-TITRE 2 -
L'INNOVATION TECHNOLOGIQUE A CONSIDÉRÉ :
DE LA BLOCKCHAIN AUX BLOCKCHAIN.
Après avoir asséné que
l'efficacité en matière de publicité des
sûretés réelles mobilières se ferait via la
création d'un registre entièrement informatisé ou ne se
ferait pas, nous nous apprêtons à livrer bataille contre les
machines. Puissions-nous percer le secret de leurs lignes de codes grâce
au glaive de l'interdisciplinarité. Notre quête commencera par une
approche générale de la notion de blockchain, nous relativiserons
les propriétés de cette pierre philosophale, à laquelle
les juristes prêtent toutes les vertus, en nous demanderons si une simple
base de données ne pourrait pas remplir nos objectifs (CHAPITRE 1).
Enfin, si la Blockchain publique nous fera défaut, nous ne
désespérerons pas de trouver réponse à nos
exigences d'efficacité via l'inspirant projet de blockchain privé
porté par les greffes des tribunaux de commerce (CHAPITRE
2).
- CHAPITRE 1 -
L'APPORT DE LA TECHNOLOGIE BLOCKCHAIN
Il est nécessaire de placer un cadre
théorique des plus basique avant de s'interroger quant au potentiel de
la blockchain. En effet, les blockchains sont si nombreuses, la renommée
de certaine est si écrasante que l'on peine à se figurer à
quoi peut bien ressembler cette technologie dans son plus simple appareil.
Notre première section sera l'occasion de poser une théorie
générale de ce qu'est une blockchain (Section 1) en l'opposant
aux innovations successives, véritables mutations de l'ADN originel qui
a débouché sur une ample généalogie où les
blockchain historiques ont toutes leurs caractéristiques
particulières. Dans notre deuxième section, nous opposerons la
blockchain aux bases de données traditionnelles (Section 2) afin
d'évaluer si ses particularités intrinsèques peuvent nous
aider à répondre aux impératifs de la publicité des
sûretés mobilières.
Section 1 : La notion de blockchain, définition
générale.
Il ne faut pas confondre la technologie blockchain,
qui est un outil, et les différentes blockchain, qui sont autant
d'oeuvres aux caractéristiques particulières. En effet, «
Ce n'est pas une blockchain, mais plusieurs types de blockchains qui
existent, cohabitent, voire interagissent. Ainsi, une blockchain peut
posséder des spécificités techniques pour des utilisations
ou des applications particulières263 ».
Cette distinction est d'autant plus importante que la
notoriété de certaines blockchains tant à éclipser
une grande part du champ des possibles en imposant leurs particularités
dans l'esprit général. Ainsi quand il est question de blockchain,
les juristes ont tendance à raisonner sur le modèle Bitcoin alors
même que celui-ci est inadapté à leurs besoins. De
manière plus générale, les définitions de la
blockchain ont le tort de passer sous silence l'existence des blockchains
privés, une nuance
263LELOUP Laurent, « Blockchain, la
révolution de la confiance »,« Blockchain, la
révolution de la confiance »,
Eyrolles, 17 février 2017, accessible en
ligne
http://univ.scholarvox.com.ezproxy.uca.fr/reader/docid/88838650/page/1,
p. 15.
dont une définition générale de
la blockchain ne devrait pas faire l'économie selon nous. Les
blockchains ne se résument pas à la blockchain publique. La
blockchain est doublement protéiforme.
1. L'outil blockchain, une définition pour une
technologie plurielle. L'outil blockchain ne peut être défini que
par une liste non exhaustive des technologies mise en synergie par chaque
créateur. Même si on peut dégager quelques «
briques264 » récurrentes il est, comme nous le
verrons, très périlleux265 de faire des
généralités en la matière.
Bien souvent, les définitions que l'on propose
pour la Blockchain sont centrées sur son apparition historique. C'est le
cas de la définition généraliste que propose Laurent
LELOUP, pour qui la blockchain est une technologie « pour une nouvelle
génération d'applications transactionnelles qui, grâce
à un mécanisme de consensus collectif couplé avec
l'utilisation d'un grand livre de compte public, décentralisé et
partagé, établit la confiance, la responsabilité et la
transparence266 ». Il poursuit en évoquant
« un grand livre distribué ou distributed ledger ou registre
2.0 construit sur le modèle des livres comptables et partagé
entre les participants267 ». Ce registre est
distribué sur un réseau qui repose sur « la
décentralisation et la désintermédiation : aucune
autorité centrale ne contrôle la blockchain, il n'y a pas de tiers
de confiance268 ». On qualifie ce type de réseaux
de réseau pair-à-pair, une technologie préexistante
utilisée dans l'immense majorité des blockchains.
