (1865), elle sera surtout
initiée non pas par Karl Marx lui-même mais par certains
héritiers de sa pensée; c'est-à-dire la tradition
marxiste. L'approche par la classe sociale sera ainsi utilisée par le
philosophe hongrois Georg Lukacs, dans Littérature, philosophie,
marxisme en 1922, pour constituer un lien entre conditions
économiques et production artistique. En ce qui concerne la peinture,
cette tradition marxiste est perpétuée par l'historien de l'art
hongrois Frederick Antal qui, dans Florence et ses peintres. La peinture
florentine et son environnement social en 1948, interprète la
diversité des oeuvres du XVe siècle comme «
le reflet de la diversité des conceptions du monde des
différentes classes sociales »5. Cette approche a
cependant été critiquée; le lien de causalité entre
oeuvre et classe sociale étant perçu par certains
spécialistes comme une démonstration de la pensée de Marx
et non comme une tentative de compréhension de l'art.
Au même moment que cette tradition marxiste, des
philosophes allemands se réunissent dans les années 1930; ces
derniers constitueront l'école de Francfort. L'école de Francfort
est constitutive de la sociologie de l'art dans la mesure où elle pense
la relation entre art et société, la désautonomisation de
l'art donc; cependant, considérant l'art comme outil
d'émancipation de l'individu vis-à-vis des «masses»,
l'école de Francfort ne permet pas sa désidéalisation.
Parmi les principaux travaux de l'école de Francfort, Walter Benjamin,
dans L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité
technique en 1936, « ouvre une réflexion novatrice sur les
effets des innovations techniques, en l'occurrence la photographie, sur la
perception de l'art. »6 Walter Benjamin explique que cette
reproductibilité technique a pour conséquence la perte de
l'« aura » de l'oeuvre ainsi que la désacralisation du rapport
à cette oeuvre.
En même temps que l'école de Francfort, un
dernier courant apparaît; provenant de l'histoire de l'art, il est
incarné par Pierre Francastel. Ce courant tente « de mettre en
évidence ce en quoi
4 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 16.
5 Ibid, p. 19.
6 Ibid, p. 21.
8
l'art peut être le révélateur
[...] de réalités collectives, visions du monde
»7; ce que montre Pierre Francastel dans Peinture et
société. Naissance et destruction d'un espace plastique, de la
Renaissance au cubisme dès 1951. L'historien de l'art
établit un rapport entre les courants picturaux et leurs
sociétés respectives. Cependant, contrairement à la
tradition marxiste, l'oeuvre ne révèle pas là les
conditions de sa production mais devient plutôt créatrice de
vision du monde. « L'art apparaît alors moins comme
déterminé que comme déterminant, révélateur
de la culture qu'il contribue à construire autant qu'il en le produit.
»8
Avant d'en arriver à la seconde
génération, celle de l'histoire sociale de l'art, notons l'apport
de cette première génération qui, à partir de la
recherche de lien entre l'art et la société, a permis la
désautonomisation de l'art, c'est-à-dire que l'art ne
répond pas qu'à des déterminations artistiques; bien que
l'école de Francfort ou encore ce que Nathalie Heinich nomme la
sociologie de Pierre Francastel, à travers les « pouvoirs »
qu'ils accordent à l'art, ne permettent pas sa
désidéalisation.
A partir des années 1950, la seconde
génération, celle de l'histoire sociale de l'art, pose la
question du contexte de l'oeuvre; notamment, au départ, avec le
mécénat. Le mécénat permet une approche de l'oeuvre
à travers les contraintes de l'artiste. L'historien de l'art anglais
Francis Haskell, dans Mécènes et peintres. L'art et la
société au temps du baroque italien en 1963, analyse «
les différents types de contraintes propres à la production
picturale - localisation de l'oeuvre, taille, sujet, matériaux,
couleurs, échéance, prix. »9
L'historien de l'art allemand Nikolaus Pevsner initia
l'histoire institutionnelle de l'art en étudiant Les
Académies d'art dès 1940. Dans la continuité de ces
travaux, notons l'intérêt porté à la France avec,
entre autres, les américains Harrison et Cynthia White qui, dans La
Carrière des peintres au XIXe siècle en 1965,
montrent « le décalage entre, d'un côté, la
routinisation et l'élitisme académiques, qui mettaient les
institutions de la peinture (école, concours, jurys,
récompenses...) sous la coupe d'un petit nombre de peintres
âgés et conservateurs, et, de l'autre, l'augmentation du nombre de
peintres et les possibilités accrues du marché
»10 à partir de statistiques sur des archives.
