Le malaise identitaire et sa quete dans l'enfant des deux mondes de Karima Berger : vers une représentation romanesque de l'hybridepar Amar MAHMOUDI UMMTO - Master 2 2021 |
1. L'hybridation générique :L'hybride désigne dans son acception la plus large, tout fait qui va dans le sens de l'extravagance, ou procède de l'anomalie à l'égard d'un individu. À l'hybridation culturelle d'un auteur s'ensuit celle générique de son oeuvre : Le roman est le genre le plus accueillant, le plus malléable et le plus susceptible de représenter, de part sa structure, la réalité complexe du sujet hybride. L'impureté du genre tient de ce fait à la transgression des normes génériques imposées (par l'occident) par l'assimilation de nombre d'éléments hétérogènes peu respectueux des conventions prosaïques établies130(*). Ce phénomène, d'abord existant depuis la période antique, s'est accru avec l'émergence des littératures francophones, et notamment avec la vague des écrits postcoloniaux. Ces auteurs nés dans les périphéries, leurs écrits s'en éloignent de beaucoup de ceux de la métropole131(*). Les codes récupérés sont ainsi investis dans l'imaginaire local pour signifier, sous d'autres cieux, d'autres réalités132(*). À telle enseigne que le texte devient le lieu d'affrontements incessants entre un substrat traditionnel (à l'instar des littératures religieuses : chants liturgiques, poésie mystique, etc.) et la modélisation théorique héritée des « Grands Codes » occidentaux. En fait, devant une telle conception inédite (et disproportionnée) de l'identité, « l'hybridation est devenu un dispositif qui sert à dévoiler l'identité plurielle de l'auteur qui reconnaît ainsi sa propre altérité. »133(*). L'hybridité apparaît donc au lendemain des indépendances comme une nécessité esthétique devant transposer la réalité extrême de l'être face à son identité et, chemin faisant, remettre en question les critères de catégorisation imposés de part et d'autres des deux rives. En ce sens, nous pouvons dire qu'elle participe d'une « stratégie postcoloniale » du moment qu'elle vise à supplanter les interdits et aspire à disposer librement de son être (l'Habeas corpus) et de sa personnalité profonde. Tout texte récuse lui aussi, dans la position de son auteur, les tentatives de balisage qu'on lui assigne, car tant qu'il est le prolongement d'une manière d'être spécifique, d'une identité complexe, il demeure plus particulièrement ouvert à d'autres propositions. En effet, «... l'identité est désormais conçue comme un récit complexe, en perpétuelle évolution. »134(*). Cette identité, en plus d'y être transposée dans les écrits comme telle, influe sur l'ordre et l'organisation des récits. La question de la pureté des origines occupe de ce fait une place imposante au sein de notre corpus, non plus comme vaine affirmation substantielle, mais plutôt comme le donne à lire Cheniki, en tant que rejet des formes généalogiques adoptées par les institutions en place : Dans un monde fait de métissages et de marques hybrides [...], dans un contexte traversé par les rumeurs identitaires, les aléas historiques, les atavismes culturels et rituels, les incidences schizophréniques dues aux différentes invasions coloniales, les locuteurs nourris de diverses instances mais prisonniers de discours relevant du mythe et d'attitudes passéistes, produisent une instabilité discursive et se mettent en quête d'identités illusoires, la langue et l'école constituant les deux éléments-clé de toute discussion.135(*) Cependant, il reste encore à élucider l'obscurité sémantique étalée du côté de cette notion. L'hybride est à prendre, étymologiquement parlant, non au sens premier que lui confère l'univers ou le monde biologique, dans le croisement ou le métissage de deux espèces différentes, mais dans l'acte même de démembrement qui résulte d'une telle opération. Il y a donc rupture des liens de sang, et la relation devient clairement inauthentique, impure. