B. L'expérience de la maternité : le
corps de la création au féminin
1. L'avortement
La lutte féministe pour acquérir l'autonomie du
corps et de l'esprit de la femme eut pour point d'ancrage l'avortement et la
demande d'accession à la contraception. En effet, c'est après
avoir assisté à des suites d'avortements clandestins tragiques,
et en constatant les multiples humiliations auxquelles les femmes
étaient en proie lorsqu'elles avortaient que Mme Lagroua
Weill-Hallé décida de fonder « Maternité Heureuse
» : une association au titre lourd de sous-entendus. Sans contraception,
les femmes de cette génération étaient réduites
à diverses méthodes peu efficaces afin de contrôler leurs
nombres d'enfants. Lorsque ces méthodes se révélaient peu
concluantes et que se profilait une nouvelle grossesse non
désirée, les femmes avaient recourt à l'avortement. Dans
son livre Paroles d'avortées104, Xavière
Gauthier nous plonge dans l'univers de ces femmes, qui sont nos mères ou
nos grands-mères. Là est révélée la
désolation qu'éprouvaient ses femmes, prêtent à
mourir plutôt que de prendre le risque de mener à terme une
nouvelle grossesse.
« Il suffit d'écouter les femmes » clamait
Simone Veil, alors ministre de la santé, lors de son discours devant
l'assemblée Nationale105. Ce que l'on constate, c'est que ces
femmes ont su se faire écouter par le biais de la littérature, du
cinéma, mais que le sujet resta plus discret en art dit plastique.
Pourtant, les plasticiennes n'étaient pas épargnées par
cette horreur ordinaire, et beaucoup militaient pour l'avortement et la
contraception.
C'est par le biais d'un nouveau médium que les artistes
vont s'exprimer sur la question de l'avortement volontaire, et bien
au-delà, les artistes vont par ce biais militer. Histoire d'A
de Charles Belmont et Marielle Issartelle porte à l'écran en
1973 la bataille pour la légalisation de l'avortement en montrant une
intervention avec la méthode Karman. Le film fit scandale, mais ce qu'il
montre, c'est également l'emploi récurrent de ce type de
vidéo, le cinéma étant aussi hermétique aux femmes,
si ce n'est pour les actrices. Ce médium a permis aux artistes femmes
104 Gauthier Xavière, Paroles d'avortées :
quand l'avortement était clandestin, préface de Gilles
Perrault, La Martinière, Paris, 2004
105 Discours du 26 novembre 1974
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
de se faire connaitre et reconnaitre, et d'accéder
ensuite aux sphères cinématographiques les plus
élevées, mais là encore non sans mal. Sous forme de
vidéos documentaires, ce médium a été mis sur le
devant de la scène artistique, mais également sociale et
politique, grâce au mouvement féministe.
Plus récemment, cinéma et art se sont rejoints
dans le film Histoire d'un secret, de Marianna Otero daté de
2002. Ce film revient sur l'avortement tragique de l'artiste Clotilde
Vaultier-Otero alors qu'elle était sur le point de faire une grande
exposition. C'est un film qui touche ce tabou de l'avortement en plein coeur :
c'est la fille de l'artiste décédée des suites de cet
avortement qui réalise le film et mène l'enquête, car la
mort de sa mère fut tenue sous silence, même ignorée de ses
enfants dans un premier temps. On ressent alors le poids d'un lourd secret, les
conséquences d'un tel mutisme mais également l'omerta qui
régnait sur cette pratique qui était pourtant courante mais
humiliante pour la famille de la défunte.
Cependant, certains artistes tenteront de transmettre
plastiquement ce qui se révèle être un devoir de
mémoire dans l'histoire des femmes.
Marie Mercié, qui faisait partie du groupe
Féminie, a traité du sujet de l'avortement avec un
réalisme glauque, mais criant de réalisme à la lecture de
certaines confessions tirées du livre de Xavière Gauthier. Dans
L'avortement, elle représente une cuisine dans une boîte
en trois dimensions, à l'aide de meubles de poupée. Sur la table
de cette cuisine, une femme allongée le dos contre la table, les jambes
ouvertes repliées en position gynécologique, la robe
retroussée sur ses cuisses et une cuvette placée sous les jambes.
