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Le malaise identitaire et sa quete dans l'enfant des deux mondes de Karima Berger : vers une représentation romanesque de l'hybride


par Amar MAHMOUDI
UMMTO - Master 2 2021
  

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1.2. La pratique de la pseudonymie : de l'anonymat à l'être-deux :

Il est moins fréquent de tomber de nos jours (à l'ère de la postmodernité) sur des textes au profil limité, policé et qui portent en eux la marque de leur appartenance dûment assignée. Ceux-là sont généralement des récits de vie à la première personne, et qui n'ont rien à envier aux plus grands témoignages. En effet, dans le cas de l'autobiographie déclarée, le nom du personnage (organisateur textuel) se confond avec celui de l'auteur, dont il sert ainsi à rétablir l'unité. À ce sujet, le titre de l'oeuvre fonctionne comme un parallèle et demeure fort révélateur de la situation des acteurs pris en jeu. Là réside en effet la qualité essentielle du personnage éponyme reconnu comme étant « ce qui désigne l'oeuvre et l'amorce. »172(*). En revanche, Il est encore plus rare de tomber sur des textes qui prennent eux-mêmes en charge, comme L'enfant des deux mondes, leur autobiographie éclatée, et qui se distinguent par une nature douteuse souvent en marge de leur authenticité. Ceux-ci mettent plus en avant leur aspect vraisemblable, dans la mesure où ils confèrent à leurs acteurs (réels ou non) un statut d'observateurs quasi-anonymes. Mais là aussi nous allons voir qu'il peut s'y établir, en fait, une autre forme privilégiée d'identification. Ainsi, au patronyme marital de l'écrivaine par exemple (Berger173(*)) se joint celui du personnage « l'enfant », et inversement celui de Karima façonne le prénom présumé de l'enfant « Caroline ». Non plus fictive que réelle, cette double construction174(*) favorise du reste la dimension impersonnelle dans laquelle s'établit la narration :

Karima Berger joue sur la 3 éme personne mais aussi sur un appellatif que la grammaire française veut « asexué », « l'enfant ». On ne saura jamais le nom de cet enfant tout en apprenant assez rapidement qu'il est de sexe féminin.175(*)

Or, nous l'avons dit, ce voeu de distanciation participe d'un désir de masquer un dévoilement intime, tout en gardant à l'esprit la complicité que suppose la situation anonyme du protagoniste vis-à-vis de son auteure. Barthes nous rappelle qu'un nom propre doit être interrogé soigneusement car, « un nom propre est, si l'on peut dire, le prime des signifiants. »176(*). En effet, loin de lui instituer un nom propre et donc d'établir la cohérence, ou la « signifiance » (A. Compagnon) de l'oeuvre, Karima Berger opte pour sa dépersonnalisation et va jusqu'à lui verrouiller, en l'occurrence, tout autre accès à une identité de rechange, c'est-à-dire à une identité complètement effacée, en lui désignant un substantif d'ordre commun (et dont l'auteure peut se réclamer à son tour), tantôt « l'enfant » et tantôt « la jeune fille ». Cette pronominalisation se révèle d'ailleurs insignifiante pour quiconque s'y établit dans l'immanence de l'oeuvre. En agissant de la sorte, elle place son héroïne dans la tourmente du nom inefficace177(*), sans toutefois déroger aux exigences du genre et donc à la structuration éponyme de l'oeuvre. À l'évidence, on a tendance à séparer les formes les plus codifiées comme le récit et l'autobiographie, le roman et l'essai, « sauf dans le cas où l'entreprise d'auteur les relie étroitement. »178(*). C'est alors la rencontre allusive de deux genres ou plus. Ainsi, par le biais de cet appellatif, elle y échapperait à la catégorisation (fiction ou réalité). Le titre en lilote établit du reste la double signifiance de l'oeuvre (Barthes) : en effet, l'errance du personnage est d'abord signifiée par la complexité du nom (asémantème) qui lui est attribué au départ « l'enfant » (mais lequel ? sachant que nous n'avons ici aucun détail de type prosopographique - éléments constituants le portrait physique - si ce n'est celui du temps qui passe indéniablement sur une chair en perpétuel devenir), avant d'en revenir vers celle de l'oeuvre éponyme, qui révèle du reste le nom autour duquel gravitent des renseignements sur la vie de l'auteure.

