B. De la question de la maternité au sein des
mouvements féministes
Si certains affirment que la question de la maternité
ne figurait pas au sein des luttes féministes des années
soixante-dix, au profit d'une lutte des genres, il s'avère qu'elle fut
alors implicite mais néanmoins omniprésente. Comme on a pu le
constater dans la première partie traitant de l'historique des
mouvements de lutte féminine, la première vague du
féminisme fut
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
explicitement maternaliste. La deuxième vague, des
années 1970 en découla. Même si les revendications
évoluèrent, l'idée de la maternité, pour l'exalter
ou la nier, sera présente. En effet, la seconde vague féministe
va interroger plus particulièrement la notion de genre et mettre en
évidence la domination masculine. Mais cette domination masculine, que
ce soit dans le domaine des arts comme en société, trouve son
origine dans la réduction de la femme à sa fonction biologique de
procréatrice. La question de la maternité est donc toujours
sous-jacente des débats féministes, puisque à la base des
revendications et des dénonciations, la liberté de disposer de
son corps vise en premier lieu la maternité. Ce point de vue est
renforcé par Yvonne Kniebeiler « l'émancipation ne peut se
faire contre la maternité ni sans elle29 », et les
Chimères d'ajouter dans l'introduction de leur ouvrage
Maternité esclave, « la maternité, que nous la
refusons, que nous nous y laissons entrainer, est au centre de la condition qui
nous est faite30. »
Par ailleurs, un rapprochement s'opère entre domination
masculine et maternité, notamment sous la plume de Margaret Mead. Cette
dernière pensait qu'il fallait laisser la création aux hommes car
ce serait leur seul moyen de pallier leur incapacité à
l'enfantement, qu'elle désignait comme le plus fort pouvoir
créateur. Mais le thème de la maternité ne peut donc
s'effacer complètement du paysage des mouvements féministes.
1. Les artistes révélées par la
maternité
A lire les biographies de certaines artistes, la
maternité a été le point de départ à leur
carrière artistique, du moins à ressentir cette envie de
création. Pour certaines, révélation avérée
et soutenue, pour d'autres, il ne s'agirait que d'un heureux hasard. Le point
d'ancrage de la création au féminin à partir de cette
période est l'expérience. C'est pour cela que, pour celles qui
connaissent la maternité avant d'entreprendre une carrière
artistique, ce thème va être abordé.
29Knibiehler Yvonne, La révolution
maternelle : Femmes, maternité, citoyenneté depuis 1945,
Perrin, Paris, 1997, p.13
30 Les Chimères, Maternité
esclave, Union générale d'éditions, Paris, 1975
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
C'est le cas de Myriam Bat-Yosef. Cette artiste revendique ce
choc esthétique qui s'est produit lors de son expérience de la
maternité. « Le ressenti de ces jours constitue les pavés de
la route sur laquelle je crée jusqu'à aujourd'hui. Mon
état de grossesse a pulsionné ma voie et mon genre31.
»
Geneviève Claisse, elle aussi, avouera que la naissance
de son fils en 1972 correspondra à un changement dans sa manière
de créer et l'a amené à un tournant stylistique fort. Son
travail voit alors les lignes s'ouvrir et se tendra vers un passage de la
peinture à l'huile, souvent connoté trop masculin pour les
artistes femmes, vers l'acrylique. Il en est de même pour Tania
Mouraud32, qui commence à peindre après avoir mis au
monde sa fille, et « représentais des accouchements, des sexes
mâles ramollis33(É). » Il s'agissait de montrer
que l'expérience de la maternité n'altérait en rien les
capacités créatrices des artistes femmes. Bien au contraire, pour
ces artistes, la maternité leur a permis de s'émanciper des
influences des courants artistiques masculins.