Une deuxième femme se tient debout dans cette minuscule pièce,
c'est la « faiseuse d'anges », nom donné aux femmes pratiquant
les avortements. Cette femme devait coller aux clichés de
l'époque : une vieille femme, à la robe de chambre usée,
aux bas limés, les cheveux grisonnant. On retrouve cette description
dans les témoignages de Xavière Gauthier, « Là, il y
avait une femme, avec une sale tronche. Elle faisait cela uniquement pour le
fric et elle avait un souverain mépris pour les petites jeunes qui se
retrouvaient dans cette situation-là ; elle a été odieuse
tout le temps. [É] Puis on est passés dans la cuisine, on m'a
demandé de m'assoir sur la table de la cuisine, qui était
recouverte d'une toile cirée, je me suis allongée sur cette
table.106 » Ou encore « je me suis allongée sur la
table
106 Temoignage de Anne, Gauthier Xavière, Paroles
d'avortées : quand l'avortement était clandestin,
préface de Gilles Perrault, La Martinière, Paris, 2004, p.138
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jours
de la cuisine et elle a introduit dans le col de mon
utérus un (ou plusieurs, je ne me souviens plus) de ces bigoudis de
l'époque en métal caoutchouté en forme de haricot
vert107.» Xavière Gauthier, esquisse un profil type de
l'avorteur ou plutôt de l'avorteuse à travers le ressenti des
victimes qui témoignent. « Elles les décrivent de
manière négative : sale, vieille, revêche,
intéressée, brutale. Elle est négligée, son
peignoir de nylon baille sur sa poitrine. Ses cheveux blancs semblent
plutôt une marque de laisser-aller qu'un signe d'expérience et de
sagesse. On la voit marginale, cartomancienne,
sorcière108.»
L'univers de la cuisine, qui va être
énormément utilisé pour contester les conditions de vie
des femmes, est ici assez révélateur également de
l'univers domestique de l'avortement. En effet, pour déclencher les
avortements, les femmes se servaient souvent d'ustensiles de cuisine, de la
pharmacie ou de la couture. Cela allait de la poire à lavement qui
faisait souvent partie de l'armoire à pharmacie, additionnée
à un mélange d'eau et de moutarde quand ce n'était pas de
la javel ou de l'alcool. Mais on utilisait aussi des ciseaux, des fourchettes,
des tiges de persil. Les femmes, désemparées par ces nouvelles
grossesses, utilisaient tout ce qui leur passait sous la main, tout ce qui
faisait parti de leur univers. Les instruments de beauté ne furent pas
en reste, comme on le remarque dans la citation précédente. Elles
s'inséraient dans le vagin des aiguilles à tricoter, des baleines
de parapluie ou de corset, des épingles de cheveux, bigoudis.
Lorsqu'elles avaient l'aide d'un médecin, qui faisait cela soit par
amitié pour la condition féminine soit, bien moins honorable,
pour arrondir leurs fin de mois, ils leurs disaient d'acheter des tuyaux
d'aquarium. Tout cela afin de provoquer une hémorragie et que le foetus
« se décolle » et tombe.
L'univers domestique, mais aussi le sentiment complet de
solitude et d'isolement, se retrouvent également dans une série
d'oeuvres plus récentes de l'artiste Paula Rego (figure 48). L'attitude
désemparée se lit sur les visages des jeunes femmes en train
d'avorter, l'une pliée en deux par la douleur provoquée par cette
entreprise, l'autre se tenant sur une cuvette, attendant la fin de
l'hémorragie salvatrice, mais qui pourrait se révéler
fatale. Le réalisme est frappant dans cette série, à la
lecture des témoignages parus dans l'ouvrage de Xavière Gauthier.
On retrouve le lit,
107 Témoignage d'Oriane, Gauthier Xavière,
Paroles d'avortées : quand l'avortement était
clandestin, préface de Gilles Perrault, La Martinière,
Paris, 2004, p.176
108 Gauthier Xavière, Paroles d'avortées :
quand l'avortement était clandestin, préface de Gilles
Perrault, La Martinière, Paris, 2004, p.59
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La représentation de la maternité dans la
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jours
la cuvette, l'attente, la solitude voire l'isolement. On
ressent par ailleurs autant la détresse au travers de cette série
que dans les témoignages.
