2.3. CARACTÉRISATION DES ACTES DU LANGAGE.
Analyse de la forme et rapport du locuteur au langage. Pour la
pragmatique, il faut distinguer énoncé et énonciation de
telle manière que si l'attention est focalisée sur
l'énoncé, le signe a pour mission de renvoyer à la
dénotation par l'intermédiaire de son signifié. C'est la
conception moderne du signe qui date avec SAUSSURE. Par contre, si l'attention
porte sur l'énonciation, le signe exhibe sa forme pour montrer l'acte de
langage que cette forme permet justement d'accomplir.
2.3.1. LA FORME
On peut comprendre que la forme est ce qui détermine le
sens d'une chose et que cette forme est une conséquence d'un travail qui
n'a pas pour fin cette forme elle-même mais un autre travail qui peut
être accompli par cette forme. Dès lors, le langage comme une mise
en forme de contenu selon la sémiotique de HJELMSLEV indique ce qui peut
être accompli par l'énonciation. De la sorte, nous pouvons
comprendre que l'énonciation est cet acte linguistique qui permet de
produire un énoncé et notre intention dans la production d'un
énoncé est de modifier un rapport interlocutif.
Il est évident que dans cette production, en fonction
des paramètres connus sur les acteurs de la communication, nous
cherchons le meilleur moyen pour que la forme obtenue soit le plus efficace
tout en permettant de respecter les conventions de politesse. En effet, c'est
l'énonciation qui donne la forme de l'énoncé et comme le
souligne DUCROT:
« Interpréter un
énoncé, c'est y lire une description de son énonciation.
Autrement dit, le sens d'un énoncé est une certaine image de son
énonciation, image qui n'est pas l'objet d'un acte d'assertion,
d'affirmation, mais qui est, selon l'expression des philosophes anglais du
langage, « montrée » : l'énoncé est vu comme
attestant que son énonciation a tel ou tel caractère (au sens
où un geste expressif, une mimique, sont compris comme montrant,
attestant que leur auteur éprouve telle ou telle émotion)
». (DUCROT, 1980, p. 30)
Cette remarque se situe dans la perspective d'une
performativité généralisée, car dans un premier
temps, le performatif est compris un acte langage défini par ce que
signifie l'expression. C'est le cas des verbes comme "promettre" dont l'analyse
pragmatique consiste à dire qu'en disant "je promets", je ne me
décris pas en train de promettre au même titre que dire "je
travaille" je suis en train de me décrire travaillant, mais seulement en
train d'accomplir une promesse. Il s'ensuit que, d'une part, la
performativité de "je promets" est présentée comme le type
de la classe des verbes qui accomplissent ce dont ils signifient, et que
d'autre
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part, "je travaille" est le type de la classe des verbes
définis par la tradition structuraliste comme réalisant des
énoncés constatifs.
Nous avons donc, d'une part des énoncés
performatifs parce que compris non pas comme constatant un état de chose
dans le monde extralinguistique, mais accomplissant ce qu'ils signifient;
accomplissement autrement impossible que dans et par le langage. D'autre part,
nous avons les énoncés constatifs dont la fonction est de
représenter un état de chose.
Le passage cité à l'instant de DUCROT est un
refus de cette distinction car il assure l'assomption du constatif au rang du
performatif en signalant que le performativité ne fait pas
nécessairement l'objet d'une mention; mais seulement montrée par
la forme de l'énoncé, le matériau linguistique offert
à notre observation.
On peut présenter schématiquement cet observable
de la manière suivante. Nous savons que le verbe dire est la matrice du
paradigme du schéma de la communication dans la mesure où il
implique nécessairement trois groupes nominaux qui sont des
actants selon la terminologie de Lucien TESNIÈRE (
[1959] 1982, p. 105 & passim) repris par GREIMAS ([1966] 1982) pour
identifier le sujet, l'objet et l'objet second qui correspondent respectivement
aux rôles de destinateur, d'objet et de destinataire.
Dès lors, le pseudo constatif "je travaille" devient
l'objet d'une communication qui part d'un destinateur vers un destinataire,
modifiant de la sorte un rapport interlocutif. Une modification que nous
n'interpréterons pas dans le sens développé ci-contre par
DUCROT:
« J'admets en effet, comme il est devenu banal de
l'admettre, qu'on ne peut décrire le sens d'un énoncé sans
spécifier qu'il sert à l'accomplissement de divers actes
illocutoires, promesse, assertion, ordre, question, etc. Or reconnaître
cela, c'est reconnaître que l'énoncé commente sa propre
énonciation en la présentant comme créatrice de droits et
de devoirs. Dire que c'est un ordre, c'est dire par exemple que son
énonciation y est présentée comme possédant ce
pouvoir exorbitant d'obliger quelqu'un à agir de telle ou telle
façon ; dire que c'est une question, c'est dire que son
énonciation est donnée comme capable par elle-même
d'obliger quelqu'un à parler, et à choisir pour ce faire un des
types de parole catalogués comme réponses." (DUCROT, 1980, p.