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'hybridation survient uniquement au terme d'une longue déchirure, et la croyance à un métissage accompli serait alors toute vaine et prétentieuse. Une chose est sûre et qui révèle l'anxiété du sujet, c'est qu'il n'y a pas de « fusion ni de symbiose, mais une négociation souvent âpre et douloureuse. »136(*). En effet, comme l'indiques son titre, l'idée principale qu'il nous inspire et que nous retrouvons avant tout dans L'enfant des deux mondes est celle d'un dialogue forcé et insoutenable entre deux extrêmes vitaux, excessifs, renvoyant chacun à l'image de deux mondes imbriqués à priori mais qui sont finalement fort inconciliables : Ce rêve de la rencontre, de l'assimilation, caressé dès l'origine comme une promesse, s'était à présent évanoui. (K. Berger, 1998, p. 65.) [...] elle qui cherchait toujours à comparer, faire correspondre les deux mondes, à traduire, intense travail de tous les instants, d'une langue à une autre, d'un signe à un autre, dans un sens, dans l'autre, sans cesse. (Idem, pp. 81-82.). L'hybride, loin donc de constituer un univers d'harmonie et de métissage (de sang-mêlé) comme dans sa particule latine, est cependant « à l'image d'un dialogue fait de tensions, de contradictions et parfois [seulement] de points de rencontre. »137(*). C'est la raison pour laquelle il se situerait plutôt du côté de la « bâtardise ». Aussi est-il besoin de distinguer ce mot ?hybride' (français) de son homologue (anglais) ?hybrid', qui lui n'a pas d'équivalent propre en dehors de l'intégration et ne saurait, pour ainsi dire, relever de l'ordre de l'« hybris » grec, c'est-à-dire de celui de l'excès, du viol, du choc ou de la profanation. C'est aussi en raison de cette profanation que l'enfant éprouve une certaine contrariété vis-à-vis de sa personnalité intime, et au regard de tous les malaises ou imbroglios que lui inspire sa filiation d'origine. Mais s'il est vrai que devant une telle indécision le sujet hybride est amené à se morfondre, l'enfant, elle, se met en devoir de chercher à concilier son héritage amer et discordant, dut-il être au prix d'un « perpétuel mouvement de balance », d'un pesant va-et-vient qui inaugure « une culture de type syncrétique paradoxale »138(*). En ce sens, nous relevons plusieurs états de transgressions qui s'acheminent sur des amalgames d'ordre logique et formel. D'ailleurs, « elle ne résistait pas au jeu de faire correspondre l'un et l'autre texte et de jouer au miroir des prophètes. » (K. Berger, 1998, p. 56.). C'est ainsi qu'elle s'adonne au transfert des valeurs qu'elle juge commode d'un signe à l'autre, au risque d'un éventuel blasphème, et procède au rapprochement quasi naturel de Corpus réputés être à la lisière de l'entendement (la Bible et le Coran). En effet, le collationnement de deux catégories de textes opposées, le texte coranique « pur » et le texte biblique « altéré », signe le positionnement hybride du sujet et brise l'unité corporelle du texte : Notre Père / Au nom d'Allah, Notre Père qui êtes aux cieux / Seigneur des Mondes Que to nom soit sanctifié / Le Tout miséricorde Que vienne ton règne / c'est Toi que nous adorons, Donne-nous notre pain quotidien / Toi dont nous implorons l'aide ... Amen / Amîîîîîne. (K. Berger, 1998, p. 56.) « Elle avait une conscience claire de son imposture mais ne se sentait point coupable. » (K. Berger, 1998, p. 28.). Ainsi, on aura vu se manifester tout au long de ces textes plusieurs formes narratives différentes. Certaines d'entre elles s'enfilent tour à tour et ponctuent par conséquent tout le récit. Nous parlerons alors d'un roman « polymorphe », dans la mesure où il admet dans sa structure interne des éléments représentatifs d'autres genres. En effet, l'exemple précédent nous met en présence d'un texte qui altère à la fois narration (voix