ANNEXE 2 : Entretien avec Anne Courel
Date : le 9 janvier 2021
Présentation : Anne Courel est metteuse en
scène et directrice artistique de la compagnie Ariadne,
compagnie qu'elle créa en 1990. Elle est également directrice de
l'Espace 600316 à Grenoble depuis 2019. La compagnie
Ariadne et Anne Courel vouent un réel intérêt aux
publics adolescents. La compagnie fut d'ailleurs à l'initiative de
plusieurs projets à destination des adolescents : plateformes
théâtre ados317, Roulez jeunesse, LAB
ados318, ...
Anne Courel : « Mon idée c'est qu'un
théâtre doit être un lieu dans lequel les personnes se
sentent en familiarité. Ce qui n'est pas une mince affaire. J'ai mis en
place un certain nombre d'idées et assez rapidement il m'est apparu que
si je ne travaillais pas avec les jeunes, je n'irai nulle part. Cela n'allait
pas être le plus facile mais c'est par là que çà
passe. Il faut compter sur eux et travailler avec eux. Entre autre parce que
dans les théâtres, enfin c'est quelque chose avec laquelle je suis
d'accord et pas d'accord, il y a une énorme part du public qui est un
public scolaire et pour moi cela est impossible d'imaginer que le
théâtre est une discipline scolaire. A partir de là on est
dans une incompréhension, on se dit n'importe quoi. Si pour des
élèves c'est un endroit où l'on va avec des professeurs,
où l'on vous demande d'être sages, de ne pas faire
l'imbécile et d'apprendre quelque chose dont il va falloir faire un
compte rendu, on est complètement battu dans le rapport à
l'artistique.
Marguerite Corrieu : Je me permets de rebondir sur ce que vous
disiez : que le théâtre soit un endroit familier pour tous.
Quelles actions mettez-vous en place pour y parvenir ?
Anne Courel : J'ai pris les choses à l'inverse. Ce sont
des cadres qu'on pose et non pas des actions que l'on met en place. Tout ce
qu'on fait en tant qu'artistes c'est proposer des actions. Pourtant si l'on dit
à des gens : je vous propose une action, et bien par excellence je ne
vous demande pas d'en être responsables. Dès que je prends le
problème en disant « je vous propose une action », directement
je fais l'inverse de ce que je vous propose précédemment. Donc
çà veut dire qu'il faut trouver des cadres qui permettent
eux-mêmes aux gens de proposer des actions, de participer à la vie
d'un théâtre. C'est relativement simple ce qui se passe dans un
théâtre, on va faire en sorte que des personnes et des oeuvres se
rencontrent. Sauf que les présupposés de la rencontre sont
posés de manière concrètes et ne donnent pas envie aux
adolescents de participer. Parce que dans un premier temps il y a cette
proposition qui vient du scolaire donc une action scolaire. Ou alors c'est une
action familiale : cela fait partie de la vie de la famille d'aller au
théâtre, ce qui marche encore moins bien avec les adolescents.
Même dans les familles les plus cultivées, c'est rare qu'on arrive
à le faire entre 12 et 16 ans. Donc là on est de nouveau battu.
Ou il y a des propositions des théâtres qui vont s'appeler «
démarches participatives », « chantiers de création
», ... Le problème, c'est que s'il faut s'inscrire par
316 Scène régionale tournée vers le
spectacle jeune public.
317 Espace numérique collaboratif.
318 Laboratoire adolescents de recherches et d'écritures
contemporaines.
113
exemple « avant mardi 16h » on est battu aussi. Donc
j'ai essayé de bâtir un projet et de faire des propositions de
façon à ce qu'il y ait plusieurs entrées possibles, qu'on
ait envie de voir, de s'impliquer, de multiplier les entrées et
d'interconnecter tout ce qui se passe. C'est ce que j'ai appelé La
fabrique où des artistes commencent par être là tout
le temps, augmentant le nombre de jours où la rencontre peut se faire.
[...] Et les artistes sont présents quand un jeune homme ou une jeune
fille a envie de faire quelque chose. Et ensemble les artistes peuvent voir
à quel endroit la personne peut rentrer dans un processus. Et avec trois
d'entre eux on va dire : « Vous avez envie de faire du
théâtre le mardi ? Super, mardi prochain tu viens et on fait.
» Si cela ne se passe pas et que c'est juste l'aider à monter des
tables, et bien il va monter des tables. Mais tous les prétextes sont
bons pour favoriser la rencontre et l'envie et on est nombreux et on se parle.
Et avec eux on invente des rendez-vous. Donc cela a donné La
fabrique avec énormément de rendez-vous. Des rendez-vous
pour les petits, les moyens, les grands, ... Et tout ce qui est proposé
sur le terrain en terme d'action culturelle est connecté avec des
artistes qui viennent au plateau, ou des auteurs qui viennent en
résidence pour écrire, .... Donc on interconnecte tout en
fait.
Marguerite Corrieu : Selon vous, quels sont les enjeux
aujourd'hui de la médiation culturelle ?
Anne Courel : Ce qui est important c'est la souplesse, la
capacité à rebondir et à construire avec. Cela tout le
monde le dit mais personne ne le fait. Parce que c'est très dur à
faire. Parce que çà veut dire que si vous avez de l'argent pour
faire un projet d'EAC de 12 heures dans un collège, il faut que ces 12
heures deviennent, s'il faut 18 ou 22 heures. C'est cela qui est
compliqué, il faut pouvoir suivre et inventer sans avoir en permanence
la barrière du cadre. Donc c'est complexe. Après les enjeux c'est
la participation, c'est se sentir exister à l'intérieur de
quelque chose. Se sentir avec une place, c'est vraiment la question de la
place. Ces adolescents n'ont pas de place.