Figure 48: Paula Rego,
Triptych,
1998, Pastel sur papier, monté sur aluminium, 110 x 100
cm
Michel Journiac lui, représente l'avortement dans sa
série des 24 heures dans la vie d'une femme ordinaire (figure
49). Une photographie représentant une femme assise dans un lit, le
même que celui emprunté pour représenter la naissance,
tenant entre ses jambes ce qui s'apparente à un morceau de viande. En
confrontant la photographie représentant la naissance et celle de
l'avortement, on remarque des similitudes qui dépassent la simple
reprise du lit. En effet, la posture de l'artiste travesti en femme est la
même : assis, la jambe droite repliée vers le torse, la jambe
gauche repliée sous le corps. La chemise de nuit est la même. La
différence s'opère à l'objet entre les jambes ainsi que
l'attitude de cette femme. L'enfant de la Naissance se substitue à un
morceau de viande, constitué principalement de sang et de muscles, qui
fait l'analogie avec un foetus. On peut aussi penser au placenta, qui,
lorsqu'il est expulsé, est appelé « délivrance »
: c'est ce que semble exprimer le visage de la femme et le fait qu'elle se
tienne le ventre. Il est très étonnant qu'un homme
représente cet acte, car la plupart du temps, les hommes étaient
absents de la problématique de l'avortement. C'était, comme
Claude Chabrol titre son film, Une affaire de femme109.
109 Une affaire de femme, film de Claude Chabrol, MK2
Diffusion, 21 septembre 1988
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La représentation de la maternité dans la
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jours
Figure 49 : Michel Journiac, 24h dans la vie d'une
femme ordinaire, Réalités/Fantasmes, l'avortement, Série
des fantasmes, 1974, photographie noire et blanc
Un autre homme va traiter ce sujet si féminin et tabou
de l'avortement, Edward Kienholz, avec The Illegal Operation en 1962
(figure 50). C'est en plein pendant les campagnes pour l'avortement qu'il
présente cette sculpture qui, par son aspect repoussant, tend à
dénoncer les conditions dans lesquelles les femmes doivent interrompre
leur grossesse. Au milieu d'un amoncellement de pots et de seaux
rouillés, le corps d'une femme représentée par un sac en
toile côtoie des instruments chirurgicaux douteux.
|
Figure 50: Edward Kienholz, The Illegal
Operation, 1962, Technique
mixte,
149.9 x 121.9 x 137.2 cm, Collection Betty and Monte Factor
Family
|
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La représentation de la maternité dans la
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Une des premières représentations d'un
avortement, mais d'ordre spontané, s'est fait par l'artiste mexicaine
Frida Kahlo. Dans l'Hôpital Henry Ford (figure 51), l'artiste se
représente nue, allongée sur un lit sur lequel elle saigne.
Autour d'elle, et relié par un cordon de sang, on trouve un foetus, un
escargot, symbolisant la lenteur de la fausse couche, une orchidée et
trois représentations de l'appareil reproductif féminin. Avant de
faire cette fausse-couche qu'elle traduira picturalement, elle aura
pratiqué un avortement volontaire. Le rapport à la
maternité de Frida Kahlo est très intéressant, car elle
questionne la fragilité de la femme, qui a peur de ne pouvoir enfanter
à cause de ses soucis de santé ; mais aussi cette ambivalence
entre le refus de maternité et le besoin de tomber enceinte pour se
rassurer sur son identité de femme, sur sa propension à enfanter.
Elle questionne la position de l'artiste femme et le rapport à sa
carrière mais également à la carrière de son amant,
Diego Rivera. Elle dira « Je ne suis pas très forte et une
grossesse m'affaiblit encore plus.... Je ne pense pas que Diego aimerait avoir
un enfant car c'est son travail qui le préoccupe avant tout et il a bien
raison... De mon point de vue, je ne sais pas s'il serait bon ou non d'avoir un
enfant, car Diego est continuellement en voyage et pour aucune raison, je ne
voudrais le laisser et rester sans lui à Mexico. Il n'y aurait donc que
des difficultés et des problèmes pour tous les
deux110. »
Figure 51: Frida Kahlo, Henry Ford Hospital,
1932, Huile sur metal, 32.5 x 40.2 cm, Collection Museo Dolores Olmedo
Patiño, Mexico City
110 H.Herrera, Frida, biographie de Frida Kahlo,
new-york, Harper and Row, 1983, p.138-139, Whitney Chadwick, Les femmes
dans le mouvement surréaliste, p.134
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Au-delà du rendu du vécu des femmes
avortées, il y a la représentation de la prise de position. Cette
question qui est encore aujourd'hui épineuse, de l'avortement.
