VII. La fin de l'artiste créateur ?
Je parlais, en introduction, de l'article de Sophie Le Coq sur
« l'effritement du modèle de l'artiste créateur ». Il
est vrai que j'ai rencontré toutes sortes d'artistes au cours de mon
enquête de terrain; mais, ce qui revient souvent, ce sont les plasticiens
qui interviennent auprès de publics. « Tout se passe comme si
nous assistions là à une inscription socio-historique de la
participation sociale des artistes. Plus précisément, il ne
s'agit plus, pour le praticien d'art, de viser la pérennité de sa
personne artiste par la réalisation d'une potentielle oeuvre susceptible
de se révéler par des publics futurs, mais de se construire
socialement dans ce qu'il peut apporter aux autres par
144 Entretien avec Marion Richomme
145 Entretien avec Louis Clais
146 Entretien avec Daniela Lorini
50
l'exercice de pratiques artistiques.
»147; pour reprendre Sophie Le Coq. En effet, par moment,
la création d'une oeuvre n'est pas tant visée que la
volonté de pratiquer l'art avec des publics. L'artiste créateur
s'efface, en quelque sorte, au profit de l'artiste intervenant; qui doit, plus
que montrer une oeuvre, montrer sa propre présence aux publics et
prouver son utilité sociale. Cette participation sociale peut être
conscientisée par l'artiste comme j'ai pu le voir avec Violette Mortier.
Cet été, Amiens Métropole l'a contacté pour animer
un atelier d'initiation à la photographie. Sa rencontre avec des
habitants est, pour elle, une manière de connaître des histoires,
des visions, et de les porter dans ses oeuvres (« L'artiste se doit de
diffuser aussi des messages et, au-delà de l'introspection identitaire,
au-delà de créer un projet pour soi, on crée aussi pour
les autres, et de mettre en avant des personnes qui ont des choses à
dire, qui ont un passé, qui sont dans le militantisme ou pas; c'est
aussi mon devoir de les mettre en avant, de travailler avec eux.
»148). Aude Berton a, au cours de sa carrière,
arrêté sa propre création artistique pour donner des cours
de céramique. Pour elle, la culture, à travers la pratique
artistique, est une manière de s'exprimer, de se construire un esprit
critique; c'est le sens qu'elle donne à ses interventions, en milieu
scolaire ou en milieu carcéral (« Apporter la culture c'est
vachement extra quand c'est des petits, parce qu'on va les aider à
s'exprimer, à avoir un esprit critique, c'est vachement important. Et,
en milieu défavorisé comme ça peut l'être dans les
maisons d'arrêt, les prisons, souvent ce sont des gens qui n'ont pas eu
la chance de bénéficier de cette ouverture là.
»149).
Les interventions des artistes dans l'espace urbain me
permettent une transition, celle de l'oeuvre au projet. En effet, à
partir de ce que j'ai montré dans les précédentes parties,
de ces derniers exemples, et du fait que j'ai rencontré les artistes du
Parcours d'Art Contemporain, qui ont été
sélectionnés sur un appel à candidature, nous comprenons
que les plasticiens rencontrés s'inscrivent davantage dans une
économie de projets que dans une économie d'oeuvres.
L'économie de projets fonctionne par « la recherche de
financements susceptibles de permettre la réalisation de productions
personnelles onéreuses (logique de « guichets » dans les
collectivités territoriales auprès desquelles les artistes
viennent chercher des financements) »150, comme nous
l'avons vu avec la DRAC aussi, et par la réponse à des appels
à projets. Dans cet article de Muriel De Vrièse que je viens de
citer, cette dernière précise que cette économie est celle
qui concerne principalement, mais non exclusivement, les artistes liés
au monde institutionnel, et c'est bien ces artistes que nous avons
rencontré; le monde marchand, celui de la vente d'oeuvres, étant
très peu représenté. Mais l'économie de projets
peut prendre différentes formes.
147 LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement
du modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de
l'Art, 5(3), 111-131, p. 123.
148 Entretien avec Violette Mortier
149 Entretien avec Aude Berton
150 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 3.