Niki de Saint-Phalle est une des artistes pour qui la
maternité est une réelle pierre angulaire au sein de sa
carrière artistique. Elle devient mère pour la première
fois à vingt ans et à la suite de sa maternité, elle
s'inscrira en premier lieu à des cours d'art dramatique, avant de se
tourner vers la peinture. Si c'est la maternité qui amènera Niki
de Saint-Phalle sur le chemin de l'art, l'art, lui, assurera la
réconciliation de l'artiste avec ses enfants. Alors qu'elle vit et
travaille nichée dans le ventre de l'Impératrice de son jardin
des tarots, elle reconnaitra l'aspect salvateur de sa démarche «
Vingt ans plus tôt, j'avais quitté mes enfants pour me consacrer
à mon art... ici, je vivais à l'intérieur d'une sculpture
Mère que j'avais créée ! Ce fut pendant ces
années...
31 Art-thérapie, n°6, mai 1983, p.293-299,
cité dans Dumont, Fabienne, Femmes et art dans les années 70:
"douze ans d'art contemporain" version plasticiennes : une face cachée
de l'histoire de l'art, Paris, 1970-1982 ; sous la direction de Laurence
Bertrand Dorléac, thèse, université de Picardie, Atelier
national de reproduction des Thèses, Lille, 2006 (pagination non
renseignée, microforme)
32 Elle détruira toutes ces oeuvres
33 Actuel, n°43, juin 1974, p.78-79
cité dans Dumont, Fabienne, Femmes et art dans les années 70:
"douze ans d'art contemporain" version plasticiennes : une face cachée
de l'histoire de l'art, Paris, 1970-1982 ; sous la direction de Laurence
Bertrand Dorléac, thèse, université de Picardie, Atelier
national de reproduction des Thèses, Lille, 2006 (pagination non
renseignée, microforme)
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29
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
que je redevins plus proche de mes enfants34.
» C'est également une grossesse, celle de son amie Clarice Rivers,
qui inspirera à l'artiste l'idée des Nanas.
La maternité chez cette artiste, comme pour Louise
Bourgeois, prédomine au sein de sa démarche artistique. Louise
Bourgeois développe tout un univers autour de la naissance, la
grossesse, du rapport entre la mère et ses enfants, comme avec son
propre fils dans Reticent Child, où elle tente, par le biais de
sa pratique artistique, de comprendre le caractère de son fils (figure
2). Les derniers travaux de Louise Bourgeois reprennent le thème de la
maternité, par des aquarelles représentant des femmes
enceintes35.
Figure 2 : Louise Bourgeois, Reticent Child,
2003, installation de 6 éléments en tissu marbre, acier
inoxydable et aluminium, collection de l'artiste
34Women artists, Femmes artistes du
XXème siècle et du XIème
siècle, Taschen, Köln, Uta Grosenick, 2001, p.474
35 Larratt-Smith, Philip, Louise Bourgeois, Prints: 27 August -
27 September 2009 catalogue publié à l'occasion de
l'exposition "Louise Bourgeois Prints" à la Galleri
Andersson/Sandström de Stockholm, 2009
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30
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Enfin, l'artiste Mary Kelly fit de son expérience de la
maternité un travail artistique de longue haleine. Dans Post-Partum
Document, elle présenta des collages à partir de couches
usagées, des vêtements de bébé, des dessins, mais
également un texte accompagné de diagrammes lacaniens, de
schémas et une analyse détaillée du « débat en
cours sur la pertinence de la psychanalyse pour la théorie et la
pratique du marxisme ». Ce travail qui court sur une période de
cinq années, revient sur le rapport entre la mère et l'enfant,
dans l'élaboration d'un dialogue passant par les couches au
départ, pour aller vers le langage (figure 3).
Figure 3 : Mary Kelly, Post Partum Document, 1973-1979,
Perpsex units, white card, plaster, cotton fabric, 1 of the 8 units, 28 x
35.5 cm
2. Le féminisme essentialiste
A côté de celles qui ont eu pour point d'ancrage
à leur pratique artistique la maternité, ou qui ont ressenti un
bouleversement de leur pratique du fait de leur expérience de
mère ou de future mère, il y a celles qui exaltent
l'expérience de la maternité par le biais de leur pratique
artistique. En effet, dans les années 1970, le mouvement
féministe va se scinder en deux sur la question de la maternité.
