CHAPITRE 1 : L'INDÉPENDANCE DISCUTABLE DU JUGE
DANS LA GARANTIE DES DROITS FONDAMENTAUX AU TCHAD
Quelle que soit la manière dont on envisage le
problème du juge en Afrique, on ne peut éviter de partir d'un
constat malheureusement amer : le juge africain et par là même la
justice en Afrique, est « en panne »217. Ce constat n'est
pas nouveau et a été déjà établi par des
nombreux observateurs qui ont cherché, par des remarquables
études218, à découvrir les causes de cette
panne. Nous avons tendance à croire, de nos jours, que le juge ne
bénéficie guère de l'idée que nous faisons
habituellement et légitimement d'un organe chargé de dire le
droit, de rendre la justice. Le juge, dont la haute mission est de trancher les
conflits et protéger les citoyens contre les violations de leurs droits
et contre tout arbitraire de la part des pouvoirs publics, est
soupçonné d'être dépendant.
L'article 157 alinéa 1 de la Constitution dispose que
« la Cour Suprême est la plus haute juridiction du Tchad en
matière judiciaire, administrative, constitutionnelle et des comptes
». Il ressort de cette formulation que la Cour regroupe des juges
constitutionnels, administratifs et judiciaires. Ces trois juges ont pour
mission de veiller au respect des droits fondamentaux des citoyens
conformément à l'article 148 de la Constitution219.
Leurs attributions législatives montrent, à l'analyse, que leur
indépendance apparaît problématique dans la mesure
où l'indépendance du juge constitutionnel apparaît
contestable (Section 1). Cela s'observe à travers la
réduction de l'ex Conseil Constitutionnel en une Chambre au sein de la
Cour Suprême. En dehors de l'indépendance incertaine de la
juridiction constitutionnelle, il y a également les menaces importantes
portées à l'indépendance des autres juges dans la
protection des droits fondamentaux (Section 2).
217 BADARA FALL Alioune, « Le juge, les justiciables et
les pouvoirs publics : pour une appréciation concrète de la place
du juge dans le système politique en Afrique », In les
défis des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2003,
p. 1.
218 Voir en particulier, les analyses faites sur la justice en
Afrique, in Afrique contemporaine, numéro spécial, 1990
cité par BADARA FALL Alioune, « Le juge, les justiciables et les
pouvoirs publics : pour une appréciation concrète de la place du
juge dans le système politique en Afrique », op.cit, p. 1.
219 L'article 148 de la Constitution : « Le pouvoir
judiciaire est exercé au Tchad par la Cour Suprême, les Cours
d'Appel, la Haute Cour militaire et les justices de paix. Il est gardien des
libertés et de la propriété individuelle. Il veille au
respect des droits fondamentaux ».
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SECTION 1 : L'INDÉPENDANCE CONTESTABLE DU
JUGE CONSTITUTIONNEL TCHADIEN
Le principe de la séparation des pouvoirs, tel que
systématisé par MONTESQUIEU220, concerne les trois
pouvoirs constitués que sont les pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire. Les juridictions constitutionnelles, instances
équivalentes, ne peuvent pas s'inscrire, en principe, dans la
formulation du principe de la séparation des pouvoirs lorsqu'elles sont
situées en dehors de l'ordre judiciaire.
Au Tchad, la juridiction constitutionnelle est un organe
situé dans la hiérarchie judiciaire221. Elle
bénéficie des garanties statutaires et organiques pour asseoir
son indépendance. Mais tout ceci ne suffit pas pour qu'on puisse parler
d'une véritable indépendance de la juridiction. Il en faut plus,
car la pratique révèle que l'indépendance du juge
constitutionnel est tributaire de plusieurs facteurs. Ces facteurs
compromettent considérablement l'indépendance de la juridiction
qui est, en principe, appelée à être véritablement
indépendante dans l'exercice de ses fonctions.
Il n'est plus à rappeler le rôle primordial du
juge constitutionnel tchadien dans la garantie des droits fondamentaux des
citoyens. Il a montré son audace à travers le contrôle de
constitutionnalité des lois et des conventions internationales. Mais
à l'analyse des dispositions constitutionnelles et législatives,
l'indépendance organique (paragraphe 2) et
fonctionnelle (paragraphe 1) de la Chambre constitutionnelle
paraissent incertaine.
Paragraphe 1 : L'indépendance fonctionnelle
menacée de la Chambre constitutionnelle
La juridiction constitutionnelle étant une Chambre de
la Cour Suprême, cet état de chose ne rend pas compte de
l'effectivité de l'autonomie de celle-ci. Ainsi, l'indépendance
fonctionnelle de la Chambre constitutionnelle se trouve sérieusement
menacée. Son indépendance à l'égard de la Cour est
discutable (A) ainsi qu'à l'égard des autres pouvoirs (B).