51
Une de ces formes est l'action artistique. «
L'économie de projets d'action artistique n'a pas prioritairement
vocation à financer la production d'oeuvres mais davantage des
interventions artistiques dans l'espace urbain ou dans des centres d'art
(actions, performances, événements, résidences). Les
associations et les collectifs sont les acteurs principaux de ce modèle
dont les financeurs sont les collectivités publiques et les institutions
culturelles. À la différence de l'économie de commande,
les projets associent le plus souvent artistes, opérateurs et
médiateurs dans des actions qui ont une finalité artistique,
sociale et politique. »151 L'intervention de l'artiste
dans des espaces, urbains mais aussi ruraux comme j'ai pu le remarquer au cours
de mes entretiens, est alors devenu une pratique courante, et peut-être
même primordiale, pour les artistes rencontrés; du moins, pour
ceux qui s'inscrivent dans le tissu institutionnel de l'art. Cela est notamment
le cas de Aude Berton, qui travaille pour Amiens Métropole en tant que
professeure de céramique au Safran, pouvant être incitée
par la DRAC à intervenir dans les territoires des Hauts-de-France
(« Là, par exemple, j'ai été sollicitée
par la DRAC pour intervenir en tant qu'artiste dans la région de la
Thiérache. C'est la culture dans le milieu de la Thiérache; c'est
une partie de la région qui est plutôt pauvre, culturellement
parlant. La DRAC m'a proposé, si cela me convenait, d'intervenir dans
cette région. Je suis amenée à intervenir là-bas;
et notamment autour de ... C'est une région qui est très riche en
églises fortifiées. Ce sont des églises qui, au XIVe
siècle, ont été affublées d'architecture du monde
médiéval militaire; on y a collé des tours. C'est vraiment
assez étonnant comme complexe architectural. C'est autour de ça
qu'on travaille. »152). Cette idée d'apporter l'art
à des populations revient aussi dans le travail de Marion Richomme,
donnant elle aussi des cours à l'espace culturel Nymphéa de
Camon, qui m'a ainsi confié réaliser des oeuvres dans les
galeries d'établissements scolaires sur le territoire de l'ancienne
Picardie (« Je peux faire aussi un truc qui est très
spécifique à la région, c'est les galeries de
collèges, c'est les galeries dans les établissements; et
ça c'est vachement bien qu'ils fassent ça, ça n'existe pas
ailleurs, c'est vraiment typique de notre région, donc c'est cool,
ça permet aux élèves d'avoir directement accès
à l'art et puis à un artiste vivant, donc c'est très bien.
»153); bien qu'elle déplore qu'une telle oeuvre ne
soit pas ouverte à un public extérieur à
l'établissement. Je citerai un dernier exemple relevant des rôles
qui sont donnés à l'artiste. Suite à la crise sanitaire,
la DRAC Hauts-de-France a créé un dispositif, nommé
Plaines d'été, pour permettre des rencontres entre
artistes et habitants154. Dans ce cadre, Marion Richomme a
animé, avec une autre artiste de l'association La Menuiserie 2, un
atelier de
151 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 13.
152 Entretien avec Aude Berton
153 Entretien avec Marion Richomme
154 Site Internet du Ministère de la Culture
52
sculptures collectives en briques; ces dernières
étant en terre crue, le projet artistique consistait à prendre
des photographies de la destruction progressive des sculptures au fil du
temps.
Car il serait réducteur de ne donner à l'artiste
qu'un rôle d'animateur, ces ateliers et interventions peuvent aussi
s'inscrire dans un projet qui se « concrétiserait » par une
oeuvre. Seulement, cette dernière ne permet pas, en soi, de recevoir des
financements. Dans l'économie de projets, « l'évaluation
a trait au processus créatif et c'est la démarche qui est
jugée et qui donne droit à des aides à la production
»155. Cependant, pour recevoir ces aides à la
production, peu importe les formes par lesquelles elles sont fournies (aides
individuelles à la création, appels à candidatures,
subventions, etc.), l'artiste doit renouveler ses projets artistiques et rentre
donc dans « une organisation du travail artistique proche de
l'intermittence »156. C'est ce que Marion Richomme
m'expliquait en évoquant ses incertitudes sur les mois prochains («
C'est ça qui est un peu difficile, c'est que, là, tu vois, je
sais ce que je fais jusqu'à Noël, à partir de Noël, je
ne sais pas ce que je fais. Il faut que je réponde à des appels
à candidatures pour avoir des projets qui arrivent derrière.
