4. La ville comme « cadre » de l'oeuvre
Le terme de cadre peut recouvrir une variété
d'interprétations; d'autant que les 2 oeuvres que nous allons voir dans
cette sous-partie n'utilisent pas la ville de manière similaire.
Cependant, elles ont en commun d'en faire un support, « matériel
», sur lequel elles s'inscrivent; établissant aussi un lien entre
l'espace d'exposition et l'oeuvre.
L'espace d'exposition est d'ailleurs une « contrainte
» avec laquelle Nicolas Tourte pense ses oeuvres. Ainsi, le plasticien
m'expliquait apprécier créer des pièces en fonction de
l'architecture, de l'environnement ou encore de l'histoire de son espace
d'exposition. Ces oeuvres s'adaptent alors à l'espace,
établissent un lien intime avec lui (« Pour simplifier les
choses, dès que je vois un lieu, je pense à quelque chose. Ce
nouveau lieu va influencer ma production quoi qu'il arrive, les idées de
pièces viennent aussi comme ça, c'est la contrainte du lieu qui
va aussi faire penser à quelque chose. »222).
A l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, les artistes ont
alors, en amont, pu visiter les divers espaces d'exposition de
l'événement; et Nicolas Tourte a pu penser sa pièce en
fonction de la bibliothèque Louis Aragon à Amiens. Cette
pièce, nommée Champ et détachement, sera une
projection vidéo de pixels blancs réalisée sur un
bas-relief situé au-dessus d'une cheminée de la
bibliothèque.
Champ et détachement racontée par
Nicolas Tourte
« Ces pixels blancs vont avoir une certaine
autonomie, une certaine gravité. Ils vont interagir avec les contours et
les moulures de cette cheminée, ils vont rebondir un petit peu comme si
tu versais des grains de sable dans un bocal en verre, tout va rebondir. En
fait c'est un générateur de pixels, qui est comme une petite
fontaine, et, si tu veux, ça va remplir petit à petit cet espace.
Donc, au début, il y a quelque chose de très léger, avec
2-3 stimuli qui rebondissent les uns contre
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222 Entretien avec Nicolas Tourte
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les autres, quelque chose de très
épuré, quelque chose qui fait plus penser au début des
jeux vidéo. Et puis, très vite, il va y avoir une surpopulation,
une surdensité de ces pixels qui va créer une matière. Et
cette matière elle va être plutôt affiliée
visuellement au manque de signal, comme des télés, comme une
neige. Dans ce cadre là, il va se passer des choses, plutôt du
domaine de l'abstraction, de l'incompréhension. »223
C'est par cette interaction avec l'espace d'exposition, le
bas-relief et la cheminée, que la ville, à travers la
bibliothèque Louis Aragon, devient le « cadre » de l'oeuvre,
comme une nouvelle délimitation pour cette dernière, une
délimitation autre que le cadre d'un tableau; nous pouvons d'ailleurs,
d'une certaine manière, comparer la projection vidéo de Nicolas
Tourte au spectacle Chroma à la cathédrale Notre-Dame d'Amiens.
Champ et détachement, pour reprendre Nathalie Heinich dans sa
tentative de décrire l'oeuvre d'art contemporain, intègre son
propre contexte. En effet, l'artiste utilise un espace et fait de cet espace
son oeuvre; si bien que l'oeuvre est repensée à chacune de ses
expositions (« Pour la première oeuvre, Champ et
détachement, c'est vraiment parce que c'est une pièce in situ
dont le principe a été éprouvé ailleurs, parce que
c'est la 10e version, mais elle est vraiment pensée pour la
bibliothèque, donc c'est vraiment un geste dédié.
»224).
Pour terminer sur cette oeuvre de Nicolas Tourte, le
plasticien m'expliquait que la projection vidéo serait une boucle de 2
minutes, le temps que le visiteur puisse accéder de manière
rapide à l'oeuvre dans cet espace qu'est la bibliothèque; dans
laquelle le visiteur ne vient pas particulièrement pour voir une oeuvre
(« Finalement, le but, c'est peut-être capter un petit peu le
regard et puis rendre un peu prisonnier le spectateur, qui n'est pas
forcément au début un spectateur, qui ne vient pas
forcément voir une oeuvre d'art. »225).
Une autre manière d'investir la ville, autrement qu'en
utilisant certains de ses éléments comme support matériel
d'une oeuvre, est de la traverser. Ainsi, c'est par une performance que Franck
Kemkeng Noah utilisera la ville comme un « cadre » dans lequel il
s'inscrira. La performance représentera le parcours d'un africain qui
arrive en France; selon le propos que donne l'artiste sur la ville, que nous
avons vu précédemment, comme un espace, une étape de son
parcours où se cristallisent son identité et celle de la
ville.