Marguerite Corrieu : Quels sont pour vous aujourd'hui, les
enjeux de la corrélation entre « adolescence » et «
théâtre » ?
Anne Courel : Il y a quelque chose dans l'énergie qui
m'intéresse. Il y a une énergie créatrice énorme
chez ces jeunes gens. En tant que directrice de théâtre on a pas
envie que cette énergie soit canalisée mais plutôt
boostée par leur créativité. Donc en tant que directrice
d'un théâtre c'est çà qui m'intéresse et en
tant que metteuse en scène, c'est que çà m'oblige à
trouver des solutions. En tant qu'adulte, je suis
désespérée du monde dans lequel on vit. M'adresser aux
jeunes c'est une manière de chercher des fenêtres, c'est une
manière de parler de ce monde. [...] L'histoire de
l'horizontalité cela me met très rapidement hors de moi. Parler
tout le temps de co-construction et d'horizontalité cela me met
très en colère car cela supposerait que les choses aient une
hiérarchie. Oui il y a des gens qui savant plus de choses que d'autres,
oui il y a des gens qui sont plus vieux, des gens qui ont plus de pouvoirs.
Mais moi la mise en évidence de la différence cela me met hors de
moi et je pense qu'on ne peut pas travailler ensemble. Il y a des enseignants
qui arrivent à l'intérieur de leur classe à créer
des espaces de dialogues absolument ouverts [...] et puis des professeurs qui
les empêchent de s'exprimer. La seule
114
généralité qu'on peut dire par rapport
à l'éducation nationale c'est que c'est un projet qui a
forcément une histoire et que le projet d'éducation artistique et
culturelle est extrêmement vieillot dans sa construction. Il faut
renseigner, avant même d'avoir l'argent, à qui on va s'adresser,
combien ils vont être, quel va être le thème et quels vont
être les résultats attendus. Mais çà c'est la
vieillerie de l'éducation nationale. Il y a des enseignants qui savent
jongler avec, il y a des enseignants qui savent sortir des cadres. Pour le coup
à l'éducation nationale ce n'est pas horizontal.
Marguerite Corrieu : J'ai pu constater que dans votre
compagnie, il y avait une personne à part entière
dédiée à la médiation ...
Anne Courel : Ce n'est pas quelqu'un qui est aussi
comédien ou comédienne mais c'est quelqu'un qui est très
proche de l'artistique. Et ces postes-là sont indispensables. Parce que
sortir des cadres, penser autrement, faire en sorte que des adultes travaillent
ensemble, .... Ce que j'ai dit tout à l'heure sur les entrées
multiples. Cela permet à un moment donné d'avoir autour d'un
jeune, un artiste, un professeur, ... On sait très bien que nous quand
on va voir un film, on y va car on a eu plusieurs avis différents. C'est
pas seulement un article dans un journal qui va nous amener à aller voir
un film. Donc un jeune si à un moment on souhaite que le spectacle
vivant entre dans sa vie, il faut que tout l'écosystème aille
dans le même sens. Si l'animateur qui l'accompagne envoie des textos
durant le spectacle ou sort en disant « de toute façon le
théâtre c'est nul », vous avez beau travailler avec l'enfant
depuis je ne sais combien de temps, il y a tout qui s'écroule car devant
ses copains il ne va plus vouloir y aller. Donc c'est tout un énorme
travail qui fait qu'il y a des alliances entre les adultes. Et cela prend
énormément de temps, car ces adultes ne sont pas censés se
voir, travailler ensemble, .... C'est des postes vitaux. Le fait qu'un enfant
se sente bien un soir de spectacle c'est une cerise sur le gâteau mais
tout ce qu'il y a dessous c'est énorme. Donc la médiation c'est
un énorme boulot.
Marguerite Corrieu : Trouvez-vous que les artistes sont
suffisamment armés pour s'adresser aux publics et pour mettre en place
ces actions ?
Anne Courel : Les artistes ne peuvent pas tout faire, c'est
aussi pour cela qu'il faut des médiateurs. J'ai commencé ma
carrière en pensant qu'il n'en fallait pas mais maintenant je suis
sûre qu'il en faut. C'est tellement un énorme boulot pour mettre
en place ces alliances, rendre possible la rencontre, la suivre, la prolonger,
... Il faut un monde fou pour que çà marche tout cela. On ne peut
pas demander aux artistes de tout faire. [...]
Marguerite Corrieu : Par rapport au Lab ado [...] Le
Québec et la Belgique sont-ils plus avancés que la France sur les
problématiques liées aux publics adolescents ?
Anne Courel : Maintenant on les a entre guillemets
rattrapés mais c'est vrai que le Québec et la Belgique
travaillent depuis longtemps sur le théâtre ados. En France, on ne
disait pas qu'il y avait du théâtre ados, et beaucoup de gens le
pensent toujours, qu'un adolescent peut voir
115
n'importe quel spectacle. Donc identifier un
théâtre pour les adolescents, çà été
fait par les belges et les québécois il y a largement 25 ans
alors que nous, on a encore du retard. »
116
|