Il y a les féministes égalitaires, qui demandent les mêmes
droits et considérations - sociales, politiques, culturelles et
artistiques - que leurs homologues masculins
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31
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
et pour qui la seule solution sera celle du refus de
l'expérience de la maternité. Et il y a les féministes de
la différence, appelées aussi « essentialistes », qui
revendiquent le droit à la maternité et veulent montrer que cette
différence est une chance dont il faut tirer parti, artistiquement par
exemple. Elisabeth Badinter parle de ce nouvel aspect du féminisme sous
ces termes « un nouveau féminisme mettant en avant chaque aspect de
l'expérience biologique des femmes était né. Il exaltait
les règles, la grossesse et l'accouchement36. »
Cette tendance émergea au moment de la crise
pétrolière, vers les années 1972-1973, lorsque nombre de
femmes retrouvent le chemin de leur foyer plutôt que du travail. A cela
s'ajouta la montée de l'écologisme, qui amorça ce qui est
considéré par les féministes égalitaires, à
un certain retour en arrière. La théorie naturaliste qui se
développait en parallèle de l'écologisme prônait
l'accouchement sans douleur et le recentrement de la femme sur elle-même
lors de l'expérience de la grossesse.
Pour les artistes, c'était montrer que la
maternité n'annihile pas la créativité, mais que cette
expérience est souvent bénéfique dans une carrière,
les artistes se recentrant le plus souvent sur elles-mêmes, allant vers
de nouvelles phases créatives, s'éloignant des influences des
courants artistiques préexistants. L'objectif était de montrer
que la maternité n'empêchait pas la créativité,
comme l'exprime Sylviane Agacinski « la maternité est un
modèle de création sans être incompatible avec toutes les
autres formes de créativité ou d'expression37.
»
C'est le cas de Danièle Blanchelande qui, en 1975,
réalise une série de dessins à l'encre de Chine lors de sa
grossesse et de son accouchement. Elle écrit « dans ce cas
précis d'une activité de peintre, la transcription graphique d'un
vécu étroitement lié à la grossesse et à la
maternité constitue un dépassement de l'expérience
individuelle. L'image (É) s'adresse aux autres, et
particulièrement aux femmes directement et biologiquement
concernées [les images] se veulent une approche des désirs, des
angoisses, des répulsions, des fantasmes des femmes à
l'égard de
36Badinter, Elisabeth, Le conflit : La femme et la
mère, Librairie générale française, Paris,
2011, p.87
37 Sylviane Agacinski, Le politique des sexes,
cité dans Roux, Jean-Paul, Le sang : Mythes, symboles et
réalités, collection Les nouvelles études
historiques, Paris, Fayard, 1988, p.72
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
la maternité. En ce sens, elles vont au-delà
d'un intérêt exclusivement esthétique38. »
C'est ce qu'elle représente dans sa série Grossesse et
désirs, où l'on voit un enfant logé au coeur du corps
maternel, où les corps s'emmêlent dans un faisceau de lignes
créées à l'encre de chine. L'expérience de la
maternité fut une telle source de création qu'elle exprimait son
souhait d'être toujours enceinte.
