III. Maternités divines
A. Désacralisation du symbole de la Vierge
Marie
La plus représentée des mères est sans
équivoque la Vierge Marie, dont l'iconographie fut florissante jusqu'au
Concile de Trente. Le mot « maternité » est très
fortement associé à la religion catholique puisque sa racine
Maternitas, n'apparait que vers 1122 pour désigner la
maternité de l'Eglise catholique. Ce terme de maternité ne
désigne alors qu'une qualité ou une vertu et fait donc
référence à une fonction purement spirituelle. Son
application à la Vierge par la suite, à celle par qui s'incarnera
le Fils, donnera une version plus charnelle de la maternité,
c'est-à-dire au sens « de celle qui enfante », même si
ce qui est développé par la religion sont les vertus maternelles
comme la tendresse, la patience ou le dévouement. La vierge doit
apparaitre comme le modèle à suivre par toutes les femmes.
La vocation spirituelle de la maternité de la Vierge
apparait nettement à la lecture de la bible : de charnel, il n'y aura
que le sein que Marie offrira à son fils. La spiritualité de
cette maternité se trouve également dès le début
car l'enfantement de Marie n'est pas le résultat d'un acte sexuel mais
d'une relation divine.
Mais cette image de maternité sacralisée va
être mise à mal par les artistes contemporains afin de
rétablir une certaine vérité au sujet de la
maternité, en ébranlant toutes les phases de maternité, de
l'annonce à l'éducation, afin de replacer le Vierge dans la
lignée d'Eve.
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1. Le Verbe : véritable
incarnation
Le premier épisode biblique qui introduit la
maternité de la Vierge est l'annonciation. C'est alors que l'ange
Gabriel vient signifier à Marie qu'elle est choisie pour recevoir en
elle le fils de Dieu. On remarque que le récit de cet
événement qui figure dans le livre de Saint Luc64 est
un dialogue pour l'essentiel. La parole va avoir un rôle décisif
dans cet échange, car il amène l'acceptation de la Vierge pour
cette mission divine. Grâce à l'acceptation de Marie sous forme de
parole, elle transforme le projet divin en projet terrestre de
maternité. En effet, à cet instant, le Verbe se fait chair.
L'idée se réalise concrètement par le mot, la parole.
Cependant, il faut y voir également l'incarnation au sens propre dans
« faire chair ». En effet, Dieu va s'incarner en son fils
Jésus, par le biais de Marie, pour révéler la bonne parole
et la transmettre. La transmission se fera par la parole.
D'ailleurs le Verbe est le commencement du tout, comme
l'indique Saint Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe
était tourné vers Dieu, et le Verbe était
Dieu.65 » Le rôle de la Vierge et sa maternité ne
put être effective sans sa parole d'acceptation et sans ce dialogue.
Cette importance de la parole dans la révélation d'une
maternité est expliquée par Françoise Dolto. Pour la
pédo-psychanalyste66, ce qui donne tout d'abord une existence
au foetus c'est sa révélation par le langage. L'exemple le plus
probant et qui fait l'actualité depuis quelques années, c'est le
déni de grossesse. En effet, se savoir enceinte ne donne pas d'existence
au foetus, au contraire de le révéler à son entourage ou
de partager la nouvelle avec son conjoint, ce qui rend la grossesse
concrète par la parole.
64 LUC, 1, 26-38.
65 Jean, 1,1
66 Dolto, Françoise, Le
Féminin, édition établie, annotée et
présentée par Muriel Djéribi-Valentin et Elisabeth Kouki,
collection Françoise Dolto, Gallimard, Paris, 1998
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A l'opposé, la chair fait le verbe dans la performance
de Carolee Scheemann, Interior Scroll (figure 10). Totalement nue,
debout sur une table, elle retire lentement de son vagin un long parchemin et
lis ce qui est inscrit dessus67. Ici, le schisme est évident.
D'une part, la Vierge, qui ne montrera de son intimité que son pudique
sein nourricier, et l'artiste complètement nue. Mais également
l'action : l'artiste est active, elle se meut et retire elle-même ce
corps étranger de son sexe. Marie elle, est passive de son état,
elle ne fait qu'accepter que tout se joue en elle. Son corps n'est que le
réceptacle, parfaitement symbolisé par le vase.