L'importance de l'anonymat est rendue visible de ce qu'il sert justement à établir, de manière quasi indirecte, un lien entre le protagoniste et l'auteure d'une part (le pacte autobiographique) et entre l'enfant et la société d'autre part (la dimension de témoignage). De même qu'à poursuivre la « tracéologie » (P. Hamon) du personnage, il vise à enrichir par conséquent la fonction symbolique de l'oeuvre : « le personnage dépasse très souvent le domaine strictement individuel et sert à représenter une couche plus ou moins large de la population, un domaine plus ou moins large de convictions, de positions morales ou idéologiques. »179(*). L'effet de distanciation qui accompagne ce genre de compromis (se dire sans se dire) est rendu possible selon les principes de l'autobiographie masquée (les phénoménologues parlent d'?apprésentation'180(*) pour qualifier le comportement abstrait d'un personnage dont le processus de perception induit le recouvrement de plusieurs autres instances), où l'auteure peut assumer une position identitaire sollicitée historiquement par d'autres.

C'est aussi le projet d'un auteur réaliste : la présence d'une équivalence de la pseudonymie, à la fois chez les personnages (l'enfant, ses camarades...) et chez l'auteure, témoigne ainsi d'un dédoublement simultané du sujet écrivant et de son oeuvre, où les rôles, pareillement aux appellations, s'enfilent les uns et les autres. Face à ce brouillage inédit, auteure et personnage semblent relever du même. Rien n'est plus confus que tout est permis dans la structuration de l'oeuvre qui pouvait « dégénérer algarade de sens » (K. Berger, 1998, p. 72.). La notion de dédoublement semble le maître mot de ce récit. En effet, dans un passage de l'oeuvre (chap. VII), nous retrouvons, à peu de choses près, la même dynamique d'approximation qui fonde la nature comparatiste de l'auteure et son identité relative avec : 

Elles aimaient rechercher lors de mystérieuses cérémonies de baptême la réplique française la plus proche des prénoms algériens : c'est ainsi qu'elle s'appelait « en français » Caroline, que Fatima devenait Françoise ; Farida, Fanny ; Leila, Léa... L'exercice consistait à dénicher dans l'almanach celui qui par sa symétrie sonore répondait le mieux au nom arabe. (K. Berger, 1998, p. 71.)

Nous savons désormais, par le simple rapprochement des unités distinctives et la comparaison des effets sonores, que le nom de ?la' protagoniste correspond, phonétiquement parlant, aux sons ?K?-?R?-?L? du nom francisé, « Caroline » (seul passage où il est fait allusion au nom de l'enfant) avec en parallèle ou « en sourdine aussi, l'écho ?francisé' » du prénom inscrit sur la couverture, « Karima » ?K?-?R?-?M?. De même, en ce qui est de la syllabation, nous relevons du côté de chaque nom une répartition en trois syllabes, à savoir Ka/??/lin pour l'un, et Ka/?i/ma pour l'autre. Ce petit exercice analogique, conçu par l'auteure en guise d'alternative, pourrait du reste très bien s'articuler ainsi sur le plan symétrique : «Caroline Berger». La concordance de ces appellatifs n'est d'ailleurs pas en reste. Une fois l'opération accomplie, Karima Berger semble entretenir en effet ce « paradoxe qui consiste à projeter sur soi le regard de l'autre pour se sentir exister comme différend. »181(*).

Tour à tour donc personnage et auteure (les noms faisant défaut à l'un et l'autre), nous assistons à une dialectique de l'être-deux dans la mesure où la distanciation (par le dépouillement systématique des êtres fictifs) permet le rapprochement mesuré avec l'auteure qui lui prête alors son identité et ses caractéristiques vitales. Ainsi, « il laisse apparaître qu'il se confond à un moment ou à un autre avec son personnage. Le romancier lui attribue les souvenirs personnels qu'il puise dans sa propre existence. »182(*). Pour les autres personnages, ils bénéficient tous encore d'un référent réel dans le monde (d'où ce penchant primaire vers l'anonymat qui, s'il ne les efface complètement de la carte, leur confie des attributs non moins particuliers), de sorte à laisser subsister d'eux une trace qui paraisse assurer leur dédoublement : car, dira-t-elle, « Pour d'autres, j'ai conservé un écho du nom réel mais pas le nom véritablement. ». En ce sens, même si l'autobiographie est «déclarée» elle privilégie l'approche «masquée». Elle est donc, corrélativement à l'identité nominale de l'auteure ou de ses personnages, ce que nous pourrons appeler, à la suite de D. Belkacem (idem, p. 170), « une autobiographie entre-deux ».