30)
Nous estimons plutôt que devoirs et obligations versent
la théorie pragmatique dans l'extralinguistique au risque de diluer la
différence entre acte de langage et action dans le monde. Pour
éviter cet inconvénient, nous proposons que ce pseudo constatif
soit analysé dans le cadre de la spectacularisation discursive que
définit la structure actancielle comme un parcours du désir ou
tout au moins un investissement du désir:
«Une première observation permet de retrouver
et d'identifier, dans les deux inventaires de PROPP et de SOURIAU, les deux
actants syntaxiques constitutifs de la catégorie "sujet" VS "objet". Il
est frappant, il faut le noter dès maintenant, que la relation entre le
sujet et l'objet, que nous avons eu tant de peine, sans y réussir
complètement, à préciser, apparaisse ici avec un
investissement identique dans les deux inventaires, celui du "désir".
» (GREIMAS, [1966] 1982, p. 176)
27
Ce qui veut dire très exactement que la motivation de
toute énonciation est une opération discursive qui se
définit comme passage d'un état de disjonction vers un
état de conjonction d'objet selon la visée
téléologique de la communication. C'est ainsi que la
communication d'information modifie un rapport interlocutif.
C'est-à-dire que le but pragmatique visé par "je travaille" est
d'informer le destinataire d'un état de chose dont je crois qu'il est
dépourvu.
De cette manière, la généralisation du
performatif à tous les énoncés donne naissance à de
nouveaux paradigmes: le performatif explicite et le performatif implicite.
Ainsi notre exemple cesse d'être un simple constatif et peut se
réécrire comme suit:
1. Je vous informe que je travaille
Cependant, il faut admettre que l'implicite est de nature
foncièrement ambigüe, une ambiguïté qui doit être
réduite par le contexte mais permettant au locuteur d'accomplir une
préservation de la face en laissant au destinataire le choix de
l'interprétation de l'acte de langage qui lui convient le mieux. En
effet, dans la tradition pragmatique notre exemple reçoit plutôt
la formulation (2):
2. J'affirme que je travaille
La différence entre (1) et (2) permet d'expliquer cette
préservation de la face. En interprétant notre constatif initial
en tant que (1), il se peut que je tente de bloquer une intention de mon
interlocuteur de me demander de lui rendre service dans l'immédiat sans
qu'il soit pertinent que mon énoncé s'affiche comme
réalisant ce blocage. En l'interprétant en tant que (2), je tente
peut être de dissuader mon interlocuteur d'un reproche concernant ma
paresse.
Autrement dit, le signe sémiotique en pragmatique se
dote comme le souligne RECANATI d'un double destin, il est à la fois
transparent et opaque. Transparent, il s'efface devant l'objet signifié
pour permettre à celui d'être présent symboliquement.
Opaque, il exhibe sa forme pour montrer l'acte linguistique qu'il accomplit:
« La seule solution au paradoxe du signe consiste en
l'assomption qu'outre la transparence et l'opacité, il y a un
troisième état du signe, la
transparence-cum-opacité. Le signe ni transparent, ni
opaque, est à la fois transparent et opaque, il se
réfléchit dans le même temps qu'il représente
quelque chose d'autre que lui-même » (RECANATI, 1979, p. 21)
Ce statut du signe en pragmatique a contribué une
modification terminologique. Comme il est rare que le préfixe
performatif qui réalise la réflexion de l'énoncé
sur lui-même est souvent absent, c'est le terme d'illocutoire qui est
désormais chargé de rendre compte de la performativité
dans les analyses comme nous avons pu le constater chez DUCROT qui commente
l'implicite en ces termes:
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« [Or] on a fréquemment besoin, à la
fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas
dites, de les dire, mais de façon telle qu'on puisse en refuser la
responsabilité" (DUCROT, 1972, p. 5)
La première raison invoquée est une forme de
tabou linguistique qui risque de faire perdre la face à celui qui se
hasarde à outrepasser cet interdit. Dans certaine situation, il n'est
pas politiquement correct de se plaindre sous peine d'offenser les personnes
dont le quotidien est justement ce dont vous vous plaignez. Par exemple
être contraint de dormir à même le sol. Alors, il ne vous
reste qu'à dire que "le sol est dur".