Figure10: Carolee Scheemann, Interior Scroll,
1975, Performance, East Hampton,NY and at the Telluride Film Festival,
Colorado
La pensée phallocrate a souvent opposé
spiritualité, donc pensée, et corps. Le spirituel était
masculin, le charnel féminin. Par ce travail sur et par le corps,
intégrant le langage avec « ce texte sortant de son vagin comme un
cordon ombilical « crypté » 68 », Carolee Schneemann tend
à démontrer que le corps est le langage. On peut rapprocher cette
performance et les paroles de Julia Kristeva en réponses à des
questions de Catherine Francblin, « l'expérience vraie du corps se
désigne par le meurtre de la langue qui s'appelle texte, et ce texte est
un corps refait.
67 Cezanne, She Was A Great Painter, 1976
68Phelan, Peggy, Art et féminisme,
Phaidon, Paris, 2005, p.30
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Corps vrai et texte, c'est le Même d'une
transsubstantiation69. ». Ici, l'artiste offre une renaissance
du langage au sens du texte par l'expérience du corps.
2. Faire la lumière sur la parturition de la
Vierge
L'iconographie mariale s'est rapidement
développée jusqu'au Concile de Trente en 1563 où ses
représentations reprenant les différents épisodes de sa
vie furent restreintes. Auparavant, on pouvait trouver des Vierges parturientes
(Virgo paritura) aux côtés des Vierge de tendresse, des Vierge
à l'Enfant ou encore des Vierges allaitantes (Virgo Lactans).
Malgré ces restrictions iconologiques, la grossesse de la Vierge
était une des seules à pouvoir être
représentée en art, avec celle d'Elisabeth70 lors de
leur rencontre. Cela s'explique par le fait que ces grossesses n'étaient
en rien charnelles, elles excluaient le péché de chair puisque de
volonté divine. Plus tard dans les portraits d'apparat, les grossesses
des modèles étaient suggérées par des
vêtements amples à la taille, mais les différentes modes de
l'époque laissaient planer le doute. Il s'agissait alors de
révéler la future naissance par des signes renvoyant le plus
souvent à l'iconographie de la maternité de la Vierge, comme un
vase transparent ou un rayon de lumière traversant ce dernier ou se
dirigeant imperceptiblement sur la jeune femme. Dans la Bible, la grossesse de
la Vierge est passée sous silence, tout comme son accouchement. Il est
seulement écrit « [É] le jour où elle devait
accoucher arriva ; elle accoucha de son fils premier-né, l'emmaillota et
le déposa dans une mangeoire [É]71. »
B.M Morineau parle ainsi de l'accouchement de la Vierge dans
son ouvrage La Sainte Vierge72 : « A cause de la
spiritualité pénétrante de sa chair virginale, l'Enfant
Dieu naîtra sans briser la virginité maternelle. La foi de
l'Eglise est ferme sur ce point et les Pères ont cherchés les
plus riches formules pour exprimer cette naissance qu'ils ont comparée
au rayon de lumière qui traverse le cristal sans lui porter atteinte.
»
69 Julia Kristeva, «
Femme/mère/pensée », Art press n5, mars 1977,
p.6-8
70 Luc, 1, 5
71 Luc, 2, 6
72 Morineau, B.M, La Sainte Vierge, Bloud et
Gay, Paris, 1929
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Si la fécondation de la Vierge a souvent
été représentée également par un rayon
lumineux se posant sur elle, la « traversant », et que le vase est un
de ses emblèmes, les artistes des années soixante-dix se posent
la question de l'accouchement de la Vierge dans une perspective plus charnelle
que spirituelle, comme pour rétablir une certaine vérité.
De plus, les femmes étaient invitées à prendre exemple sur
la Vierge, notamment pour les vertus de tendresse et d'éducation que
l'on développera plus loin. Cependant, en matière de
maternité, en tant que processus allant de la fécondation
jusqu'à l'accouchement, les femmes ne pouvaient prendre exemple sur la
Vierge tant l'expérience de Marie était éloignée
des maternités terrestres.
