Le malaise identitaire et sa quete dans l'enfant des deux mondes de Karima Berger : vers une représentation romanesque de l'hybridepar Amar MAHMOUDI UMMTO - Master 2 2021 |
1.1. Un roman autobiographique :L'enfant des deux mondes possède toutes les caractéristiques du récit autobiographique, ou presque. Composé de treize chapitres, chacun d'eux a la particularité de traiter une thématique chère à l'auteure, suivant une logique de progression propre au récit. Selon l'ordre qui leur a été attribué, nous constatons une évolution certaine des procédés d'énonciation, qui font que le narrateur tente d'accomplir inversement, sur la base de données rétrospectives, le récit de vie de l'enfant. Muni généralement d'une parole (le narrateur semble se raconter à lui-même) qui frise le souvenir et la réminiscence, nous avons affaire à un récit diachronique dans la mesure où le narrateur (figure traditionnelle du romancier) fixe, du début jusqu'à la fin, l'évolution d'un quasi personnage, c'est-à-dire d' « un être imaginaire qui figure dans une oeuvre littéraire. »149(*) en tant qu'il figure déjà à travers la personnalité de l'auteure, puisqu'elle fait de sa vie le point de départ de sa production littéraire. Au Maghreb, en effet, les auteurs ont tendance à inverser les rôles, en assignant à leurs textes diverses fonctions et caractéristiques qui relèvent de l'hybridation générique : L'enfant des deux mondes oscille de ce fait entre roman et autobiographie, fiction et récit. À l'inverse de l'Occident où l'autobiographie est souvent le premier (ou parmi les premiers) fruit de la créativité des écrivains, intervenant en guise de couronnement pour une oeuvre complète d'une personnalité déjà célèbre, au Maghreb, l'autobiographie ne vient pas vers la fin d'une carrière mais tout au début. Les auteurs maghrébins vont à l'encontre de cette tradition occidentale et commencent généralement leur carrière d'écrivain par « composer » le récit de leur vie, ou du moins, par un récit de vie - souvent inspiré d'une vie réelle. De même que la première, celle qui survient en fin de carrière, tend à être plus ou moins directe (c'est-à-dire appartenant à l'ordre du récit), de même la seconde, elle, favorise le tissage et la conception de liens indirects. Avant même de tenter une analyse de ce genre, nous nous sommes d'abord référés à la dimension extrinsèque au texte (épitexte), et donc aux dires de l'auteure, comme le suppose le pacte de lecture initié par Lejeune : « La problématique de l'autobiographie se fonde sur une analyse au niveau global de la publication, du contrat implicite ou explicite proposé par l'auteur au lecteur, contrat qui détermine le mode de lecture du texte et engendre les effets qui, attribués au texte »150(*), le donnent à lire comme tel. De là il s'avère que cette proposition tient la route et, plus encore, procure un élément clé pour l'intelligibilité de notre corpus. L'auteure peut s'exprimer du reste en ces termes : Cette période faste a fondé mon imaginaire et fait la richesse de mes ressources culturelles mais en réalité, cette histoire nous est commune...151(*) Ou encore, dans le même ordre du souvenir, « l'adulte se remémorant et observant l'enfant qu'il a été. »152(*), accède, de ce fait, non pas à une oeuvre parfaitement fictive qu'à une sorte de subversion attenante aux champs du récit : « Avec Karima Berger, on pénètre dans une atmosphère qui n'est pas celle d'un roman mais plutôt d'un récitatif du souvenir. »153(*). Récit d'enfance, mais récit d'une perte commune et assourdissante : C'était présent en moi depuis longtemps. Je tournais autour... je crois que je peux dire que ces dernières années m'ont poussée... Pas dans le sens d'un témoignage sur l'actualité. Non. Mais j'ai eu envie de dire ce que j'avais à dire pour qu'on le lise comme un des éléments de ce qui se passe, comme une part de l'histoire inconsciente de ce pays.154(*) Mais, s'il est dit que L'enfant des deux mondes est avant tout un ?roman', c'est qu'assurément il privilégie le rapport indirect aux formes d'expression romanesques et tient compte de certaines règles propres au genre. L'autobiographie, à ses débuts illégitime, ne peut que recourir à d'autres modalités pouvant asseoir son authenticité, d'où son insertion dans des formes plus privilégiées et importantes. Nous sommes ainsi devant une impasse : le livre est en soi un roman, « ainsi en ont décidé l'auteur[e] et l'éditeur ; le récit relaté le contredit puisqu'il s'agit