220 Montesquieu : De l'Esprit des lois précité.
221 Article 157 de la Constitution du 04 mai 2018.
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A - L'indépendance organique discutable de la
Chambre à l'égard de la Cour Suprême
Aux termes de l'article 157 alinéa 8 de la
Constitution, « la Cour Suprême comprend cinq chambres : une (1)
chambre judiciaire, une (1) chambre administrative, une (1) chambre
constitutionnelle, une (1) chambre des comptes et une (1) chambre non
permanente ». La Chambre constitutionnelle joue le rôle de la
juridiction constitutionnelle. Le statut de la Cour confère une
indépendance fonctionnelle à la Chambre constitutionnelle. En
effet, l'autonomie de la Chambre constitutionnelle s'entend de la
faculté pour cette dernière de s'auto-organiser et de
définir la procédure et les règles de son fonctionnement.
On distingue traditionnellement trois formes d'autonomie : l'autonomie
administrative, financière et normative222 . Ce triptyque
permet de mesurer l'étendue de la maîtrise de la Chambre sur les
règles de son organisation et de son fonctionnement.
Ainsi que le soulignait le Doyen FAVOREU, l'autonomie
administrative s'entend de la nécessité pour une juridiction
constitutionnelle de disposer d'une administration interne autonome. Cela
suppose donc l'existence d'un siège autonome de l'institution distinct
et séparé. Ce n'est pas le cas en ce qui concerne la Chambre
constitutionnelle de la Cour Suprême du Tchad. En effet, la Constitution
s'est limitée à donner la composition de la Cour sans toutefois
précisé avec exactitude les membres de la Cour qui seront
affectés à la Chambre constitutionnelle. L'article 158 de la
Constitution dispose que : « la Cour Suprême est composée
de quarante-et-trois (43) membres dont un (1) président et
quarante-et-deux (42) conseillers ». Cet état des choses
n'augure pas une indépendance certaine de la juridiction qui est
appelée à être véritablement indépendante.
L'ordonnance n°015/PR/2018 portant attributions, organisation,
fonctionnement et règles de procédure devant la Cour
Suprême en son article 259223 permet de se rendre à
l'évidence de l'incertitude de l'indépendance la Chambre à
l'égard de la Cour. Or, la bonne norme de l'autonomie administrative
aurait voulu que c'est le Greffier en chef de la Chambre constitutionnelle qui
doit recevoir directement les requêtes.
Le régime des sanctions des membres de la Chambre
apparaît comme un élément important dans l'analyse de son
indépendance. En principe, dans le souci de protection des
222 FAVOREU Louis, « Théorie
générale de la justice constitutionnelle », in FAVOREU Louis
et sa suite, Droit constitutionnel, Dalloz, coll. «
précis. Droit public. Science politique », 11ème
édition, 2008, pp. 254-255 cité dans le rapport de la
2ème conférence mondiale sur la justice
constitutionnelle à rio de Janeiro, 2011, p. 2.
223 Article 259 alinéa 3 de l'ordonnance
n°015/PR/2018, « les requêtes sont enregistrées
dès leur réception par le Greffier en chef de la Cour
suprême qui les transmet au Greffier de la chambre constitutionnelle. Il
ouvre un dossier pour chaque requête ».
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juges constitutionnels, la loi devrait donner le pouvoir
à celle-ci d'organiser sa propre police. De ce fait, les membres doivent
tenir informé le Président de ladite Chambre des changements qui
peuvent intervenir lors des activités. Elle devrait apprécier
elle-même le manquement aux obligations d'un membre. Ainsi, la Chambre
pourrait facilement sanctionner l'un de ses membres. En accordant le pouvoir
disciplinaire et de police à la Cour, la Chambre se trouve
dépendante de celle-ci et elle ne peut exercer efficacement sa mission
de garant des droits fondamentaux.
Parler de l'indépendance de la juridiction
constitutionnelle c'est parler aussi de son autonomie de fonctionnement,
c'est-à-dire l'autonomie de la Chambre quant à la
détermination de certains éléments essentiels de son
organisation. Cette autonomie d'organisation se manifeste à travers la
désignation du Président de la Chambre. Ni la Constitution ni
l'ordonnance n°015/PR/2018, n'ont précisé les
modalités de désignation du président de la Chambre, mais
tout porte à croire que celui-ci serait désigné par le
Président de la Cour. Cette position du Président de la Chambre
peut considérablement compromettre l'indépendance de la
juridiction, surtout à travers les décisions qu'elle va
rendre.
En tout, la résurgence de la Chambre constitutionnelle
peut constituer un obstacle grave à l'indépendance de la
juridiction constitutionnelle. Or, la juridiction constitutionnelle est au
coeur de la construction de l'État de droit et donc il faut lui donner
une position confortable vis-à-vis des autres pouvoirs pour qu'elle
puisse accomplir sa mission en toute impartialité et
neutralité.
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