Dès l'origine teintée de débats religieux, les artistes
des années 2000 prennent plus facilement position, et même de
façon plus radicale. Marc Quinn, un artiste anglais, prend clairement
position contre l'avortement avec son oeuvre Rainbow Angel, une
sculpture de 2008, représentant un foetus-squelette en position de
prière, agenouillé et mains jointes, placé à la
cathédrale de Winchester (figure 52). La sculpture de cet artiste tend
à défendre son opinion qui est très fortement liée
à la religion, par l'emplacement qu'il lui confère.
Figure 52 : Marc Quinn, Rainbow Angel, 2008,
bronze à patine chromée, 30cm de haut, Courtesy Gallery
Hopkins-Custot
2. La naissance : l'élan vers la vie, mais le
début du chemin vers la mort
Le rapprochement de la femme et de la mort a très
souvent été fait, notamment dans les représentations
populaires où l'on trouvait la mort allégoriquement
représentée sous les traits d'une femme. Simone de Beauvoir nous
explique également qu'il revient aux femmes de pleurer les
morts111. La maternité va également être
étroitement liée à la mort, car la naissance
111 Beauvoir, Simone de, Le deuxième sexe I, Les faits
et les mythes, Gallimard, Paris, 1949, p.249
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La représentation de la maternité dans la
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jours
est nécessairement « le début de la fin
», en ce sens que la femme qui donne la vie annonce également la
mort comme terme de cette vie, « la naissance, même quand tout se
passe bien, est toujours, déjà, un « drame », car dans
l'instant où la mère inscrit l'enfant dans l'ordre des vivants,
elle l'inscrit dans celui de la mortalité112. » La femme
est souvent liée à la mort dans le sens que ses règles
sont le résultat d'un échec de fécondation. Certains y
voient une mort car il n'y a pas eu nidation de l'embryon. Et pensons aussi
à ces déesses de la maternité comme Fraja, la
déesse nordique, qui préside aux accouchements tout en
étant également la déesse des morts.
Quelques fois, l'expérience de la naissance rencontre
celle de la mort dans un même instant. On dit d'un enfant «
mort-né » lorsqu'il nait, ce qui lui donne une reconnaissance en
tant que personne, mais déjà à sa venue au monde,
paradoxalement, « il n'est plu ». Il y a donc eu une grossesse, un
accouchement, mais pas d'enfant. Cette douloureuse expérience fut
traduite chez certaines artistes. La douleur, profonde et humaine, est traduite
sous la plume de Marguerite Dumas113 dans un texte paru dans la
revue Sorcière sous le nom « l'horreur d'un pareil amour
» : « La peau de mon ventre me collait au dos tellement
j'étais vide. L'enfant était sorti, nous n'étions plus
ensemble. Il était mort d'une mort séparée (É). Mon
ventre était retombé lourdement sur lui-même, un chiffon
usé, une loque, un drap mortuaire, une dalle, un néant que ce
ventre. Il avait porté cet enfant et dans la chaleur glaireuse et
veloutée de sa chair, ce fruit marin avait poussé. Le jour
l'avait tué. Les gens disaient : « ce n'est pas si terrible
à la naissance, il vaut mieux ça ! » Etait-ce terrible ? Je
le crois ; précisément ça : cette coïncidence entre
sa venue au monde et sa mort. Ce vide était terrible, je n'avais pas eu
d'enfant même pendant une heure. »
Bill Viola, mêle vie et mort dans une oeuvre
vidéo, dans Nantes Triptych, en 1992, l'artiste présente
une vidéo de sa femme en train d'accoucher et la vidéo de sa
mère agonisant sur son lit d'hôpital. Cette
référence permet d'évoquer le mystère de la vie et
l'impulsion vers la chute inévitable que sera la mort. Ce qui est
intéressant également, c'est de constater que dans cette oeuvre,
le passage du néant à la vie et de la vie à trépas
se fait via le corps d'une femme, de surcroit le corps maternel.