3. Le féminisme égalitaire
Le féminisme qui se développa dès les
années 1950 fut celui de l'égalitarisme. Ce mouvement se
caractérise par un rejet des caractéristiques liées
à la féminité, particulièrement la
maternité. Ce refus de maternité, clamé notamment par
Simone de Beauvoir dans son ouvrage de 1949 Le Deuxième Sexe,
partait du constat que la domination masculine ne reposait non pas sur une base
biologique, mais qu'il était le résultat d'un conditionnement
culturel. Les Chimères, au sein de leur ouvrage,
développèrent cette idée et prônèrent
d'adopter « la seule attitude cohérente quand on a
réellement pris conscience de ce que notre société a fait
de la maternité est de la refuser39. » Cette position
fut défendue par Judith Butler mais également Françoise
Héritier. Pour la célèbre anthropologue française
« les catégories de genre, les représentations de la
personne sexuée, la répartition des tâches, telles que nous
les connaissons dans les sociétés occidentales, ne sont pas des
phénomènes à valeur universelle qui prendraient leur
source dans une nature biologique commune, mais bien des constructions
culturelles40 » puis d'ajouter que « le masculin et le
féminin relèvent d'une construction mentale et sociale
établie à partir de l'observation de données
anatomico-psychologiques inévitables41. » Le refus de
maternité préconisé par ces féministes n'indiquait
pas qu'elles refusaient le fait d'avoir des enfants. Dans ce refus de
maternité s'exprimait un rejet de la fonction maternelle
prédéfinie par la société phallocrate,
c'est-à-dire la maternité comme destin ou la maternité
comme devoir. Ce que n'admettaient pas
38Cité dans Dumont, Fabienne, Femmes et
art dans les années 70: "douze ans d'art contemporain" version
plasticiennes : une face cachée de l'histoire de l'art, Paris, 1970-1982
; sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac, thèse,
université de Picardie, Atelier national de reproduction des
Thèses, Lille, 2006 (pagination non renseignée, microforme)
39 Les Chimères, Maternité
esclave, Union générale d'éditions, Paris, 1975,
p.16
40 Héritier, Françoise, Une
pensée en mouvement, Odile Jacob, Paris, 2009, p.91
41 Op. Cit.. p.99
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33
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
les féministes égalitaires, c'est la prise en
charge totale des enfants par les femmes, ce qui les entrainait
inévitablement à renoncer à leur vie, comme l'exprime
Eliette Abecassis « mon expérienceÉdepuis que j'ai un
bébé, je n'ai plus de vie de couple, je ne dors plus, je ne me
lave plus les cheveux, je ne lis plus, je ne vois plus d'amis. Je suis devenue
mère, soit. Mais je ne savais pas qu'une mère n'était
qu'une mère. J'ignorais qu'il fallait abdiquer tous les autres
rôles, qu'il fallait renoncer à la sexualité, à la
séduction, au travail, au sport, à son corps, à son
esprit. J'ignorais qu'il fallait renoncer à la
vie42[É]. » Ce refus de maternité et des
caractères féminins en général entraina le
rapprochement de cette branche du féminisme avec le mouvement lesbien,
et amènera à la lecture dépréciative du mouvement
en virilisant ses défenseurs.
Les artistes se définissant comme féministes
égalitaires ne désiraient pas être définies en tant
qu'artistes grâce à leur condition de femme-mère. Comme il
est indiqué dans l'ouvrage d'Elisabeth Lebovici « de plus en plus
d'artistes femmes (et non plus de femmes artistes) semblent s'affirmer comme
artiste « tout court », hors de toute spécificité
féminine, d'épouse ou de mère43. » Il
était également hors de question pour ces artistes de renoncer
à la création afin d'accomplir leur devoir de mère.
Annette Messager fera le constat de cette injonction sociale de la
maternité au sein de ses oeuvres telles que Tout sur mon enfant
ou Les enfants aux yeux rayés (figure 4). Cet
album-collection montre des photos de bébés
découpées dans des magazines et dont l'artiste a
gribouillé les yeux. Par ses collections et le découpage des
images dans les magazines, elle fait référence aux petites manies
féminines, mais cette certaine frivolité est rapidement
rattrapée par le sentiment d'angoisse face à ces enfants
aveuglés.
