Chapitre.2. DE LA NECESSITE DE PORTER ATTEINTE AU
DROIT D'INVESTISSEMENT PRIVE EN DROIT CONGOLAIS
Le droit d'investissement privé, étant l'un des
droits fondamentaux, bénéficie de garanties supra
législatives87 ; en ce que le Doyen L.FAVOREU note qu'il ne
peut être restreint l'étendu et la portée de l'exercice des
préceptes constitutionnels ; consistant en garantie de la substance et
le respect du contenu essentiel ou de l'essence des droits et libertés
fondamentaux88. Cependant, le droit d'investissement privé ne
figurant pas sur le catalogue des droits intangibles89 ; il est
alors susceptible de recevoir des limites renvoyant à une conception des
atteintes. Lesquelles peuvent découler de la nécessité de
faire respecter les objectifs d'intérêt général dont
la sureté intérieure de l'Etat ou l'ordre public90.
Telle constituerait donc la légitimité des mesures de restriction
portée à l'exercice du droit d'investissement privé pour
la Société Kivu market après le retrait de M23 de la ville
de Goma (section 1ère), laquelle légitimité,
reste basée sur les soucis de sécurité publique ou mieux
la sureté intérieure de l'Etat troublée, peut causer la
déclaration d'un régime exceptionnel, tombant ainsi dans le
panier des actes de gouvernement; insusceptibles de contrôle
juridictionnel ou de recours en contentieux, et qui entraine ainsi par voie de
conséquences, l'irresponsabilité de l'Etat congolais, sous le
regard passif du juge gardien des droits et libertés fondamentaux
(section 2ème).
Section.1. De la légitimité des atteintes
portées au droit d'investissement
privé
Quelle que soit l'explication choisie, la
sévérité ne devra pas être de mise, chaque fois
qu'un raisonnement à trois temps en bonne et due forme, n'aurait pas
changé la solution de fait. Ce raisonnement part du
rétablissement de l'ordre public dans ses trois dimensions, en
l'occurrence la sécurité publique, tranquillité publique
et la salubrité publique.
87 « C'est le moment de nous souvenir que le droit
constitutionnel tout entier est pour la garantie des droits et libertés
fondamentaux... », Tel que soutenu par M. Hauriou, in Précis de
droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p. 702.
88 L.FAVOREU, Droit des libertés fondamentales,
Paris, 2ème édition, Dalloz, 2002, p.739.
89 Cfr : article 61 de la constitution
congolaise du 18 Février 2006 telle que modifiée par l'article
1er de la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de
certains articles de la Constitution de la République
Démocratique du Congo.
90 L.FAVOREU, Op. Cit, p.750.
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En revanche, dans certains cas, le malaise inspiré par
une solution (laissant indemne un acte juridique contestable comme nous l'avons
ci-haut évoqué), trouvera son explication dans la violation par
l'acte du ministère public sur commande du Gouvernement, que le juge
aurait dû vérifier. Mais sa saisine,
généralisée du fondamental « produit un effet de
perte de visibilité au Gouvernement»91.
En pratique, il conviendra d'admettre que le juge prenne la
liberté de moduler son contrôle selon que l'atteinte lui
paraît bénigne, courante et admissible, ou au contraire
pernicieuse et condamnable. Il ne s'agit donc pas à ce stade
d'étudier l'impact de l'acte sur la liberté
considérée, mais bien d'examiner ce qui est susceptible
d'absoudre l'atteinte critiquée dans le chapitre
précédent.
La recherche d'infraction à l'ordre public, est l'une
de la justification du principe même de l'intervention du
Ministère public, qui doit reposer sur un intérêt digne de
protection de l'ordre public, apte à cautériser l'exercice de la
liberté d'entreprendre considérée, par coupure des
contacts du m23 avec ses financiers dont le gérant du Kivu market, son
arrestation et le scellage de l'entreprise, sa principale source de revenus.
A travers ces explications apparemment anodines, il
apparaît que la justification d'une atteinte résultant d'un acte
juridique du Gouvernement exécuté par le parquet, passe par la
justification d'un intérêt à attenter au droit
d'investissement privé. Mais ce droit, bien que fondamental soit-il,
l'intérêt supérieur de l'Etat dans un acte quelconque doit
être à la fois légitime (§.1) et transcender la
volonté des particuliers, même si le dit acte ne sera pas
contrôlé (§.2) par le juge.
§. 1. Exigence d'un intérêt
légitime
Afin de justifier l'atteinte portée à l'exercice
du droit d'investissement privé en tant qu'un droit fondamental, il
convient de démontrer que l'on poursuit une fin extrêmement
louable, ou au moins respectable, notamment la répression des atteintes
à l'ordre public dont les crimes contre la sureté
intérieure de l'Etat92. L'appréciation de la
légitimité de l'intérêt
91 G. DRAGO., Les droits fondamentaux entre juge
administratif et juges constitutionnel et européens, Revue mensuelle
du JurisClasseur - Droit administratif, juin 2004, p.7.