Nous avons vu que ce qui constitue l'apport principal de cette
seconde génération est le travail de recontextualisation de
l'oeuvre. Cette recontextualisation permet, dans le cas de l'historien Georges
Duby avec Le Temps des cathédrales. L'art et la
société, 980-1420 en 1976,
7 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 21.
8 Ibid, p. 23.
9 Ibid, p. 27.
10 Ibid, p. 28.
9
d'expliquer l'apparition de nouvelles formes artistiques, ou
encore, dans le cas de l'historien de l'art anglais Timothy Clark avec Le
Bourgeois absolu. Les artistes et la politique en France de 1848 à 1851
en 1973, d'expliquer les connotations idéologiques des oeuvres.
Mais, parmi cette histoire sociale de l'art, c'est un autre historien de l'art
anglais, Michael Baxandall, qui livrera ce qui est certainement l'oeuvre la
plus connue et reconnue; ou, du moins, celle que nous étudions durant
notre cursus universitaire. En effet, dans L'Oeil du Quattrocento. L'usage
de la peinture dans l'Italie de la Renaissance en 1972, Michael Baxandall
dévoile la « culture visuelle » de cette époque,
autrement dit, « comment on regardait un tableau [...] :
physiognomonie (ou signification des traits du visage), langage des gestes,
scénographie, danse, drames sacrés, symbolisme des couleurs,
techniques de mesure et étude des proportions »11,
etc.
Peu à peu, nous partons de la production de l'oeuvre
pour en arriver à sa réception. Francis Haskell, que nous avons
vu avec le mécénat précédemment, va aussi, dans
La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art en 1976, retracer
les évolutions de la sensibilité esthétique en mettant en
évidence son interdépendance avec d'autres évolutions;
telles que les évolutions de la politique ou encore de la religion.
L'historien de l'art anglais Thomas Crow posera la question du public dans
La Peinture et son public à Paris au dix-huitième
siècle en 1985. Ce dernier revient sur la création par
l'Académie des salons de peinture et sur la manière par laquelle
le public de ces salons « a permis un certain affranchissement du
goût des amateurs par rapport aux normes académiques [...]
et notamment par rapport à la hiérarchie officielle des
genres, qui privilégiait la peinture d'histoire en dévalorisant
les genres « mineurs », en particulier les scènes de la vie
quotidienne et les natures mortes. »12 Pour terminer cet
« aparté » à propos de la perception esthétique
des amateurs d'art, l'historien de l'art suisse Philippe Junod montre, dans
Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques
de l'art moderne en 1976, comment le fond de l'oeuvre est devenu
secondaire vis-à-vis de sa forme.
Revenons-en aux artistes, à ceux qui créent
l'art de leur main. Dès 1963, dans Les Enfants de Saturne.
Psychologie et comportement des artistes, de l'Antiquité à la
Révolution française, Rudolf et Margot Wittkower, historiens
de l'art, révèlent la récurrence de la
représentation de l'artiste « marginal » à partir de
l'analyse d'un corpus de biographies. L'ascension sociale de l'artiste est
développée par l'historien de l'art anglais Andrew Martindale
dans The Rise of the Artist in the Middle Ages and Early Renaissance
en 1972; pour ce qui concerne la période pré-Renaissance. En
ce qui concerne l'évolution du statut de l'artiste entre la Renaissance
et le XIXe siècle, c'est Nathalie Heinich, dans Du peintre à
l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge
11 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 31.
12 Ibid, p. 34.
10
classique en 1993, qui explique « trois
types de régimes d'activité qui se sont succédé et,
parfois, superposés : le régime artisanal du métier,
dominant jusqu'à la Renaissance; le régime académique de
la profession, qui régna de l'absolutisme à l'époque
impressionniste; et le régime artistique (au sens moderne) de la
vocation, apparu dans la première moitié du XIXe siècle
pour s'épanouir au XXe siècle. »13
Cette seconde génération qu'est l'histoire
sociale de l'art aura permis, avec la prise en compte des deux pôles qui
l'entourent, de mieux comprendre l'oeuvre dans son contexte; ces deux
pôles étant, d'un côté, la production de l'oeuvre,
et, de l'autre, sa réception. Mais, à ce stade, une question
reste encore en suspens : Comment la sociologie s'est-elle appropriée
l'art ? Ce sera tout l'intérêt de la sous-partie suivante.
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