42 Abécassis, Eliette, Un heureux
événement, Albin Michel, Paris, 2005, p.157
43 Lebocivi, Elisabeth, Femmes artistes/artistes
femmes: de 1880 à nos jours, Hazan, Paris, 2007, p.239
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34
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Figure 4 : Annette Messager, Album-Collection III: Les
enfants aux yeux rayés, 1974, tirage argentique, annotation
dactylographiée « Annette Messager Collectionneuse » au dos, 8
x 13,8 cm. Exposition: «Annette Messager Collectionneuse »,
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 1974
4. Contre le principe « Kinde,
Küche, Kirche44 »
En France, les luttes pour la légalisation de la
contraception et de l'avortement renforcèrent les mouvements en faveur
de la libération des femmes. Aux Etats-Unis, les mouvements
féministes s'attaquèrent plus directement à la question du
genre et de la contestation de l'hégémonie masculine. Cela
s'explique, entre autre, par le fait que la pilule était
autorisée depuis 1960, le discours était donc dirigé moins
directement sur la condition biologique de la femme de faire des enfants et la
liberté de son corps, mais s'orienta vers la dénonciation de la
fonction sociale de la femme confinée au foyer et à
l'élevage des enfants. Bien que l'avortement fut encore
44 Traduit par « enfants, cuisine, Eglise
», formule de Guillaume II mais assimilé au régime nazi, il
énonce les valeurs traditionnelles dévolues aux femmes en
Allemagne
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35
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
interdit en 1970, c'est la place des femmes au sein de la
société qui fut décriée après des constats
affligeant. Les maris avaient les pleins pouvoirs sur leurs femmes,
possédant salaires et actifs de leurs épouses, n'en faisant plus
que des mineurs ; les universités limitaient les femmes dans leurs
cours... L'ouvrage de Betty Friedan regorge d'exemples montrant par exemple que
la société américaine reléguait les femmes à
l'isolement et à l'ennui de la condition de mère de banlieue
« le seul désir des jeunes filles américaines était
de se marier, avoir quatre enfants et vivre dans une gentille maison au milieu
d'une agréable banlieue45.» L'auteur constate
également que si les jeunes filles pouvaient accéder à
l'instruction, et notamment aller à l'université, le but
n'était pas de briguer de hautes fonctions mais de trouver un mari.
Après la seconde guerre mondiale, les établissements secondaires
et universitaires américains dispensaient des cours sur le mariage et la
famille, afin d'apprendre à être une bonne mère et une
bonne épouse. Etre intelligente n'était pas bien vu et même
caricaturé, invoquant une diminution de la féminité voire
même une frustration sexuelle46 du seul fait de son
éducation « la femme paie ses connaissances intellectuelles par la
perte de précieuses qualités féminines... Toutes les
observations confirment que la femme intellectuelle est masculine ; sa
pensée chaleureuse et intuitive a cédé la place à
une réflexion froide et stérile47. »
« La famille conjugale est fondée sur l'esclavage
domestique avoué ou voilé de la femme48 »
affirmait Engels. C'est ce que retiennent les femmes au XXe
siècle. La femme au foyer est un modèle répandu, surtout
après la guerre et la période du baby-boom, car la pénurie
de moyens de garde pour les enfants entrainait les mères qui
travaillaient à rester à la maison, jusqu'à ce que
l'école prenne le relais. L'univers de la maison, où se trouve
cantonnée la femme, va être mis à mal par les
féministes, et cela va se distinguer artistiquement parlant. Car il y a
une indistinction qui se produit entre la fonction procréatrice des
femmes et le fait d'élever ses enfants, de les éduquer. Au fil
des recherches, le constat est sans appel. En effet, lorsqu'est abordé
le thème de la maternité, il s'effectue également un
glissement de la fonction biologique
45 Friedan, Betty, La femme mystifiée,
Gonthier, Genève, 1964, p.9
46 Dans les années cinquante, le rapport
Kinsey indiquait que le degré d'instruction entrainait des frustrations
sexuelles. Selon ce rapport, l'orgasme était atteint à 100% par
les femmes noires non instruites, 80% pour les femmes ayant suivi des cours
dans le secondaire et seulement de 15% à 50% pour les femmes ayant
franchi les études supérieures.
47Hélène Deutsch, « The Psychology
of Women », pagination non renseignée, cité dans Friedan,
Betty, La femme mystifiée, Gonthier, Genève, 1964,
p.199
48Cité dans Les Chimères,
Maternité esclave, Union générale
d'éditions, Paris, 1975, p.13
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
de procréation au rôle d'éducation des
enfants, car le travail domestique prendrait son origine dans les soins
à apporter aux enfants. Les tâches ménagères
découlaient donc du statut de mère. D'ailleurs, le thème
des tâches ménagères et de l'enfermement des femmes au sein
de leur foyer était débattu au sein du Mouvement de
Libération des Femmes.
Dans ce contexte, les artistes vont développer une
démarche artistique afin de critiquer cet amalgame et réduction
entre fonction biologique de procréation et fonction sociale
d'éducation des enfants.