Souvent t'as une marge de 6 mois, tout les 6 mois il faut renouveler les appels
pour avoir des projets qui tombent. »157).
Pour revenir aux projets en eux-mêmes, l'intervention
auprès de publics n'est pas une condition sine qua non de tout
les appels à candidatures, cela dépend aussi des démarches
des artistes. L'artiste, en dehors d'un appel à candidature qui
inciterait à la rencontre de publics, peut aussi utiliser les habitants
dans une démarche artistique qui lui est propre. C'est ce que j'ai vu
avec Rémi Fouquet (« De plus en plus, dans ma démarche,
80-90% de la création se fait avec des habitants, avec des participants.
»158). Ses travaux portant principalement sur les
questions « Comment investir un territoire ? Comment porter un regard sur
un territoire ? », c'est la rencontre avec des habitants, des
collégiens notamment, qui constitue une partie de son activité
artistique. Outre une rencontre avec des publics, un projet peut aussi
être une importante recherche pour construire ensuite une oeuvre. C'est
notamment le cas de Daniela Lorini. Pour réaliser l'oeuvre qu'elle
présentera au Parcours d'Art Contemporain, cette artiste a, durant 5
mois, travaillé avec un laboratoire de l'Université de Lille et
des étudiants en suivant un protocole de recherche scientifique; son
travail portant sur les insectes qui habitent sous terre. Mais les rencontres
sont une récurrence dans le travail des artistes, ce que me confiait
aussi Katerini Antonakaki; animant des rencontres à l'occasion de
projets spécifiques. Ces exemples servent à montrer ce que peut
être un
155 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 9.
156 Ibid, p. 12.
157 Entretien avec Marion Richomme
158 Entretien avec Rémi Fouquet
53
projet artistique, l'oeuvre, en tant que telle, n'étant
pas le critère d'évaluation utilisé, la démarche
est davantage importante dans cette économie de projets.
Vous aurez peut-être remarqué l'utilisation du
terme d'animation pour parler de l'activité de certains plasticiens;
cela car c'est le terme qui est apparu dans les entretiens, de la part des
plasticiens. Le titre de cette partie, « La fin de l'artiste
créateur ? », n'est en rien une tentative de réduction de la
création artistique mais bien un sentiment qui a pu s'exprimer durant
mon enquête de terrain. Gabriel Folli relevait ainsi le temps
consacré aux interventions durant les résidences d'artiste, la
création étant mise au second plan (« J'ai pas
forcément ce besoin de faire de résidences tu vois. J'aime bien
travailler ici, chez moi, tout seul. Et puis, après, les
résidences, c'est aussi beaucoup, maintenant, des résidences
où l'artiste il est un peu vu comme un animateur tu vois.
C'est-à-dire qu'on donne plus trop le temps à l'artiste de
créer 100% du temps sur son boulot, c'est plutôt 70% du temps
où tu vas dans des classes, tu vois, etc; ce qui peut être bien,
tu vois, mais bon, du coup, t'as très peu de temps pour ta pratique
artistique et donc ça doit être assez frustrant.
»159). Une anecdote, non représentative de
l'ensemble des artistes mais qui peut montrer une partie de l'activité
artistique et de ses « dérives », est la situation
vécue par Aude Berton, qui n'a pas été reconnue comme
artiste auprès de la Maison des Artistes mais comme une animatrice
(« Tout au début, quand je me suis inscrite en tant qu'artiste
et que j'ai eu un numéro de SIRET, je me suis inscrite à la
Maison des Artistes, et puis, au bout de quelques temps, je faisais pas mal de
workshops ou des ateliers, que j'animais en tant que plasticienne, et puis la
Maison des Artistes, il y a quelques années, a trouvé,
estimé, que mes prestations elles correspondaient pas à un statut
d'artiste et donc elle m'a demandé de me rapprocher des impôts
pour déclarer ces revenus. [...] A cette époque
là, elle considérait qu'il s'agissait d'animation auprès
d'un public. »160).