d'un récit de vie. »155(*). Mais si le roman s'affiche, avec tous ses artifices, comme étant une composante principale, nous remarquons assez vite la présence d'indices révélateurs de la subjectivité des principaux acteurs qui se complaisent dans l'anonymat. De ce fait, la trahison qu'engendre, à l'égard de ce dépouillement romanesque, le désir de distanciation relève seul du domaine de l'artefact puisqu'elle favorise un mode d'énonciation dit ?ancré' et « produit, ainsi, un genre hybride de la littérature [étant donné que] le genre mentionné sur la couverture [roman] vient à l'encontre de celui affirmé dans le texte [récit]. »156(*). Or, pour tout lecteur averti, l'on sait que le parcours de l'écrivaine se transpose dans celui de l'enfant, et qu'il n'est pas à exclure que leurs destins s'y soient mêlés. En effet, « À dix ans, Karima est invitée à la communion solennelle de son amie Patricia. Elle ressort de la cathédrale d'Alger avec cette question d'enfant qui embarrasse les adultes : pourquoi n'a-t-on pas tous le même Dieu ? »157(*). Dans un passage de l'oeuvre cette fois narré, nous retrouvons les mêmes propos que ceux-ci, du même contenu personnel, tandis que l'énonciation est prise en charge par une autre instance narrative. Dans ce cas présent, une analyse onomastique révélerait que l'oeuvre est romancée. Nous avons affaire à une autobiographie dite alors « masquée », ou indirecte : Dans cette grande ville d'Alger, l'enfant ne s'était rendue qu'une seule fois, à l'occasion de la communion de son amie Hélène qui l'y avait invitée. [...] D'abord la cérémonie dans la cathédrale Saint-Charles où elle pénétra avec gravité, hésitant sur la posture spirituelle à adopter... [...] « Faisons comme si j'étais chrétienne », décida-t-elle, dans l'espoir de pénétrer une religion par laquelle elle pourrait éprouver l'innocence d'un sentiment tout neuf de l'amour divin : « Comment aiment-ils Dieu ? » (K. Berger, 1998, pp. 35-36.) L'oeuvre est ainsi romancée, c'est-à-dire élevée au rang de fiction, car elle constitue d'emblée la première expérience littéraire de l'auteure. Mais elle n'en garde pas moins le souvenir de sa propre conversion, qui du reste est énigmatique158(*). Car le passage d'une instance à l'autre, d'un genre (autobiographique) à l'autre (fictif) suppose nécessairement quelque accord ou compromis. Autant dire qu'il y a finalement plus de chance de négliger cet accord que de l'inclure, faute de critères probants et recevables. Dans ce cas, « la définition d'une littérature, de même que celle d'une identité dont elle est censée être l'emblème, reste problématique. »159(*). L'écriture de Karima Berger est semblable à cette vaste étendue féérique d'où naissent et se succèdent un à un les signes de la vie et de la discorde. Si l'oeuvre littéraire et, plus encore le roman, sont traditionnellement perçus comme étant le miroir de la société (Balzac), celle qui nous occupe ici est particulièrement le contre-miroir d'un individu aux prises avec le côté sombre et inébranlable de la société. Le miroir, s'il existe, n'est qu'un double reflet de la vie de l'auteure, une source de reconnaissance impure qui, de par son alternative entre cadre de vie réel et aspect figuratif, astreint le lecteur à la nébuleuse de l'être (fictif ou réel). Elle savait du reste quel impacte allait avoir ce récit - lui-même bâti à l'image de ce miroir - qui ne renvoie plus à l'ordre ancien de la clarté, mais reprend à son compte le morcellement et l'amplification des formules ambigües, vis-à-vis des autres procédés qui le situent dans sa dimension romanesque : Elle savait que le miroir ne renverrait que de brèves et fugitives étincelles, des éclats brouillés, imparfaits : Patricia ou Hélène, Danielle ou Michèle y apparaissaient entières, bâties d'un seul tenant, bloc aux contours massifs et précis, [...] une sorte de saut à cloche-pied dans un monde puis dans l'autre. (K. Berger, 1998, p. 69.) De ce fait, nous pouvons nous interroger tout simplement sur le caractère limité mais non abstrait d'une telle production, en tant qu'elle relève d'un certain effet de distanciation présent dans l'acte de narration. L'auteure, dans sa phase de productivité que nous pouvons appeler ?mise à l'écrit', tente en effet, à la suite de son histoire, d'égarer le lecteur par la mise en place d'une instance narrative autre (troisième personne du singulier/homodiégétique), neutre ou anonyme à l'égard d'elle-même et de son personnage. Tout aussi