112 Benhaïm, Michèle, La folie des mères, j'ai
tué mon enfant, p.11, Création au féminin, Volume 1,
Littérature, textes réunis et présentés par
Marianne Camus, Editions universitaires de Dijon, Dijon, 2006, p.74
113 Egalement dans sa pièce Détruire,
dit-elle, Editions de Minuit, Paris, 1969
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Christian Boltanski fait également se rencontrer la
naissance et la mort dans son oeuvre Chance114, où
il mêle les images de visages de nouveau-nés et décompte en
temps réel des naissances et des décès dans le monde.
Cependant, l'expérience de la mort lors de la naissance
peut donner lieu à un acte de renaissance qui va souvent se traduire en
création. Monique Bydlowski l'exprime en ces termes « l'intense
chagrin de la perte d'un enfant à peine naissant peut paradoxalement se
métamorphoser, pour certains êtres, en un « merveilleux
malheur ȃ une catastrophe intime qui se convertit en connaissance
secrète capable d'illuminer les décades ultérieures. C'est
le cas de celles qui transforment leur chagrin en une création
originale115. » Ainsi Marguerite Duras qui transformera son
chagrin en pièce de théâtre avec Détruire
dit-elle, mais également d'Orlan qui fera de la fin d'une grossesse
extra-utérine une oeuvre en la filmant et en la
présentant116, marquant le début de ses séries
d'opérations chirurgicales.
3. L'accouchement
i. Désacralisation
Si la naissance laisse penser à un instant joyeux, du
fait de la rencontre avec le mystère qui a grandi pendant neuf mois,
l'accouchement, lui, véhicule une image beaucoup moins positive. Le
vocabulaire associé à la parturition fait référence
à un travail douloureux, épuisant, long, mettant le corps
à l'épreuve. « La délivrance » qui coïncide
avec la dernière partie d'un accouchement - la sortie du placenta- est
fortement révélatrice de l'intensité de la tâche.
L'origine de la maternité a elle aussi une valeur négative : il
s'agit « d'enfanter dans la douleur117 » selon la bible.
Il n'est pas étonnant alors de retrouver dans les oeuvres traitant de
l'accouchement une certaine violence. L'artiste photographe Howtan
décide de rendre hommage aux souffrances de la femme accouchant dans une
photographie lumineuse, Scream of War, représentant une femme
ensanglantée et nue, proche de l'hystérie. La violence de
114 Réalisée au sein du pavillon français
lors de la 54e Biennale de Venise, 2011
115 Bydlowski, Monique, Je rêve un enfant,
l'expérience intérieure de la maternité, p.152,
Création au féminin, Volume 1, Littérature,
textes réunis et présentés par Marianne Camus,
Editions universitaires de Dijon, Dijon, 2006, p.75
116 En 1979
117 Genèse 3,16
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
l'accouchement est révélée
également dans une vidéo de Pipilotti Rist, When My Mother's
Brother Was born, It Smelled Like Wild Pear Blossom In Front Of The Brown-Burnt
Still118, où l'on voit un accouchement et notamment
l'épisiotomie pratiquée, sur fond de paysage montagneux.
De manière plus symbolique, Anita Molinero
suggère la pénibilité de l'accouchement avec
Cocoerrance, une table d'accouchement où le corps disparu
semble avoir malmené la table au point d'y laisser son empreinte (figure
53). Cette table devient métaphore du corps accouchant.
Figure 53 : Anita Molinero, Cocoerrance, 1997,
Table de travail et plaque d'inox, vue de l'exposition Cocoerrance, La
BF15, Lyon, 2007
Il y a donc par ces oeuvres une désacralisation de
l'acte d'enfanter, notamment en s'appuyant sur les notions de violence envers
le corps de la femme et de douleurs. La dénonciation de ces souffrances
maternelles est constatée par Patrizia Romito qui montre dans son
étude sur l'expérience de la maternité, que les femmes
gardent en souvenir de cette expérience un choc, et 80% d'entre elles
parlent même de douleur plus insupportable que prévue.
118 1992
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La représentation de la maternité dans la
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jours
ii. Accouchement comme emblème de
l'artiste
La représentation de l'accouchement va être
traitée dans l'optique symbolique de l'affirmation de soi en tant
qu'artiste, dans l'idée d'un acte libérateur vis-à-vis du
monde de l'art accaparé par les hommes.