Il y a sûrement un intérêt
pédagogique à présenter la notion de blockchain en mettant
en avant son fonctionnement historique et traditionnel. Cependant, cette
définition empreinte d'un parti pris généraliste ne sied
pas à une exposition du potentiel de la blockchain dans le milieu
juridique. Ainsi afin de proposer une définition plus englobante nous
ajouterons premièrement, que le degré de décentralisation
peut beaucoup varier d'une blockchain à une autre, et que
deuxièmement toutes les blockchains ne reposent pas sur un «
distributed ledger ». Pour ne citer qu'un exemple, nous nous
intéresserons bientôt à un « permissioned
ledger».
La modification des données du registre
(Distributed, permissioned ou autre) ne peut se faire que selon les conditions
prévues par l'algorithme ayant vocation à rechercher le consensus
entre les pairs. Ainsi « le fait qu'une transaction soit
acceptée ou rejetée est le
264Selon Côme BERBAIN le terme blockchain
s'applique à des technologies différentes qui « s'appuient
sur des briques techniques préexistantes (registre distribué,
signature électronique, cryptographie asymétrique, preuve de
travail, machines virtuelles...), l'innovation résidant dans leur
assemblage », Côme BERBAIN, « La blockchain : concept,
technologies, acteurs et usages, réalités industrielles »,
dans Dardayrol (J.-P.), (coordinateur), « Blockchains et smart
contracts : des technologies de la confiance »,
Réalités industrielles, annales des mines, Série
trimestrielle l, août 2017, p. 6.
265Il est assez difficile de poser une liste des
technologies qui participe à l'univers blockchain, car n'importe qui
peut créer une blockchain en lui insufflant une hybridation
particulière avec la plus basique ou la plus complexe des technologies
de l'informatique et de la mise en réseaux. Par exemple, on ne peut pas
dire que la technologie Bluetooth soit au coeur de la sphère blockchain,
pourtant il est possible de faire jouer à cette technologie le
rôle d'internet dans une blockchain locale de notre invention. Pour
être qualifiée de blockchain, une technologie doit répondre
à certains critères, cependant ces critères ne sont pas
exhaustifs et la liste de propriétés que l'on pourrait ajouter
à une blockchain est infinie. Exemple d'ajout possible, un
système de blockchain peut prévoir ou non des « smart
contracts ». (Une technologie qui a acquis ce nom au sein de la blockchain
Ethereum, mais qui peut exister sous différentes appellations dans
d'autres blockchains). Dès lors, affirmer que la technologie blockchain
comprend le domaine des « smart contract » serait une
généralisation trompeuse et erronée.
266Laurent LELOUP, « Blockchain, la
révolution de la confiance », op. cit., p. 13
267Ibid., p.14
268Ibid., p.15
fruit d'un consensus
distribué269 ». À ce stade, bien saisir la
notion de blockchain exige du juriste qu'il soit capable de différencier
un élément particulier de sa fonction. Ainsi toutes les
blockchains ont besoin d'un système d'élaboration du consensus.
L'élaboration du consensus est une fonction là où la
preuve de travail, par exemple, est un simple moyen d'assurer cette
fonction.
2. Les créations blockchain, l'ombre du
Bitcoin. Non seulement les définitions proposées de la blockchain
ont tendance à adopter le prisme exclusif de la blockchain publique,
mais plus encore c'est l'empreinte laissée par l'avènement du
Bitcoin qui semble avoir marqué les esprits. Cependant, a notre sens
c'est prendre un raccourci néfaste que d'affirmer que « Les
teneurs de registres sont appelés des mineurs270 »
ou que « le système de décalage aléatoire est
appelé « preuve de travail271 » ». Ces
illustrations des principes généraux de la blockchain qui usent
des particularités de la plus célèbre d'entre elles, le
Bitcoin, présentent le risque d'installer une confusion dans les
esprits. En effet, des notions telles que « le minage » ou
la « preuve de travail » peuvent, certes, constituer une
certaine norme en matière de cryptomonnaie272. Toutefois, ces
mécanismes sont bien souvent hors sujet quand il est question
d'application juridique, et non cryptofinancière, de la blockchain. Pour
une vulgarisation moins orientée Bitcoin de la notion de blockchain, il
faudrait s'en tenir à dire que toutes les blockchains ont besoin d'un
algorithme de consensus quel qu'il soit et que potentiellement cet algorithme
suppose une pratique telle que le minage273 de Bitcoin. Mais s'il
fallait anticiper le futur nous dirions que jamais les notaires de France
n'exploiteront de blockchain assise sur la « proof of work
», et pour cause ce modèle est l'apanage des blockchains publiques
(pensée pour se passer d'eux) là ou une blockchain privée
servirait éminemment mieux la vocation de cette
profession274.
