III. L'atelier à domicile comme condition
d'exercice de la pratique artistique
Comme toute activité humaine, la pratique artistique
s'inscrit dans un espace et nécessite souvent un espace de travail
dédié; ce que nous nommerons, pour un artiste, un atelier. Si
l'art contemporain a la particularité d'être composé de
disciplines artistiques qui ne requièrent pas toutes les mêmes
espaces pour être travaillées, pensons à la photographie et
à Violette Mortier qui nous expliquait pouvoir travailler partout et
notamment dans le train durant ses déplacements, avoir un atelier a son
importance. L'atelier est une preuve de la pratique artistique et participe
à la construction d'une identité, l'identité de l'artiste.
A ce titre, investir un atelier peut marquer le début d'une
carrière pour un artiste95. Mes entretiens, notamment ceux
qui ont eu lieu aux domiciles des artistes, ainsi que nos observations m'auront
permis un constat; les ateliers des artistes sont souvent à leur
domicile, voire leur atelier est leur domicile par moment.
Au départ, remarquer que la moitié des artistes
rencontrés ont leur atelier ou une partie de leur atelier chez eux a pu
me surprendre; j'ai donc dû confronter ce fait et le mettre en
perspective avec la situation d'autres plasticiens des Hauts-de-France. «
Pour l'essentiel (70%), les ateliers sont situés au domicile des
artistes. »96 Cette donnée nous montre qu'avoir
leur atelier à domicile n'est pas un cas isolé pour les artistes
du Parcours d'Art Contemporain. Loin de moi l'idée de dresser un
93 Entretien avec Daniela Lorini
94 Entretien avec Nicolas Tourte
95 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 35.
96 Ibid, p. 36.
38
portrait misérabiliste de l'artiste, certains, comme
Gabriel Folli, voient dans leur atelier à domicile un espace dans lequel
ils peuvent travailler quand ils le souhaitent; d'autres, comme Nicolas Tourte,
utilisent des médiums qui peuvent se travailler sans se soucier de
l'espace. C'est ainsi que ce dernier m'a pointé son bureau quand je lui
ai demandé si il avait un atelier (« Un morceau de mon atelier
est là, tu vois, c'est un bureau avec un écran, quelques petits
ordis; et j'ai un atelier de volume à Roubaix, qui est un morceau d'une
ancienne usine de petite filature. [...] A partir du moment où
tu as un ordinateur, surtout maintenant, même un téléphone,
tu peux déployer comme ça une pratique.
»97). Cependant, avoir un atelier à domicile inclut
souvent l'investissement de cet atelier dans une pièce de vie existante,
telle un salon, une chambre ou encore une véranda, comme j'ai pu le voir
à l'occasion d'entretiens (« J'ai toujours travaillé que
chez moi mais sans avoir un espace approprié. Et, là,
actuellement, je travaille un peu dans ma chambre, au mur de ma chambre, je
travaille dans la véranda, je me suis installée un espace, et
puis, quand je travaille des sculptures, c'est en extérieur; mais j'ai
pas un atelier, une pièce particulière, enfin ... Si, la
véranda, c'était ça, c'était mon lieu de travail.
»98). Si Aude Berton m'a fait part de son envie de
construire un atelier dans sa future maison, peu d'artistes ont investi un
espace de manière à l'avoir pensé pour créer des
oeuvres. Cela a été le cas pour Marion Richomme qui a
acheté une grange à côté de son domicile pour la
rénover et installer son atelier.
Cependant, l'atelier à domicile peut être une
contrainte pour la pratique artistique; voire cette condition d'exercice
détermine la pratique artistique, comme nous l'avions vu au cours de la
partie précédente quand Nicolas Tourte s'est tourné vers
les médiums dématérialisés par souci d'espace dans
son appartement. Encore une fois, l'état des lieux des arts plastiques
en Hauts-de-France permet de relever ce lien entre condition d'exercice et
médium artistique utilisé (« Les artistes
rencontrés ont aussi rappelé que les caractéristiques
physiques de l'atelier (superficie, hauteur sous-plafond, surface des murs
disponibles, disposition des fenêtres, situation et
accessibilité...) ont des incidences directes sur leur travail (type
d'oeuvres, formats, conservation...). »99). Ainsi, avant
même la question de la pratique artistique, j'ai pu constater, durant un
entretien au domicile d'un artiste, que ce dernier vivait en colocation et
avait pour une unique espace de travail sa chambre (« Mon atelier
c'est ma chambre; c'est dans ma chambre que je peins. Pour moi, c'est vrai que
c'est pas très confortable, mais bon ... Pour le moment, on dit que je
suis seul, ça va. »100). Une autre plasticienne
présente sur le Parcours d'Art Contemporain possède une chambre
qu'elle utilise uniquement comme atelier pour créer des oeuvres; ces
dernières étant des installations, depuis
97 Entretien avec Nicolas Tourte
98 Entretien avec Aude Berton
99 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 37.