Annette Messager explique d'ailleurs que par sa pratique,
notamment avec ses oeuvres comme Les enfants aux yeux rayés ou
Le repos des pensionnaires, elle « voulait montrer au second
degré ce que c'est d'être une femme, donc une mère, qui
travaille dans la maison, élève ses enfants et, le plus souvent,
fait, en plus, un boulot artisanal ou artistique49. » Il y a
dans cette citation une accumulation : la fonction maternelle, qui apparait ici
comme évidente ; le travail ménager ; le rôle
d'éducatrice des enfants et en dernier lieu, une part de travail qu'elle
appelle artisanal ou artistique, c'est-à-dire la couture, la peinture
(figure 5).
49 Dallier, Aline, « Annette Messager : un
langage de plasticienne », Cahier du Grif, n°13, octobre
1976, p.44-45, cité dans Dumont, Fabienne, Femmes et art dans les
années 70: "douze ans d'art contemporain" version plasticiennes : une
face cachée de l'histoire de l'art, Paris, 1970-1982 ; sous la
direction de Laurence Bertrand Dorléac, thèse, université
de Picardie, Atelier national de reproduction des Thèses, Lille, 2006,
p.343
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37
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Figure 5 : Annette Messager, Le Repos des
pensionnaires (détail), 1971-1972, Plumes et laine, vitrine 154
x 94 cm, Collection Musée national d'art moderne, Centre Pompidou,
Paris
L'idée que la femme qui reste à la maison est
non-productive, voire qu'elle ne fait rien, est remise en cause par
Françoise Dolto avec une petite phrase tirée de son
émission sur France Inter « Lorsque l'enfant parait » et qui
dit que « blanche-neige, c'est quelqu'un qui bosse du matin au
soir50.» En effet, les contes appuient cet héritage de
domination masculine, toutes tour à tour sauvées par des princes
qui sont toujours charmants et qui les emportent vers un avenir meilleur, pour
« avoir beaucoup d'enfants ». Cependant, ce que veut dire la
pédopsychiatre, c'est que finalement, Blanche-neige, quand elle est chez
les nains, reste certes à la maison mais pas à ne rien faire.
Elle s'occupe du ménage, et fait tout au mieux pour le retour des
nains.
Raymonde Arcier mêle également enfermement au
domicile et enfants lorsqu'elle dit « si dans leurs murs qu'elles
habillent et déshabillent comme elles le font avec leurs
bébés, ces murs qui couvrent la solitude de femme, avec les cris
des enfants qui couvrent leurs cris de mères51
[É].» Pour dénoncer la « tyrannie des devoirs
maternels52 », ce qui pour cette artiste comme pour d'autres,
empêche l'accession à la création, Raymonde Arcier fait une
immense femme, s'étirant du sol au plafond, les bras
écartés en croix (figure 6). A chaque bras, elle porte de lourds
cabas remplis de courses, qui pendent jusqu'au sol. D'entre ses jambes, elle
donne naissance à un bébé qui lui aussi est enfermé
dans un filet de ménagère. Cette artiste dénonce dans
cette oeuvre Au nom du père, en 1977, le
stéréotype de la femme : la femme au foyer, consommatrice
acharnée et mère. Par le fait de mettre le bébé
dans un filet à provision, on peut y voir l'hypothèse d'une
dénonciation d'un héritage de l'image du féminin : la
petite-fille qui ne connait sa mère que sous ces aspects reproduira le
même schéma, et le petit garçon cherchera une femme
conforme à l'image de sa mère. Car à cette époque,
la génération de filles de la
50Tiré du livre compilant ses interventions
radiophonique, Dolto, Françoise, Lorsque l'enfant paraît,
Collection Point, Edition du Seuil, Paris, 1977, p.430
51 Dallier, Aline, « Les travaux d'aiguilles
», Cahier du Grif, n°12, juin 1976, p.49-54, cité
dans Dumont, Fabienne, Femmes et art dans les années 70: "douze ans
d'art contemporain" version plasticiennes : une face cachée de
l'histoire de l'art, Paris, 1970-1982 ; sous la direction de Laurence
Bertrand Dorléac, thèse, université de Picardie, Atelier
national de reproduction des Thèses, Lille, 2006, p.340
52, Badinter, Elisabeth, Le conflit : La femme et
la mère, Librairie générale française, Paris,
2011, p.146
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38
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
libération sexuelle en voulait à leurs
mères qui se laissaient confiner dans un moule social qui les
asservissait.