anonyme, ce dernier, loin d'en être la représentation parfaite de l'auteure tient lieu de son double160(*). Ainsi, interrogé par le biais d'une telle confusion (narrativité et fictionnalité), le personnage semble alors exister indépendamment de l'univers de l'auteure, tandis qu'effectivement il répond mieux aux besoins de la scénographie. À ce sujet, D. Maingueneau notait déjà que : à la différence du bohémien, l'artiste ne va pas de ville en ville ; son nomadisme est plus radical. L'artiste bohème est moins un nomade au sens habituel qu'un contrebandier qui traverse les partages sociaux. Qu'il soit précepteur dans une riche famille, bibliothécaire de quelque prince ou de quelque ministère, rentier, professeur de lycée..., l'écrivain occupe sa place sans l'occuper, dans l'instable compromis d'un double jeu.161(*) Ce passage de l'entre-deux à l'être-deux signifie donc, nécessairement, dans le champ des études postcoloniales, le recourt à une double signifiance (Barthes) par le biais d'une narration ultérieure établie dans sa phase de productivité. En d'autres termes, nous parlerons d'une « effigie du dialogue »162(*) comme d'une invention d'un double dont une partie est préalablement existante. De même, l'incorporation d'un genre traditionnel mineur (la Sîra) à un genre occidental majeur « confisqué », le roman, renouvelle le processus d'hybridation dont font figure les écrivains maghrébins. L'enfant des deux mondes, qui s'inscrit lui aussi dans cette lignée de la double appartenance, porte en soi les traces d'un dédoublement systématique en servant de relais, tant sur le côté formel qu'informel, à deux univers de cultures différents qui se référent chacun à ses modes d'expression propres. De ce fait, il reçoit également les marques de cette structuration double dont parle P. Gasparini : « Ce genre [roman autobiographique] regroupe à mon avis tous les récits qui programment une double réception, à la fois fictionnelle et autobiographique, quelle que soit la proportion de l'une ou de l'autre. »163(*). L'autobiographe se sert donc de son origine impure car elle est, à notre sens, la seule manière possible de convoquer ces deux extrêmes en dédoublement164(*). De la sorte, l'auteure se « re-découvre » en tant qu'être. Elle « opte pour cette dimension romanesque qu'[elle] finit par attribuer à sa vie, en ayant l'impression de raconter une «histoire» qui lui est étrangère. »165(*) : Images d'une mise en scène qui se jouait là, dans les studios privés du jardin de la maison de Ténès qui avait vu naître l'enfant... (K. Berger, 1998, p. 9.) Ainsi, le seul héros se trouve incarné par ce triptyque : personnage/biographie ; narrateur/histoire ; auteur/roman. Ces trois figures principales se relayent tour à tour le long du récit pour maintenir le dispositif d'anonymat engendré par le pacte générique (du romanesque en l'occurrence). « Dans l'autobiographie, affirme Lejeune, on suppose qu'il y a identité entre l'auteur d'une part, le narrateur et le protagoniste d'autre part. C'est-à-dire que le «je» renvoie à l'auteur. »166(*). En effet, l'autobiographie étant un retournement vers le genre « suprême » (Damien Zanon), le roman, celle-ci recouvre ses attributs et ses fonctions : c'est ainsi que, « l'autobiographe, auteur, narrateur et personnage principal va revêtir l'étoffe du héros romanesque, il sera le héros de son ouvre. »167(*), une oeuvre qui emprunte alors des airs d'apprentissage : Elle se souvenait [...] de son enfance, [...] Il lui semblait [...] gagner des années d'apprentissage, elle savait désormais des choses... (K. Berger, 1998, p. 91.) Dès lors, l'autobiographie s'immisce dans le roman pour occuper une large place, sinon la principale fonction. C'est la raison pour laquelle l'on pourrait se méprendre, aisément, sur la nature vraisemblable de ce récit. L'ambigüité narrative assimilée au parcours de l'auteure nous donne, du reste, une idée assez précise de ce que peut signifier la dissociation d'un genre trop limité, inapte à la représentation des deux extrêmes dont se revendique l'auteure et son double : « Mais ce n'était tenable, ni pour moi, ni pour le lecteur, sur toute une fiction ! »168(*). Bien que suffisamment réaliste, l'oeuvre s'insinue donc dans cet idéal de la transgression générique que révèlent les différentes catégories d'écriture amalgamiques. Par conséquent, elle rejoint l'idée selon laquelle « la sincérité fait basculer le personnage du statut de pseudo-personnage ou de