En 1979, lors d'une exposition sur l'artiste Artémisia
Gentileschi à la galerie Yvon Lambert, l'artiste Léa Lublin
proposa une relecture d'une oeuvre fondamentale d'Artémisia. Dans le
meurtre d'Holopherne, Artémisia représente Judith,
l'héroïne qui se sacrifie pour son peuple et tranche la gorge de
l'oppresseur (figure 54). Lorsque l'on connait l'histoire de cette artiste, le
tableau s'éclaire davantage. En effet, Artémisia peint deux
versions du meurtre d'Holopherne, à partir de l'ouverture du
procès pour viol intenté par son père contre un peintre,
Agostino Tassi. Le tableau est alors perçu comme la lutte
d'Artémisia contre son bourreau, en tentant de reconquérir son
honneur. Mais à bien y regarder, Léa Lublin y voit la naissance,
l'accouchement de la femme-artiste. Dans son article, Le Milieu du tableau en
1979, elle met en avant que la disposition des protagonistes du tableau
s'apparente plus à un accouchement qu'à une mise à mort.
Pour elle, les bras d'Holopherne ressemblent plus aux jambes d'une
accouchée qu'aux bras d'un homme en train de mourir, avec un dernier
sursaut pour se défendre. La position des deux femmes, Judith et la
servante, évoque pour elle le travail des sages-femmes en train de tirer
la tête du bébé. « Scène de mort, la mise en
scène du corps par le retournement de ces fragments fait
apparaître aussi la scène de la défloration, la
scène du viol, la scène de la castration, la scène de
l'accouchement, de l'enfantement. »119 Léa Lublin
accompagne ses propos de dessins réalisés en isolant les
différents actes. Artemisia renverse donc la violence pour se mettre au
monde en tant qu'artiste.
119 Lublin, Léa, espace perspectif et désirs
interdits d'Artemisia Gentileschi ; Artemisia mot pour mot, Galerie Yvon
Lambert, Paris, 1979, p.50, cité dans, Bonnet, Marie-Jo, Les femmes
dans l'art, qu'est-ce que les femmes ont apporté à l'art?,
Editions de la Martinière, Paris, 2004, p.107
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La représentation de la maternité dans la
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Figure 54: Artemisia Gentileschi, Judith
décapitant Holopherne, 1620, peinture sur toile, Galerie des
Offices, Florence
Louise Bourgeois, qui a largement traité les sujets de
maternité tout au long de sa carrière artistique, se
représente en train d'accoucher dans Femme accouchant. D'entre
ses jambes parait une tête de même dimension que la jeune
parturiente. La corrélation entre création et procréation
est encore plus nette avec l'oeuvre photographique Orlan accouche d'elle
m'aime (figure 55).
105
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Figure 55 : ORLAN, ORLAN accouche d'elle-m'aime,
1964, 81 x 76 cm (avec cadre), photographie en noir et blanc,
tirage unique
Dans cette oeuvre, on voit ORLAN elle-même, nue,
à demi couchée sur un drap. La photographie fige l'artiste en une
position d'enfantement méditatif, sa main gauche tenant sa tête
comme plongée dans une réflexion. Sa main droite effleure un
être androgyne sans bras, qui sort de son sexe, figure ni homme ni femme.
ORLAN accouche d'elle m'aime, du verbe aimer, avec la volonté
revendiquée de se créer autant que d'avoir été
créée. Malgré ce titre qui nous informe qu'elle accouche,
la scène ne laisse pas apparaître un corps en souffrance, en
« travail » à proprement parler. La douleur de l'enfantement,
précisée par la Bible, « tu accoucheras dans la douleur
», ne se lit pas sur le visage d'ORLAN. Et pour cause, elle ne donne pas
naissance à un être humain, mais à elle-même.
L'accouchement ici se révèle être spirituel, et non plus
charnel. Elle se place en artiste démiurge, reprenant les mots d'Antonin
Artaud « je suis mon fils, mon père, ma mère et
moi120. » « Je suis une homme et un femme » affirme
ORLAN. Cette démarche renvoie à se donner naissance comme artiste
idéal, dépourvue de sexe, quittant la guerre des genres en
art.
120 Antonin Artaud, "Ci-gît", dans OEuvres
Complètes vol. XII, Paris, Gallimard, 1974, p.78.
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