Figure 6 : Raymonde Arcier, Au nom du
père, 1977
Pour certaines femmes, qui n'ont pas été
élevées dans cette tradition domestique du conditionnement
à certaines tâches, qui n'ont pas en quelque sorte
été dressées au ménage, un choc se produit
lorsqu'elles deviennent mère de famille et lorsque se
révèle « l'accablante routine du
quotidien53.» Car comme le souligne Elisabeth Badinter, «
la future mère ne fantasme que sur l'amour et le bonheur. Elle ignore
l'autre face de la maternité faite d'épuisement, de frustration,
de solitude voire d'aliénation, avec son cortège de
culpabilité54. » Mierle Laderman Ukeles explique qu'elle
comprit qu'en devenant mère de petits enfants, elle n'allait plus avoir
le temps pour créer. C'est à partir de ce moment qu'elle
décide de poursuivre son travail de création, mais à
partir de son quotidien, afin d'en dénoncer le caractère
routinier et aliénant. Après la naissance de son premier enfant,
elle écrit son Manifesto For Maintenance Art en 1969, où
elle questionne particulièrement les systèmes binaires, et
notamment le rapport entre art et vie. Elle dénonce également au
sein de son ouvrage l'aberration du quotidien. Bobby Baker en fera de
même. Ainsi dans ses performances, Drawing On a Mother's
Experience, elle
53Knibiehler Yvonne, La révolution
maternelle : Femmes, maternité, citoyenneté depuis 1945,
Perrin, Paris, 1997, p.232
54 Badinter, Elisabeth, Le conflit : La femme et
la mère, Librairie générale française, Paris,
2011, p.25
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La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
utilise des produits issus de sa cuisine et entreprend une
danse rituelle autour d'une feuille, rappelant le rituel de Jackson Pollock
(figure 7). Ces performances lui sont inspirées de son quotidien, alors
qu'elle arrête sa carrière artistique dans les années
soixante-dix pendant une durée de huit ans, afin d'élever ses
deux enfants. Enfin, la dénonciation de la servitude domestique
transparait dans la performance vidéo Semiotics of the Kitchen
de Martha Rosler (figure 8). En 1975, elle propose une chorégraphie
quelque peu grotesque (elle mime un assassinat à l'aide d'une
fourchette) en énumérant par ordre alphabétique les
différents ustensiles de cuisine se trouvant autour d'elle. On remarque
l'omniprésence de l'univers de la cuisine, que ce soit en rapport avec
l'éducation des enfants ou, comme on va pouvoir le constater par la
suite, lors des avortements55.
Figure 7: Bobby Baker, Drawing On a Mother's
Experience
55 IVe partie
Master 2 Histoire de l'Art et Architecture Sous la direction de
M. Valérie Da Costa
FEVRIER Jennifer
40
La représentation de la maternité dans la
création contemporaine: de la libération sexuelle à nos
jours
Figure 8: Martha Rosler, Semiotics of the
Kitchen, 1975, video, 7 minutes
Le projet Womenhouse fera de la maison et de l'univers
domestique une véritable oeuvre. A l'origine de ce projet, Judy Chicago,
qui fonda le premier « Feminist Art Program » à la California
State University, qui était un cours réservé aux
étudiantes et destiné à favoriser leur affirmation
sociale, entre 1971 et 1973. C'est en 1972, avec Miriam Schapiro, et ses
étudiantes du Feminist Art Program qu'elle développa le projet
Womenhouse. Dans un immeuble désaffecté de Los Angeles, les
artistes installaient dix-sept environnements illustrant les expériences
des femmes dans le cadre familiale. Habituellement lieu d'aliénation
domestique, les femmes de ces projets réinvestissaient la maison pour
s'affirmer en tant qu'artiste.
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