92 Art. 195 du Décret du 30 juin 1940
portant Code pénal, dispose : « L'attentat dont le but aura
été soit de détruire ou de changer le régime
constitutionnel, soit d'exciter les citoyens ou habitants à s'armer
contre
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avancé, s'avère cependant délicate car,
très objective. Elle implique de porter un jugement de valeur, ce qui
peut nourrir des avis divergents. Il y a toujours matière à
débats ; par exemple, selon la formule du Doyen WASSO, sur les raisons
d'Etat, pour une infraction aussi politique que l'atteinte à la
sureté intérieure de l'Etat, il va de soi que le droit
d'accès au juge, ne soit pas respecté93. Car le
régime en place, bien que constitutionnel soit-il, est menacé
dans sa souveraineté Etatique94. Dans ce cas, une question se
pose : comment apprécier si la raison d'Etat est susceptible de
justifier des atteintes au droit d'investissement privé comme droit
fondamental, s'il ne peut être porté devant le juge afin d'en
apprécier la légitimité ?
Il n'est pas rare que pour légitimer la violation de
libertés, un intérêt légitime fictif soit mis en
avant. On se ménage « un vague alibi », en s'abritant
derrière un « motif fondé sur l'ordre public ». C'est
sans compter avec la règle (proportionnalité) selon laquelle le
motif invoqué doit correspondre au but réel
poursuivi95. C'est ainsi que dans l'affaire Lawless
c. République d'Irlande (Arrêt du
1èr juillet 1961), relative à l'internement
administratif pour atteinte à la sureté de l'Etat, il
s'était posé la question de savoir sur quoi se fondait le
Gouvernement Irlandais, pour maintenir longtemps une personne en
détention sans comparution devant un juge. La Cour avait soutenu en
premier lieu que le Gouvernement pouvait légitimement déclarer
qu'un danger public menaçait la vie de la Nation, pendant la
période en cause : il existait sur le territoire de la République
d'Irlande, une armée secrète agissant en dehors de l'ordre
constitutionnel et usant de la violence pour atteindre ses objectifs ; elle
menait également les activités terroristes qui augmentaient de
manière alarmante depuis l'automne 1956 et pendant le premier semestre
de 195796. Ce cas, n'est pas loin de celui de la
Société Kivu market dont le gérant est détenu sans
comparution et par ricochet, elle-même est scellée sans avoir
comparu devant un juge. Cette mesure de scellage étant
administrativement préventive, apparait comme une mesure strictement
limitée aux exigences de la situation du Nord-Kivu. En effet,
l'application des principes d'individualité de responsabilité
pénale, du droit d'être entendu par le juge, ne pouvaient
permettre de freiner l'accroissement du danger pesant sur la République
dans sa partie Est, ou précisément dans le Rutshuru au Nord-Kivu
et Ville de Goma en 2013. La Cour a en deuxième lieu, renchéri
que même le fonctionnement des institutions de la République, des
juridictions pénales ordinaires
l'autorité de l'État ou à s'armer les uns
contre les autres, soit de porter atteinte à l'intégrité
du territoire national, sera puni de la servitude pénale à
perpétuité ».
93 J.WASSO MISONA, Contentieux administratif, Goma,
U.L.P.G.L, 2014, p.25. (Inédit).
94 V.BERGER., Jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme, Paris, 4ème
édit, Dalloz, 1994,p.76.
95 Véra MORALES, Protection juridictionnelle
des droits fondamentaux : révélation d'une entente conceptuelle,
Paris, Montpellier, 2005, p.2.
96 V. BERGER, Jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme, Paris, 4ème
édit, Dalloz, 1994, p.69.
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et Cours militaires spécialisées ou des
juridictions militaires, ne pouvait non plus suffire à rétablir
la paix et l'ordre public97. En particulier, la réunion des
preuves suffisantes pour convaincre les personnes mêlées aux
affaires du m23 comme Kivu market via son gérant, de s'y
désolidariser ne pouvait aboutir ; et surtout que ça se heurtait
à des grandes difficultés en raison du caractère
militaire, secret et de la crainte qu'ils inspiraient parmi la population.
C'est pourquoi la Cour a conclu que, la détention administrative comme
la mesure préventive tendant à des atteintes des droits et
libertés des personnes soupçonnées de participer à
des entreprises terroristes attentant la sureté de l'Etat, parait
justifiée. Donc, tout droit violé au motif d'ordre public, comme
l'atteinte à la liberté d'entreprendre pour la
Société Kivu market, par le truchement de son gérant,
soupçonnée d'avoir financé le m23, pour attenter à
la sureté intérieure de la République Démocratique
du Congo, est justifiée. Ce sont les entreprises qui mettent en oeuvre
des moyens qui conduisent à la matérialisation des crimes
même si les entreprises ne sont pénalement responsables suivant la
théorie selon laquelle : « La société ne peut
délinquer », « Societas delinquere non potest
»98.