du narrateur) et antiennes (Voix de Dieu). De telles combinaisons (p. 93.) ne vont pas sans rappeler l'exemple des structures narratives traditionnelles (poésie d'appellation publique et contes hagiographiques139(*)). D'autres voix sont également constitutives de ce texte comme celle du Cheik (p. 116.), du prophète proférant la parole de Dieu (pp. 13, 53, 54, 56, 123.) et de ses dévots (pp. 14, 17, 19, 57, 58, 83, 84, 85, 93, 101.), ou encore de ses livres (pp. 12, 13, 15, 26, 46, 48.). Autant de voix qui s'interpénètrent et viennent s'additionner à celle de l'enfant (pp. 12, 17, 18, 19, 26, 36, 51, 56, 58, 98.) pour affirmer une fois de plus au texte son inscription dans le milieu de la polyphonie. Mais il ressort également que, de cet embrouillement volontaire, à travers la dissémination des voix narratives, l'auteure, en voulant témoigner de son flou identitaire favorise également les besoins du genre. Son destin assumé, le roman converge lui aussi vers un genre limitrophe, « une sorte de lieu qui serait entre deux » (K. Berger, 1998, p. 19.), capable d'accueillir ses élucubrations et ses doutes. « L'identité narrative devient alors pour l'individu postcolonial une exigence forte, [...] et si elle ne peut véritablement l'en préserver tout entier, [...] elle est nécessaire pour éviter [du moins à l'oeuvre] le sentiment d'une perte de sens. »140(*). C'est ainsi qu'elle reflète, sur le terrain de la diversité narrative (polyphonie, dialogisme, intertextualité), c'est-à-dire par l'emploi d'éléments aptes à faire figurer une parole complexe141(*), l'identité dans son ancrage multiple. À l'image donc de l'enfant qui vogue dans un univers en chevauchement fait d'interdits et de limites, le sujet hybride tend à imprimer aussi à son récit, suivant le mode fractal, la somme de ses identités disparates. C'est ainsi que nous avons vu se manifester en la personne de l'enfant un sentiment pur de détachement mêlé à l'instabilité (l'impureté) et l'urgence de la situation, de façon à « rendre la quête identitaire interminable, lui ouvrir un horizon indéfini »142(*). En effet, l'identité comme représentation iconoclaste, tend à rejeter tout autre modèle de représentation unitaire visant au redressement d'un monologisme de départ, et favorise le recours continu à l'instance de dédoublement, quitte à s'insinuer davantage dans le sentiment de réclusion ou de perte. De ce fait, l'hybride « a conscience d'être un homme de la perte. Souffrant d'un manque originel, il vit en perpétuelle insatisfaction. »143(*). C'est probablement la raison pour laquelle il [le sujet] tente de pallier à nouveau ce manque sans jamais combler cet incommensurable désir qui guette l'union utopique des deux mondes. Inversement, l'enfant qui détient seule la clé de cet amalgame, décide d'accomplir les deux versants de sa double destinée par le recours à la subversion. Une telle chose ne devient permise que par le truchement d'autres, et c'est là que nous retrouvons le rapport à la nécessité. En dehors de ce confinement mystique dans la dualité du rationnel et de l'irrationnel, cette « intrusion du sacré dans le profane »144(*), que révèle la présence simultanée des Écritures Saintes (corps pur) au sein même du discours littéraire (corps impur), constitue elle aussi une des caractéristiques de l'hybride, tant pour l'usage discursif que pour les besoins du genre. Du reste, elle est clairement exposée dans le passage ci-dessous : Voulant s'émanciper de la contrainte du sens, elle décidait alors de prier comme cela lui venait, avec ses mots à elle : elle commençait en langue arabe, puisque c'était la langue sacrée, celle du dialogue avec Allah mais s'arrêtait soudain, son vocabulaire était trop pauvre, truffé de mots appartenant à cette langue française bien trop impure pour s'adresser au Seigneur. Elle battait en retraite, reprenait en arabe la Fatiha, et puis non. Elle se