Michel Journiac reconsidère la naissance du Christ et
la réinterprète dans son oeuvre La Vierge Mère.
Il s'agit de dix clichés photographiques en couleurs. Sur le premier, on
y voit l'artiste en Madone (figure11). Puis un rituel d'accouchement se
produit, plus proche d'un accouchement terrestre que spirituel, à en
considérer par la présence de sang, matière corporelle,
qui y abonde. Tout de blanc vêtu, le fond de l'image et tous les
accessoires étant blancs également, le sang surgit dans l'image
comme l'élément de violence qui manquait à
l'épisode de l'évangile selon saint Luc. Ce sang, c'est la
douleur terrestre, la douleur d'enfantement, que Dieu inflige à la femme
dès l'expulsion du jardin d'Eden « je ferai qu'enceinte, tu sois
dans de grandes souffrances ; c'est péniblement que tu enfanteras des
fils73. » La douleur conclue d'ailleurs cette série avec
l'ensevelissement du corps, en référence au sacrifice du Christ.
Sur le petit monticule de terre, Michel Journiac est en train d'y
déposer un crucifix blanc.
73 Genèse 3, 16-17
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Figure 11 : Michel Journiac, La Vierge
Mère. 1982-1983, Photos de l'action. Reliques. Ensemble complet
de 11 photos en couleurs (tirage argentique sur papier) de l'action "Le Vierge
Mère" créée en 1982 au Musée d'Art Moderne de
Paris et une feuille en carton blanc avec texte de présentation
manuscrit au feutre noir au recto, La feuille de texte, 32x24 cm, est
datée 1983 et signée au feutre noir par M. Journiac. Texte de
présentation manuscrit: "Cette formulation unique de l'action: Le
Vierge Mère en témoignage d'amitié, à tous ceux
qui collaborent avec passion, à l'édification de ce Centre
National d'Art Contemporain à Nice. 31 Août 1983, Villa Arson,
Nice. Michel Journiac".
Le doute sur l'absence de sexualité de la Vierge va
être un point auquel les artistes vont s'attaquer. La photographie de
2006 de Vanessa Beecroft, Pregnant Madonna, ose le blasphème,
en présentant une none noire, vêtue de blanc et se trouvant
enceinte (figure 12). La dichotomie entre l'ébène de la peau de
cette femme et l'immaculé de son vêtement renforce le
sacrilège de mettre à jour une religieuse ayant explicitement
fauté. Le caractère sexuel se révèle ici, et c'est
une dimension de doute que l'on peut mettre en parallèle de l'histoire
de la Vierge qui n'aurait pas connu d'homme et serait donc tombée
enceinte par la volonté du Très Haut. L'artiste ici montre la
faiblesse de la chair, qui succombe au plaisir malgré la
spiritualité et met en doute la virginité de la Vierge Marie.
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Figure 12: Vanessa Beecroft, Pregnant Madonna,
2006, Rumbek, Soudan
Dans un registre beaucoup plus contemporain, l'artiste Soasig
Chamaillard replace la Vierge dans le XXIe siècle avec son
oeuvre Nouvelle Bible de 2008 appartenant à sa série
Apparition (figure 13). Cette petite statuette représente une
Vierge à un stade avancé de sa grossesse, lisant attentivement la
« bible » des femmes enceintes et futures mères, J'attends
un enfant de Laurence Pernoud. Ainsi, sur un ton quelque peu humoristique,
elle affuble la Vierge de préoccupations maternelles terrestres, bien
loin des inquiétudes de la mission rédemptrice de son fils
à venir. Cependant, on peut voir explicitement le regard critique
porté sur la femme enceinte -et la femme en général
à travers ses autres travaux- dans la société actuelle par
ce détournement.
