2.2. LA PRAGMATIQUE ET LA THÉORIE DE
L'ACTION.
La communication sur le modèle linguistique implique
toujours un destinateur et un destinataire. D'un premier abord, il s'agit de
communiquer une information. Cependant, il faut admettre que cette vision n'est
qu'une synecdoque croissante. À côté de l'acte de langage
qui
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consiste à informer, existe une foule d'autres actes,
impossible à énumérer car constituant une liste ouverte
dont voici les plus courants, il nous semble: demander, donner une information,
expliquer, argumenter, approuver, désapprouver, saluer, se
présenter, présenter, décrire, conclure, résumer,
introduire, exposer, etc.
Comme le dit KOLMOGOROV et CHAÏTIN, « une
série de hasards est une série dans laquelle il n'est d'autre
détermination des membres que leur énumération »
(SAVAN, 1980, p. 11), il nous faut donc caractériser les actes de
langage pour convertir la série de hasards en une suite
prévisible. Le premier caractère des actes de langage est qu'ils
sont une lecture d'une forme: la forme du contenu.
Certaines formes de contenu sont répertoriées en
langue et sont facilement identifiables. Ainsi, par exemple, l'acte de langage
qui consiste à informer est pris en charge par une forme que l'on
appelle "phrase déclarative", la demande d'information relève
d'une phrase interrogative; la manifestation d'un étonnement, par une
phrase exclamative; et la mise en relief d'un constituant de phrase par une
structure emphatique. On peut appeler ces premières formes de "forme
générique" parce que chacune d'elles peut contenir une liste
infinie. Cette dernière remarque nous amène à la
présentation d'une deuxième forme en étroite relation avec
la substance du contenu.
C'est ici que l'analyse de LAFONT sur la forme prend toute sa
pertinence: la modification non accidentelle d'une forme est en vue d'une
action que cette forme permet d'accomplir. Par ailleurs, il est très
instructif de faire remarquer que le verbe anglais "to perform" qui se traduit
par "accomplir" en français est à la source de la
découverte de la notion de performativité.
Ceci nous permet d'embrayer dans la deuxième
caractérisation des actes de langage. Il n'est plus question ici de
forme générique mais de forme individualisée dont
l'apparition est appelée "token". C'est-à-dire, une occurrence
singulière d'énoncé que l'on appelle énonciation.
Pour mieux clarifier le "token", il est préférable de reproduire
le texte de Peirce, son inventeur, à travers une citation qu'en fait
RECANATI:
« Une façon usuelle d'estimer le volume d'un
manuscrit ou d'un livre imprimé est de compter le nombre des mots. Il y
aura ordinairement à peu près vingt "le" par page, et bien
sûr ils comptent comme vingt mots. Dans un autre sens du mot "mot",
cependant, il n'y a qu'un seul "le" en français; et il est impossible
que ce mot soit visible sur une page, ou audible dans une séquence
sonore, pour la raison qu'il n'est pas une chose singulière ou un
événement singulier. Il n'existe pas; il détermine
seulement des choses qui, elles existent. (...) Je propose de l'appeler un
type. Un événement singulier qui n'a lieu qu'une
fois et dont l'identité est limitée à cette occurrence, ou
un objet singulier (une chose singulière) qui est en un certain point
singulier à un moment déterminé (...) comme ce mot-ci ou
celui-là, figurant à telle ligne, telle page de tel exemplaire
particulier d'un livre, recevra le nom de token2.
» (RECANATI, 1979, p. 72)
2 Dans Écrits sur le signe, PEIRCE
appelle le token "sinsigne" dans lequel mot la syllabe sin
est la première syllabe de semel, simul, singulier, etc.). (PEIRCE,
1979, p. 31)
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Il est indiscutable qu'une action ne peut jamais
être un type, mais toujours un token parce qu'elle est toujours
localisée singulièrement dans le temps et dans l'espace.
Même si l'on accomplit exactement à la manière d'un
métronome la même action au même endroit. Chacune de ces
actions se distinguent les unes des autres par leur différence dans le
temps. C'est le cas par exemple d'un ouvrier dans une chaîne de montage.
Il en est exactement de même de l'énonciation. C'est que nous
apprend justement Jean-Claude ANSCOMBRE:
« Si on entend par réalisation cet
événement historique qu'est la production de l'objet, nous
parlerons alors d'énonciation: c'est le fait d'apparition d'une
occurrence de l'énoncé type » (ANSCOMBRE, 1980, p.
63)
Dès lors, en articulant l'énonciation et
l'énoncé, on s'aperçoit que l'énonciation est une
production de forme qui indique ce qu'elle accomplit: une action dans le
langage plus connue sous l'expression acte de langage. Maintenant la question
qui va nous guider consiste à déterminer ce qu'est une
action.
Une action se caractérise par son inscription
dans une temporalité close que la sémiotique appelle algorithme
narratif dont voici le schéma:
Avant Après
Contenu inversé Contenu
posé
C'est ce qu'on appelle algorithme narratif de GREIMAS
(GREIMAS, "Eléments pour l'interprétation des récits
mythiques", [1966b]1981, p. 30) mais il est trop daté qu'il est
préférable de prendre sa version plus neutre chez
TODOROV:
« Un récit idéal commence par
une situation stable qu'une force quelconque vient perturber. Il en
résulte un état de déséquilibre ; par l'action
d'une force dirigée en sens inverse, l'équilibre est
rétabli ; le second équilibre est semblable au premier mais les
deux ne sont jamais identiques. » (TODOROV, 1971-1978, p.
50)
Autrement dit, pour caractériser une forme, il
suffit de l'inscrire dans la temporalité close du narratif et de la
sorte de mesurer la modification entre le temps initial et le temps final sans
qu'il faille par la suite vérifier dans le référent
mondain ce changement parce qu'il est accompli ipso facto par
l'énonciation de la forme en tenant compte de la fuite du réel
discutée plus haut.
Ainsi, pour reprendre le cas du verbe "promettre",
verbe présent dans les textes d'AUSTIN et toujours cité en pareil
cas. En disant "je promets", j'accomplis une promesse parce que la forme de
l'outil linguistique a cette signification et que de la sorte mon intention est
de faire passer le destinataire de l'incertitude à la certitude ou de
quelque chose de ce genre. L'acte de langage est toujours accompli dans et par
l'énonciation comme condition nécessaire et
suffisante.
Maintenant en précisant le rapport entre forme
et sens nous pouvons illustrer que le même sens peut s'incarner dans
plusieurs formes et qu'ainsi chaque forme montre une action précise en
dépit de l'identité du sens.
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François RECANATI réalise une application
intéressante du pari sur la forme opérée à la fois
par HJELMSLEV dans son analyse de la sémiotique et en même temps
par LAFONT sous forme d'instrumentalisation du langage.
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