perdait en chemin, chemin de sens, elle en reprenait de nouveau le cours, perdait patience, alors elle décidait de prier en français en débutant par la formule Bismillah pour en atténuer le caractère sacrilège. (K. Berger, 1998, pp. 56-57.) Finalement, comme l'atteste ce dernier passage, le texte hybride n'en est pas plus défini ; il est celui qui est mu par un désir doublement inaccessible, de manière à se situer « entre la peur de l'éclatement et le désir d'ouverture. »145(*). Cet espace romanesque de l'entre-deux est clairement défini comme étant la proposition centrale de toute construction hybride (Bhabha), en tant qu'il est continuellement l'affirmation d'un non-lieu, d'une crise. Ce qui permet en effet à Bonn d'avancer qu'il est un « genre bâtard »146(*), un monstre composite. Ainsi, le texte postcolonial semble avoir hérité lui aussi de la complexité des relations identitaires, de ce qu'il montre davantage de signes relevant de « l'impureté, l'anomalie ou la monstruosité. »147(*). Il en résulte, par ailleurs, que notre corpus, en tant que roman, est lui aussi, par excellence, « ce genre de l'entre-deux, de l'indéterminé, du polymorphe... »148(*), dont se réclament à juste titre les littératures francophones postcoloniales. De ce fait, l'intention se porte volontairement sur l'ambigüité et le flou générique qui caractérisent ce texte. * 130 Cependant, il ne suffit pas d'affecter des propriétés « historiques » à un genre pour que celui-ci y subsiste. TODOROV, dans « L'origine des genres » met en évidence le croisement des genres antiques avec d'autres qui doivent leur assurer la pérennité à l'ère présente. Ainsi, les genres « viennent [...], tout simplement, d'autres genres. ». Tzvetan TODOROV, La notion de littérature et autres essais, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1987, p. 47. * 131 C'est de la sorte qu'on a pu parler d'une « langue majeure » (canonisée) et d'une « littérature mineure » (non-canonisée). Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI. * 132 Le « Grand Code » de « la langue française est détourné[e], réapproprié[e] par les francophones. ». Maud VAULÉON. * 133 Hakim MAHMOUDI, « La poésie de Mohammed Dib : entre bris-collage et bricolage. Éléments d'une esthétique postmoderne. », Thèse de doctorat en langue française, Option : Science des textes littéraires, sous la direction de Charles BONN & Khedidja KHELLADI, ENS d'Alger, 2015-16, p. 254. * 134 Myriam LOUVIOT, « Poétique de l'hybridité dans les littératures postcoloniales. », Thèse de doctorat, Option : Littérature comparée, sous la direction de François-Xavier CUCHE, Université de Strasbourg, 2010, p. 7. * 135 Ahmed CHENIKI, L'Algérie contemporaine : cultures et identités, Paris, 2019, p. 65. HAL, archives-ouvertes.fr : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02281109. Consulté le jeudi 5 août 2021. * 136 Myriam LOUVIOT, op. cit., p. 28. * 137 Ibid., p. 28. * 138 Ahmed CHENIKI, op. cit., p. 39. * 139 Une littérature écrite sous-tendue par une littérature orale traditionnelle (mystique, rituelle...), in Mouloud MAMMERI (Dir.), Littérature orale : Actes de la table ronde, Alger, OPU, 1982, 170 p. * 140 Myriam LOUVIOT, op. cit., p. 7. * 141 Milan KUNDERA, L'art du roman, Paris, Gallimard, 1995, p. 30. * 142 Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME (Dir.), Littérature francophone : le roman, Paris, Hatier, 1997, p. 22. * 143 Myriam LOUVIOT, op. cit., p. 47. * 144 Hakim MAHMOUDI, op. cit., p. 263. * 145 Myriam LOUVIOT, op. cit., p. 29. * 146 Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME, op. cit., p. 7. * 147 Jacques DERRIDA, « La loi du genre », in « Maurice Blanchot est mort », Colloque, 1979, réédité in Parages, Strasbourg, Galilée, 2003, p. 253. * 148 Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME (Dir.), op. cit., p. 19. |
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