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Figure 13: Soasig Chamaillard, Nouvelle bible,
série Apparitions, 2008, plâtre résine et
peinture, 40
cm
3. Si Marie était une mère comme les
autres
Marie relève de la « mère idéale
» pour ses vertus et son modèle d'éducation. L'exemple de la
Vierge, c'est la maternité dévouée entièrement
à son enfant, comme le dit P.R Bernard dans Le mystère de
Marie, « il est très visible qu'à partir de
l'annonciation Marie ne s'appartient plus du tout : elle appartient à
son enfant 74 » et B.M Morineau de rajouter « il faudra qu'elle le
nourrisse de son lait. Elle l'aidera heure par heure, avec ce dévouement
que comprennent les mères75.» La vierge est cette
mère idéale qui est présente, qui console, sourit,
caresse, prend soin de l'enfant, et va aider ce dernier à aller vers sa
voie, sans jamais se montrer possessive. C'est contre quoi les
féministes vont se battre, ce modèle idéal silencieux de
la femme-mère
74 Bernard, P. R, Le mystère de Marie : les
origines et les grands actes de la maternité de grâce de la sainte
Vierge, Desclée de Brouwer, Paris, 1933, p.173
75Morineau, B.M, La Sainte Vierge, Bloud et
Gay, Paris, 1929, p.88
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totalement dévouée à son enfant
jusqu'à s'oublier elle-même, jusqu'à ne plus être
sujet indépendant, mais toujours référent : la mère
de quelqu'un.
Le manque d'humanité dans ses valeurs
chrétiennes sera très justement repris dans un tableau de Max
Ernst, La Vierge corrigeant l'Enfant Jésus devant trois
témoins, André Breton, Paul Eluard et le peintre, de 1926
(figure 14). Cette oeuvre montre la Vierge fessant le Christ, notamment
après l'épisode du temple. Dans la Bible, il est rapporté
que lorsque Jésus avait douze ans, il ne rentra pas avec ses parents
à Jérusalem mais resta au temple, où il était venu
avec eux pour la Pâques. Ses parents le cherchèrent partout, pour
le trouver trois jours après au temple. Marie lui demanda seulement
pourquoi il avait agi de la sorte, en lui faisant remarquer qu'ils
s'étaient inquiétés pour lui. Plus humainement, les
surréalistes pensent alors que cet enfant, moins âgé dans
le tableau qu'au sein du récit, méritait une correction.
Evidemment, la fessée a le sens le plus charnel des punitions, mais
c'est aussi la transcription d'un sentiment humain : la fessée est
davantage un soulagement pour les parents, sorte de défouloir
après une frayeur effectuée par l'enfant.
Figure 14: Max Ernst, La vierge corrigeant l'Enfant
Jésus devant trois témoins : André Breton, Paul Eluard
et le peintre, 1926, Huile sur toile, 196 x 130 cm, Museum Ludwig,
Cologne.
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Bernadette Genée met en parallèle
également les vertus maternelles et le sacré dans sa série
de Sainte Bernadette. Elle fait notamment des lingeries sentimentales,
comme le Coeur reliquaire de 1981, où l'on voit une Vierge
occupant le centre d'un autel, entourée de trois nourrissons en langes.
La Vierge est habillée de dessous affriolant et d'un chapelet. Le
blasphème est sans appel : par les dessous, la connotation sexuelle de
la Vierge est équivoque, surtout rehaussé d'un chapelet, objet
pieux par excellence. Le caractère maternel de la Vierge est
appuyé par ces bébés, au nombre de trois, ce qui renvoie
à la Trinité. Cette duplicité du nombre d'enfants de la
Vierge fait également référence aux maternités
mortelles non uniques et aux préceptes catholiques d'accueillir autant
d'enfants que Dieu voudra leur donner. Il y a donc une mise en doute de la
chasteté de la Vierge sur toute la durée de sa vie, et
l'idée de se dire que si elle était LE modèle maternel,
pourquoi n'en a-t-elle eu qu'un ?
4. Redonner corps à l'Immaculée
Conception
Plus récemment, les artistes contemporains traitent le
rapport à la Vierge et sa maternité en parallèle de la
science. En effet, pour beaucoup, la science est ce qui a remplacé la
religion. Auparavant, les avancées scientifiques se faisaient en regard
de la religion, il fallait une certaine adéquation entre les deux.