personnage vraisemblable, à celui, plus complexe, d'être imaginaire qui frôle le seuil de l'inacceptable. »169(*). Cet «inacceptable» est rendu plus manifeste encore avec le concours d'une subjectivité latente, qui coïncide avec la voix du narrateur. Autrement dit, nous nous situons déjà dans le registre de témoignage, et il ne s'agit plus de décrire que de dévoiler une parole jusque-là consciente. Il n'y a donc pas de frontières visibles qui puissent délimiter concrètement ce genre de roman-récit (même s'il n'est pas question de séparer des genres, « toute forme [étant] la résolution d'une dissonance fondamentale [nécessaire] au sein de l'existence... »170(*)), du fait que nous peinons à lui désigner un ensemble genrologique, et ce dès lors qu'on émet le voeu de l'instruire dans une catégorie qui lui soit propre. Deux propositions pourraient néanmoins entrer en jeu pour tenter de cerner au mieux ce à quoi nous avons affaire : dans un premier temps, l'auteure fait basculer l'écrit d'un genre à un autre et engendre ainsi un texte hybride. Dans un second temps, le récit de vie devient romancé et alterne tour à tour le mode libre et le couvert. Aussi bien, et pour peu que l'on admet cet enchevêtrement des genres, nous appellerons ce livre « roman personnel »171(*), ou bien roman autobiographique - au vue de sa qualité hybride - et non plus seulement ouvrage de fiction, c'est-à-dire fondé sur des personnages et des faits scénographiques dépourvus de toute notion historique. Cela s'affirmera du reste parmi le raisonnement à suivre, dans la mesure où le personnage (marqueur typologique) figure comme lieu d'investissement idéologique et personnel. * 149 Jean-Philippe MIRAUX, Le personnage de roman : genèse, continuité, rupture, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1997, p. 11. * 150 Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 44. * 151 Karima BERGER, « Le « saut hors des rangs des meurtriers» », op. cit., p. 88. * 152 Christiane CHAULET-ACHOUR, Écrire ou non son autobiographie ? Écrivaines algériennes à l'épreuve du moi : Karima Berger, Maïssa Bey et Malika Mokeddem, Francofonia, Université de Cadix, Cristina Boidard (coord.), octobre 2007, p. 4. * 153 Ibid., p. 6. * 154 Christiane CHAULET-ACHOUR & Karima BERGER, Dialogue avec le texte « l'enfant des deux mondes », in Algérie : Littérature / Action, (n° 22-23), juin-septembre, 1998, p. 2. * 155 Dalila BELKACEM, « Du texte autobiographique au texte romanesque dans «Le fils du pauvre» de Mouloud Feraoun. », in Insaniyat, n°? 29-30, juillet-décembre, 2005, p. 165. * 156 Ibid., p. 166. * 157 Marion MULLER-COLARD, « Karima Berger, femme d'un seul monde », in Réforme, 2016, p. 2. * 158 En effet, « toute énigme du genre se tient peut-être au plus près de ce partage entre les deux genres qui ne sont ni séparables ni inséparables, couple irrégulier de l'un sans l'autre dont chacun se cite régulièrement à comparer dans la figure de l'autre... ». Jacques DERRIDA, op. cit., p. 253. * 159 Charles BONN & Naget KHADDA, « introduction », in Charles BONN, Naget KHADDA, Abdallah MDARHRI-ALAOUI (Dir.), op. cit., p. 5. * 160 Les propos de FERAOUN sont fort significatifs à cet égard : « Vous savez bien que Fouroulou, c'était à peu près moi. Un moi enfant tel que je le voyais il y a dix ans. Maintenant il se peut que je le voie autrement. ». Mouloud FERAOUN, « Lettre adressée à Mme Handi Benos », le 4 février 1955, in Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969, p. 131. * 161 Dominique MAINGUENEAU, Le contexte de l'oeuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Malakoff, Dunod, 1993, p. 27. * 162 Dalila BELKACEM, op. cit., p. 272. * 163 Philippe GASPARINI, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p. 14. * 164 Ainsi « les genres peuvent être des bannières à revendiquer ou, au contraire, des héritages à dissimuler. », Émilie PÉZARD, Les genres du roman au XIX éme siècle, Colloque, in Calenda - Le calendrier des lettres et des sciences sociales, juin 2015, p. 2. * 165 Dalila BELKACEM, op. cit., p. 166. * 166 Philippe LEJEUNE, op. cit., p. 61. * 167 Ibid., p. 168. * 168 Christiane CHAULET-ACHOUR et Karima BERGER, op. cit., pp. 4-5. * 169 Jean-Philippe MIRAUX, op. cit., p. 18. * 170 Georg LUKÁCS, La théorie du roman, suivi de : Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács, par Lucien GOLDMAN, Paris, Denoël, 1968, p. 55. * 171 Philippe LEJEUNE, op. cit., p. 14. |
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