Pour conclure ce premier chapitre consacré à la
présentation des artistes et de leurs vécus, la diversité
des situations est ce que nous pouvons retenir de ces entretiens. En effet,
parmi ces artistes qui s'inscrivent tous dans une dimension contemporaine de
l'art, certains ne vivent que de l'art tandis que d'autres n'ont que
très peu de revenus liés à leur activité
artistique. Loin du monde de l'art contemporain tel qu'il a pu être
décrit par Nathalie Heinich161, mon terrain d'enquête
me renvoie à une autre réalité du travail artistique,
celle développée par le sociologue Pierre-Michel Menger dans
Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain en 2009. Ce
dernier montre que le début de carrière artistique est
marqué par l'étirement de cette période d'épreuve
et d'incertitude durant laquelle
159 Entretien avec Gabriel Folli
160 Entretien avec Aude Berton
161 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard.
54
« l'éventail du cumul de ressources est plus
large »162; entre les aides de l'État, de la
famille ou encore des amis. Pierre-Michel Menger me permet aussi de dire que
les artistes que j'ai rencontré sont des artistes « normaux »,
au sens statistique du terme. « Les enquêtes sur les diverses
populations de créateurs nous apprennent qu'en règle
générale, moins de 10% des artistes de chaque catégorie
sont, au moment de l'enquête, en situation de vivre exclusivement de leur
art. C'est suggérer que pour l'immense majorité de ceux qui
n'occupent pas d'emplois stables dans des organisations artistiques où
l'exercice de leur métier est rémunéré comme tel,
le recours à d'autres ressources et à un emploi ou à une
série d'autres emplois stables, intermittents ou temporaires, est une
obligation économique qui cohabite plus ou moins aisément avec la
pratique du travail artistique de vocation. »163
Une constante est cependant présente parmi les
plasticiens rencontrés, leur proximité avec le réseau
institutionnel de l'art; et, précisément, leur inscription au
sein du territoire des Hauts-de-France. Ainsi, Marion Richomme me confiait sa
relation avec la DRAC Hauts-de-France (« On va dire que, maintenant,
je commence à être bien implantée ici, je suis bien
repérée par les structures, par la DRAC.
»164). Si nombre d'artistes ont pu exposer hors des
Hauts-de-France, voire même hors de la France, le réseau
institutionnel local est prépondérant dans leur activité
artistique; une activité artistique s'inscrivant sur un territoire
« où la consécration parisienne n'a pas encore eu lieu
»165 et sur lequel le public prend le pas sur le
privé pour reprendre un titre de Nathalie Heinich. Leur proximité
avec ce réseau institutionnel et ce territoire peut aussi être
perçue comme une limite. Aude Berton m'expliquait d'ailleurs qu'elle
souhaitait sortir, ne serait-ce que d'Amiens Métropole, aller
au-delà des frontières des Hauts-de-France (« Par
contre, ce que je désire vraiment, c'est sortir du territoire. J'ai
vraiment envie d'aller ailleurs en fait, de montrer mon travail; c'est une
chose que j'avais pas nécessairement envie avant. J'ai envie de le
montrer, mais vraiment ailleurs et même vraiment loin, de me donner
l'occasion de rencontrer d'autres espaces et d'autres personnes.
»166).
A la croisée des parcours des artistes
rencontrés se dévoile notre terrain d'enquête en sa
caractéristique d'événement; le Parcours d'Art
Contemporain d'Amiens Métropole. Et si j'ai terminé ce premier
chapitre en évoquant les interventions et autres rencontres des
plasticiens avec des habitants, dans l'espace urbain ou sur les «
territoires », autrement dit, la manière par laquelle
162 Menger, P. (2009). Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 320.
163 Ibid, p. 308.
164 Entretien avec Marion Richomme
165 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 169.
166 Entretien avec Aude Berton
55
l'artiste peut devenir un acteur de la démocratisation
culturelle, c'est que la thématique de cet événement
permet aussi d'entrer dans le rapport entre l'artiste et la ville.
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