Il faut souligner l'embarras du choix qui existe en
termes d'algorithme de consensus pour de futurs projets
blockchain275. Cet algorithme est d'ailleurs plus qu'un simple
rouage. À propos de la fonction de l'élaboration du consensus au
sein de la technologie blockchain, Laurent LELOUP écrit que «
C'est d'ailleurs de cet algorithme que dérivent la plupart des
propriétés du registre distribué276
». On peut en conclure que c`est parce qu'il a été
pensé en
269Ibid.
270Barbara THOMAS-DAVID et Jean-Luc GIROT, « La
blockchain expliquée autrement - Libres propos par Barbara Thomas-David
et Jean-Luc Girot », La Semaine Juridique Notariale et
Immobilière, LexisNexis, n° 2122, 25 mai 2018, act. 480, p.
2.
271Ibid.
272Précisions que même en ce domaine le
petit frère de Bitcoin, Ethereum, à déjà
signifié son ambition de passer de la preuve de travail à la
preuve d'enjeu en raison du coût énergétique exponentiel
décrié de cette méthode de consensus.
273Le « minage » de Bitcoin consiste
à se procurer un coûteux matériel informatique afin de
mettre sa puissance de calcul au service de l'élaboration du consensus
sur le réseau Bitcoin. Les mineurs concourent les uns contre les autres
pour trouver la réponse à un casse-tête informatique (il
s'agit d'ajouter des données à un bloque jusqu'à ce que le
passage de ce dernier dans la fonction de hashage donne un hash
commençant par une série de zéros). Plus la puissance de
calcul mondial augmente plus le réseau Bitcoin exige que les hash de ses
bloques commence par plus de zéro. Cette augmentation artificielle de la
difficulté du minage a pour but d'empêcher un mineur ou une
coalition de mineurs de s'emparer du consensus en fournissant la
majorité des block. Cette sécurité est renforcée
par le nombre de mineurs croissant, attirés par la récompense en
Bitcoin pour celui qui fournit le premier un block valide.
274Voir infra, Chap. 2, pour un développement
de la distinction blockchain privé, blockchain publique et une analyse
de leurs potentielles dans le milieu juridique.
275Pour préserver la cohérence
collective du registre, les solutions via différent algorithme de
consensus sont légion. Pour un tour d'horizon des consensus, voir
Laurent LELOUP, « Blockchain, la révolution de la confiance
», op. Cit., p. 98.
276Laurent LELOUP, « Blockchain, la
révolution de la confiance », op. cit., p. 92.
considération des propriétés
nécessaires à l'élaboration des systèmes de crypto
monnaie que l'algorithme de consensus via la preuve de travail est
difficilement transposable dans d'autres matières. Dès lors, on
ne peut que recommander aux juristes d'adopter une définition plus
générale de la blockchain en mettant de côté ce
particularisme du Bitcoin qui ne nous sera d'aucuns secours.
Pour notre projet par exemple il est souhaitable que
nous concluions cette définition générale en nous
concentrons sur les propriétés communes à toutes les
blockchains plutôt qu'a leurs différentes pièces
détachées. Pour certains, la force de la blockchain réside
dans le fait qu'elle permette « d'attester de manière
irréfutable et datée le moment où a été
effectuée une transaction : il s'agit d'une technologie d'horodatage
généralisée277 ». Ajoutons
l'éloge de son immutabilité : « il est impossible de
modifier ou de supprimer des écritures278 », et on
tient un portrait fidèle de cette technologie. Demandons-nous à
présent si nous voulons tailler notre registre des sûretés
mobilières de ce bois-là, l'essence de la blockchain se
pliera-t-elle à nos objectifs sans se rompre ?
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