L'oeuvre racontée par Franck Kemkeng Noah
223 Entretien avec Nicolas Tourte
224 Ibid.
225 Ibid.
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« Je vais traverser la ville. La ville va devenir
vraiment comme un support, pour moi, de réalisation de ma performance.
[...] Je vais interpréter le parcours d'un jeune qui quitte
l'Afrique et qui vient en ... Je veux prendre ces jeunes là qui vont
vraiment traverser la route pour arriver en Europe, pour arriver en France; le
bateau, le désert. C'est dans cet esprit là que je vais
réaliser la performance. Je vais traverser la ville pieds nus avec un
costume que j'aurai moi-même confectionné, avec la peinture sur le
corps qui va un peu rappeler l'énergie des parents, des ancêtres,
qui vont m'accompagner dans ce trajet là. Et, peut-être, ça
sera accompagné d'un jeu de djembé, instrument de musique
traditionnelle. »226
La performance se situe à la frontière entre
l'art en commun et la représentation de la ville dans la mesure
où les habitants d'Amiens vont aussi participer, d'une quelconque
manière, à la performance, à ce moment artistique. Ils
pourront intervenir à certains moments au cours de la réalisation
de la performance nous confiait Franck Kemkeng Noah; comme durant une
cérémonie traditionnelle dans laquelle il invitera des personnes
présentes à poser des actions. Les habitants d'Amiens
participeront à la performance ne serait-ce qu'en assistant à
l'oeuvre, en se posant des questions (« Ils participent par la
curiosité, c'est une forme de participation; « Qu'est-ce qu'il fait
? C'est quoi ça ? ». »227) Dans le cas d'une
performance, l'oeuvre a un caractère éphémère,
devient donc un spectacle. Le spectateur participe alors à l'oeuvre par
sa présence dans le moment durant lequel se déroule la
performance. « Là, l'oeuvre se situe d'autant plus
au-delà de l'objet qu'il n'y a, littéralement, plus d'objet autre
que le corps de l'artiste - mais aussi, ne l'oublions pas, l'indispensable
présence du public. Car tandis que l'oeuvre se déplace de l'objet
à l'expérience, elle s'ouvre en même temps aux spectateurs,
qui deviennent partie prenante du moment que constitue la performance, quel que
soit leur degré d'implication : même muette et immobile, leur
présence fait partie du « cadre » ainsi «
transformé » par rapport au « cadre primaire » de
l'expérience ordinaire. »228
Ce chapitre avait vocation à répondre à
ma problématique qui portait sur la démarche artistique et le
propos des artistes sur la ville. Si de tels propos existent, que l'art et la
ville peuvent entrer en interaction, n'oublions pas que cela repose aussi sur
diverses causes. D'une part, le Parcours d'Art Contemporain incitait les
artistes à prendre en compte les habitants; par des
226 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
227 Ibid.
228 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 76.
interventions et/ou par leur participation dans les projets
artistiques. Comme nous l'avons vu, le plasticien devient un acteur de la
démocratisation culturelle amené à intervenir
auprès de « publics » sur des « territoires »; si
cela n'a pas été dit de cette manière, à apporter
la culture, à partir de l'art contemporain, dans des espaces qui en
seraient dépourvus en quelque sorte. D'une autre part, nous remarquons
aussi que les représentations de la ville dans les oeuvres
rencontrées peuvent être tacites. Pensons à l'oeuvre de
Louis Clais dans laquelle la ville pourra être représentée
à travers des cailloux; ou encore à Champ et
détachement de Nicolas Tourte, dans laquelle l'artiste me donnait
un propos sur la surpopulation des villes comme interprétation possible
de l'oeuvre. La construction d'un discours autour des oeuvres, d'une
thématique autour de l'exposition qu'est cette seconde édition du
Parcours d'Art Contemporain, « Art, territoires : Créer et habiter
», des interprétations qui établissent des liens entre les
oeuvres et la ville, voici une manière de caractériser
l'exposition d'art contemporain. « Discours, thématique,
interprétation : telles sont les trois composantes, à la fois
indispensables et indissociables, qui organisent désormais la
conceptualisation de la forme exposition, et que tout un chacun doit savoir,
sinon pratiquer, du moins repérer, s'il veut déambuler sans se
perdre dans le monde de l'art contemporain. »229
Mais le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole
s'inscrit aussi dans d'autres dimensions, d'autres utilisations de l'art, que
nous ne pourrons qu'aborder en conclusion.
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229 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 188.
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