La seconde origine de l'implicite avancée par DUCROT
est que tout ce qui est dit peut être contredit. Ainsi, il serait
très maladroit de dire invite-moi au restaurant parce que j'en ai envie.
Il suffit de tenter cette invitation en disant dans un contexte précis
"j'ai faim". Pour conclure cet auteur notre cette belle formule:
« Le problème général de
l'implicite,(...) est de savoir comment on peut dire quelque chose sans
accepter pour autant la responsabilité de l'avoir dit, ce qui revient
à bénéficier de l'efficacité de la parole et de
l'innocence du silence » (Ibid. p. 12)
En définitive, le passage qui mène du
performatif à l'illocutoire n'est pas très claire, on ne peut pas
le concevoir comme une rupture épistémologique car l'emploi de
cette dernière terminologie n'éclipse pas la première.
Tout au moins on peut soupçonner dans sa présentation chez Alain
REY un retour aux sources où le paradigme est constitué par
"locutoire", "perlocutoire" et "illocutoire" et auquel cas l'illocutoire semble
privilégier l'implicite. Cet auteur, qui est avant tout un lexicologue
voit d'abord dans l'illocutionnary force le préfixe
in- qui lui permet de dire dans une présentation de
l'ouvrage fondateur d'AUSTIN:
« Élargissant sa remarque sur les
énoncés et les verbes performatifs, Austin a ensuite tenté
de définir une force propre au langage en acte, indépendante de
son pouvoir systématique et virtuel à transmettre du sens. Cette
force dénommée illocutionnary force, s'ajoute à l'acte
d'expression et de transmission du sens (locutionary act); elle apparaît
dans toute énonciation lorsqu'on la replace dans les conditions
concrètes qui définissent les circonstances de la communication.
Elle est in-locutionary, car elle se produit 'en énonçant', 'dans
l'énonciation active'; elle se distingue par-là de perlocutionary
qui qualifie les effets produits par l'énonciation' (et 'par
l'énoncé agissant sur autrui'). » (REY, 1976, p.
181)
Cette pérégrination en territoire morphologique
nous permet de retrouver que le signe en pragmatique assume effectivement le
double destin d'être à la fois transparent et opaque pour
intégrer la force illocutoire dans le cadre de la préservation de
la face de manière à être une théorie de la
modification du rapport interlocutif.
Travaux cités
ANSCOMBRE, J.-C. (1980). "Voulez-vous dériver avec
moi?". Dans Rhétoriques, Communications (Vol. 16, pp. 61-123).
Paris: Seuil.
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CASSIRER, E. (1969). "Le langage et la construction du monde des
objets". Dans C. e. Alii, Essais sur le langage (pp. 37-68). Paris:
Les Editions du Minuit.
DE MUSIL, R. (1982). L'homme sans qualités.
Paris: Seuil.
DUCROT, O. (1972). Dire et ne pas dire, Principe de
sémantique linguistique. Paris: Herman.
DUCROT, O. (1980). "Analyses pragmatiques". (Seuil, Éd.)
Communications(32). GOFFMAN, E. ([1974] 1984). Les rites
d'interaction. Paris: Editions du minuit. GREIMAS, A. J. ([1966] 1982).
Sémantique structurale. Paris: Larousse.
GREIMAS, A. J. ([1966b]1981). "Eléments pour
l'interprétation des récits mythiques". Dans R. BARTHES, &
alii, Introduction à l'analysestructurale du récit (pp.
28-59). Paris: Seuil.
HJLEMSLEV, L. (1968-1971). Prolégomènes
à une théorie du langage. Paris: éditions de
Minuit.
LAFONT, R. (1978). Le travail et la langue. Paris:
Flammarion.
MUSIL, R. (1982). L'homme sans qualités. Paris:
Seuil.
PEIRCE, C. S. (1979). Ecrits sur le signe. (G.
DELEDALLE, Trad.) Paris: Seuil.
RECANATI, F. (1979). La transparence et l'énonciation,
Pour introduire à la pragmatique. Paris: Seuil.
REY, A. (1976). Théories du signe et du sens, 2.
Paris: Klincksieck. SAUSSURE, d. F. (1982). Cours de Linguistique
Générale. Paris: Payot.
SAVAN, D. (1980, Juin). "La sémeiotique de Charles
S.Peirce". Au delà de la sémiolinguistique: la
sémiotique de C.S. Peirce, pp. 9-23.
TESNIÈRE, L. ( [1959] 1982). Eléments de
syntaxe structurale. Paris: Klincksieck. TODOROV, T. (1971-1978).
Poétique de la prose. Paris: Seuil.
30
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