100 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
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quelques années, la question de la taille de la
pièce pose problème (« On peut dire c'est mon atelier
mais chez moi; donc c'est pas vraiment la meilleure condition parce que c'est
un petit espace. [...] Oui, ça c'est une contrainte pour moi
parce que, quand t'as des installations en plus, moi j'ai une paire
d'installations à grandes échelles, ça devient très
compliqué. Donc oui, mon atelier, c'est chez moi; mais c'est pas du tout
adapté pour ce que je dois faire. »101). A travers
ces exemples vus au cours de mon enquête de terrain, j'espère
avoir montré l'importance de l'atelier dans la pratique artistique et le
lien de causalité entre cet espace de travail et la création
artistique.
Notons tout de même qu'une aide de la DRAC, l'Allocation
d'Installation d'Atelier, existe pour les plasticiens qui souhaitent installer
un atelier ou acheter du matériel pour leur activité artistique.
Je ne m'arrêterai pas précisément sur le rôle et
l'importance de la Direction Régionale des Affaires Culturelles ici.
Cependant, les plasticiens rencontrés ont relevé le
nécessité des aides disponibles et quelques-uns ont pu en
bénéficier, tels que Rémi Fouquet ou encore Marion
Richomme (« Il y a aussi les subventions de la DRAG qui sont quand
même super importantes parce que ... Ou de la Région d'ailleurs,
pas que de la DRAG. T'as des aides à la création, des aides
à l'installation. Pour construire mon atelier, j'ai eu le droit à
des aides; et ça c'est bien, ça nous aide.
»102). Cependant, ces aides sont limitées et les
demandes sont sélectionnées sur l'année (« Une
douzaine d'artistes de la région bénéficient chaque
année de cette aide accordée par la DRAG Hauts-de-France
»103).
La question de l'atelier me permet aussi d'évoquer un
élément que j'ai peu remarqué sur mon terrain
d'enquête. En effet, l'atelier, à quelques occasions que je
développerai par la suite, peut être un espace de pratiques
collectives de l'art; ce dernier cristallise d'une certaine manière le
peu de pratiques communes, entre artistes, que j'ai pu relever. La «
diversité des formes de mutualisation d'espaces et d'outils de
travail pratiquées de longue date par les artistes dans le secteur des
arts plastiques »104 ne s'est pas manifestée durant
mes rencontres et c'est l'atelier qui se retrouve au coeur des pratiques
collaboratives des artistes. Les plasticiens rencontrés, à part
pour quelques exceptions notables telles que Katerini Antonakaki ou Marion
Richomme, ne travaillent pas sous la forme d'association ou de collectif avec
d'autres artistes. Les rares collaborations dont j'ai entendu parler sont des
collaborations réalisées au cours de la scolarité des
artistes. Ces derniers, quand ils étaient étudiants, ont dû
travailler avec des camarades sur la réalisation d'oeuvres ou encore
d'expositions. J'ai tout de même remarqué la mutualisation
d'espace de travail à certaines occasions durant mon enquête de
terrain. Cette mutualisation peut commencer avec l'achat d'un espace par 2
artistes, un
101 Entretien avec Daniela Lorini
102 Entretien avec Marion Richomme
103 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020).
Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 38.
104 Ibid, p. 40.
40
espace que chacun utilise selon son besoin (« C'est
un morceau d'usine que j'ai acheté avec un ami, qu'on a retapé et
puis qu'on utilise pour faire du volume. »105); mais peut
être aussi dû à un travail en duo avec un autre plasticien,
où l'atelier est autant un espace pour se réunir et travailler
ensemble que pour travailler seul (« J'ai aussi un duo, avec Viager,
et là, vraiment, on construit des choses et il y a besoin d'atelier; et
là c'est mon binôme, qui a un grand atelier à Bruxelles.
Quand j'ai vraiment besoin d'atelier, je suis là-bas.
»106). L'atelier peut aussi servir d'espace pour
accueillir d'autres artistes. C'est ce que nous avons vu avec Marion Richomme,
cette dernière, à travers l'association La Menuiserie 2, met son
atelier à disposition pour accueillir des plasticiens en
résidence. L'association est aussi un espace de rencontres et, suite
à une première exposition commune à Saint-Denis, Marion
Richomme a rencontré un autre artiste, Apolline Grivelet, qui lui a
proposé une résidence permanente au sein de l'association; cette
association d'artistes réalise maintenant des ateliers, comme
séances de travail, des expositions et des oeuvres ensemble.
Mener des ateliers, comme des séances de travail avec
des publics, est un rôle que peut maintenant avoir l'artiste, comme nous
venons de le voir avec Marion Richomme. Car le plasticien n'est que rarement
qu'un créateur, il investit aussi d'autres dimensions de l'art, de la
culture, et la création serait presque secondaire parmi l'ensemble de
son activité.
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