L'auteure peut donc affecter le ton du récit et choisir tout à la fois de ne pas avouer qu'elle y raconte sa vie183(*). Ce qui fonde la complexité de l'oeuvre, c'est donc avant tout son caractère arbitraire et ambivalent : « C'est un récit plutôt qu'un roman. Ce n'est pas non plus une autobiographie. Disons que c'est la reconstruction d'éléments vécus ou observés. »184(*), dira-t-elle. Pourtant, une « vie » ne peut être enfermée tout entière dans un récit de souvenirs autour de quelques correspondances nominales (topographiques, onomastiques, etc.). S'il repose en partie sur les souvenirs de l'enfant (introspectivement de l'auteure), le récit demeure néanmoins le fruit d'une « créativité », s'entend, d'une mise en fiction qui le charge d'une certaine distance narrative tout au moins.

Enfin, comme on pourrait bien nous l'objecter, cela n'est pas aussi simple de pouvoir distinguer entre un genre et un autre sous prétexte qu'il met en scène un univers semblable à celui de l'auteure ; car, si elle est présente, ce n'est que par l'entremise d'un anonymat rendu possible par les substitutions métonymiques (et dans quel cas, le pseudonyme ne constitue pas une preuve tangible dans l'accaparement d'un rôle homodiégétique). C'est la raison pour laquelle les personnages sont eux-mêmes inscrits dans des espaces mouvants, et confèrent au genre (s'il peut être dit ainsi) cette mobilité qui est un peu la sienne.

* 172 Jean-Philippe MIRAUX, op. cit., p. 18.

* 173 Prise dans la tourmente des deux langues et l'indécision d'afficher son nom arabe au complet, elle opte pour une répartition équitable de son héritage commun. En véritable « passeuse des deux rives », elle reprend à son compte le nom germanique de son mari, ou du moins la traduction de son patronyme «Hirt» (Jean-Michel), en français, «Berger».

* 174 « Les écrivains sont ainsi amenés à définir leur position dans un jeu dialectique entre imitation et innovation... », Émilie PÉZARD, op. cit., p. 2.

* 175 Christiane CHAULET-ACHOUR, Écrire ou non son autobiographie ? op. cit., p. 4.

* 176 Cité par Jean-Philippe MIRAUX, op. cit., p. 29.

* 177 Cette démarche est typique du sujet en dédoublement, car elle nous renseigne sur la dualité de l'être hybride qui, en étant pris simultanément entre deux cultures, se voit mal attribuer pour nom le seul qui soit d'origine, c'est-à-dire celui du pays natal, et recourt généralement à un double lui permettant d'asseoir véritablement ce qu'il est. C'est le cas de K. Berger et de bien d'autres qui se reconnaissent dans leur particule étrangère.

* 178 Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME, op. cit., p. 5.

* 179 Jean-Philippe MIRAUX, op. cit., p. 13.

* 180 Ce seraient donc « les principes d'isolement et d'amplification qui offrent à l'auteur la possibilité d'accéder à l'universel humain. ». Jacques DERRIDA, op. cit., p. 66.

* 181 Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME, op. cit., p. 20.

* 182 Dalila BELKACEM, op. cit., p. 172.

* 183 Précisément parce qu'elle est un sujet double : « D'un côté parce que ses traditions ne le lui permettent [toujours] pas : se livrer aux étrangers n'en fait pas partie. Au Maghreb, on garde sa vie pour soi. Et de l'autre côté, [elle est] aussi lié[e] par des «contingentes» politiques, économiques, sociales et historiques. », en un mot, modernes. Ibid., p. 169.

* 184 Christiane CHAULET-ACHOUR, Écrire ou non son autobiographie ?, op. cit., p. 8.

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