L'Eglise a du s'adapter aux découvertes sur la conception pour que cela
aille dans le sens du dogme. Et il faut également penser que les
scientifiques de l'époque sont croyants, ainsi les théoriciens
sont influencés par leur idéologie. Par exemple, lors du
débat entre la théorie de l'épigénèse, qui
pense que toutes les parties sont présentes dans la semence mais se
développent progressivement, et la théorie du germe, qui voyait
des petits hommes déjà formés, le dogme a rejoint la
théorie des germes qui s'adaptait au discours disant que Eve aurait eu
dans son sein tous les oeufs, donc toute sa descendance, s'emboitant à
l'infini. De nos jours, la science et la religion sont diamétralement
opposées, surtout lorsqu'entrent en jeu les questions de
l'éthique, mais ce sera le sujet d'un autre point.
L'opacité appliquée à la Vierge, et
notamment au traitement de son corps si lourdement vêtu, a amené
les artistes contemporains à appuyer encore plus leurs démarches
sur la corporéité de la Vierge, quitte à la
désincarner, afin de dévoiler le corps du Mystère.
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Par exemple, Damien Hirst nous donne à voir, en deux
lieux différents -la Royal Academy of Arts de Londres et la place Lever
House à New-York- une Vierge de plusieurs mètres de haut.
Cette Virgin Mother nue, empruntant les traits à la petite
danseuse de Degas, est représentée écorchée sur
presque la moitié de son corps (figure 15). L'Incarnation porte ici tout
son sens, c'est-à-dire dans la chair. Cependant, cette géante se
révèle très, voir trop humaine, avec sa main posée
sur son ventre dans un élan de bienveillance universelle. Le «
fruit de [ses] entrailles » s'offre à la vue de tous quand des
siècles de créations artistiques ont simplement symbolisé
cette incarnation. Mais cette incarnation est aussi poussée à son
paroxysme, devenant alors désincarnation. Le corps symbole laisse place
au corps presque anonyme d'une femme enceinte, à rapprocher de la
célèbre La femme écorchée enceinte avec foetus
tirée de l'Anatomie des parties de la génération
de l'homme et de la femme de Jacques Fabien Gautier d'Agoty en 1773
(figure 16). Ce décharnement partiel tend presque à l'idée
d'un cadavre d'autopsie.
Figure 15: Damien Hirst, Virgin Mother, 1994,
Plaza of Lever House, New-York
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Figure 16: Jacques Fabien Gautier d'Agoty, La femme
écorchée enceinte avec foetus, tirée
de l'Anatomie des parties de la génération de l'homme et
de la femme, 1773
Kiki Smith portera un regard quelque peu semblable avec sa
sculpture Virgin Mary (figure 17). Le corps dans cette oeuvre est
totalement écorché, anonyme. En 1992, Virgin Mary
présente un corps de femme écorchée de 1mètre
80 en cire. Elle se tient les pieds joints, bras ouverts et paumes
dirigées vers le ciel en posture d'orante. Le titre renvoie
évidemment à l'iconographie religieuse de celle par qui Dieu
s'est fait chair. Elle met en rapport la religion et la science en dirigeant
son travail vers un intérêt « à
l'intégrité du corps humain et au fait que différentes
factions, de la religion à la loi à l'implantation de la
médecine, rivalisent pour son contrôle76.»
76Solomon, Deborah, « Body and Soul
», Bazaar, novembre 1992, p.193, cité dans
Désordres : Nan Goldin, Mike Kelley, Kiki Smith, Jana Sterbak,
Tunga, exposition Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 12 septembre -
8 novembre 1992, Editions du jeu de Paume : réunion des musées
nationaux, Paris, 1992, p.98
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Pour Kiki Smith, la science comme la religion tendent à
s'approprier le corps et à l'annihiler. Pour elle, la science serait un
remplaçant de la religion, dans le sens qu'elle s'immisce dans chaque
parcelle de la vie et qu'elle vise à prendre le contrôle du corps.
Mais remplaçant aussi dans le sens que, malgré les doutes et les
interrogations qu'elle fait naître, l'Homme a besoin de chimères
auxquelles croire. Mais ces deux notions se retrouvent sur un autre point,
l'anonymat. La religion ne voyait dans les dévots que des âmes, la
science ne voit que des cas cliniques. Il y a la même négation du
corps et de l'altérité.
Figure 17: Kiki Smith, Virgin Mary, 1992, bois
et cire, 171 x 63 x 36 cm, Courtesy PaceWildenstein, New York
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