Naturellement ce principe ne fait pas l'unanimité dans
la doctrine. Certains sont pour et d'autres sont contre. Entre les 2
composantes (pour et contre) il y a ceux qui disent « societas delinquere
potest sed puniri non potest » c'est-à-dire « la
société peut délinquer mais ne peut être punie
». C'est pourquoi ne partageant pas ces thèses, nous pensons
contrairement que via ses organes, l'entreprise agit en fait et en droit. Par
voie de conséquences, en matière d'infraction aussi politique que
l'atteinte à la sûreté intérieure de l'Etat, elle
peut être condamnée à la fermeture complète,
nonobstant tout recours. Et nous fustigeons qu'aucun élément ne
nous permet d'estimer que les mesures prises par le gouvernement congolais en
dérogation de principes constitutionnels, ont pu être en
contradiction avec les obligations découlant pour lui du droit
international, car les lois pénales obligent tout le monde qui se trouve
sur le territoire de le R.D.C99. Cependant, le ministère
public ne devrait pas hésiter d'envoyer l'affaire en fixation, s'il
s'estime avoir des preuves suffisantes. Car, le juge ne peut se laisser abuser
par des justifications apparentes. Ne sera-t-il pas, par exemple dupe des
« appétits commerciaux peu scrupuleux, déguisés sous
le prétexte plus noble de la liberté d'entreprendre ou de
l'exercice du droit d'investissement privé », afin
d'échapper au paiement des taxes et des droits de douane
réguliers, en se familiarisant avec les rebelles pour
97 V. BERGER, Jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme, Paris, 4ème
édit, Dalloz, 1994, p.69.
98 S.BASILE., Responsabilité
de la personne morale,Paris,P.U.F,2009,p.46.
99 Lire l'article 15 du Décret
de 1895, portant statut des étrangers, B.O., 1895.
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faire passer des marchandises sans contrôle douanier,
dans la zone occupée par les ennemis de la République? .
En tout état de cause, mettre en évidence la
réalité de l'intérêt sur lequel repose la mesure du
Gouvernement en réaction contre la germe financière de l'ennemi
de la paix publique, appréciée en une atteinte à
l'exercice du droit d'investissement privé comme droit fondamental
fondé sur le principe de la liberté d'entreprendre pour la
Société Kivu market, n'est pas chose facile ; non plus ça
ne constitue pas toujours un lourd fardeau. Parce que, du point de vue du sujet
de l'atteinte c'est-à-dire l'entreprise, si l'exercice par lui d'une
liberté d'entreprendre, risque réellement d'être à
l'origine d'une perpétuelle perturbation grave à la sureté
intérieure de l'Etat, l'exigence étudiée se retournera
contre lui. Elle justifiera par exemple, du moins quant à son principe,
en une interdiction formelle et temporaire. Exiger la démonstration du
trouble engendré par l'exercice d'un droit fondamental (A) est capital
en ce que ça nous permettrait de répondre à cette
préoccupation (B).
A. Existence d'un trouble à l'ordre public
A l'instar de ce qui a été vu pour l'exigence
d'un risque pour la Société, de fournir encore les ressources
financières au m23, sur ordre de décaissement et transfert des
fonds, fait par BILAL le gérant, la nécessité de se fonder
sur un trouble, présente un caractère ambivalent pour la
protection de l'ordre public et la souveraineté de l'Etat congolais.
Certes, elle constitue en principe une contrainte dans le processus de
justification des atteintes, mais c'est ce qu'il convient d'illustrer.
Cependant, arguer d'un trouble, permet en retour de justifier certains actes
juridiques, sanctionnant la mise en oeuvre d'un droit fondamental.
L'implication qu'il faudra examiner parce que les faits pénaux
reprochés au sieur BILAL, constitue un trouble redoutable à
l'ordre public dont les éléments constitutifs se
présentent comme pour tout fait érigé en infraction, en
plus de la légalité du fait, encore faudrait-il la réunion
de l'élément moral et de l'élément matériel.
L'élément moral de l'atteinte à la sûreté
intérieure de l'Etat consiste dans l'établissement de l'intention
coupable requise, qui est le fait pour l'auteur (gérant de Kivu market)
d'agir sciemment, c'est-à-dire avec l'intention de provoquer l'attentat
dans le but, soit de détruire ou de changer le régime
constitutionnel, soit d'exciter les citoyens ou habitants à s'armer
contre l'autorité de l'État ou à s'armer les uns contre
les autres, soit de porter atteinte à l'intégrité du
territoire national1°°.
100 Lire l'art.195 du Décret du 30 juin 1940, portant code
pénal congolais.
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En ce qui concerne l'élément matériel,
signalons que suivant son acception légale, celui-ci consiste dans le
fait d'entreprendre, par quelque moyen que ce soit, de porter atteinte à
l'intégrité du territoire national101, à savoir
le soutien financier offert au m23 par le gérant de la
Société Kivu market Sprl, afin de parvenir à
déloger les positions des Forces armées de la République
Démocratique du Congo dans le territoire de Rutshuru et marcher sur la
ville de Goma, pour des raisons non communiquées102.
Au retrait du m23 de la ville de Goma, quelle attitude a pris
le Gouvernement ?
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