10.2. DU PROTOLANGAGE AU LANGAGE EN PASSANT PAR LA
PRAGMATIQUE
Rappelons pour mémoire que, selon la perspective
communément admise et suivant en cela Charles MORRIS, dans le domaine de
la linguistique, il faut distinguer trois cas : la sémantique qui est
l'étude du rapport du signe avec le monde ; la syntaxe, l'étude
du rapport du signe entre eux et la pragmatique, l'étude du rapport des
signes à leurs interprètes (MORRIS, 1971, p. 21)
Cette présentation peut être appelée une
théorie additionnelle dans laquelle la pragmatique vient s'ajouter
à la sémantique et à la syntaxe ; les trois branches de la
linguistique sont ainsi chacune autonome. Ce n'est pas ainsi pourtant que
Rudolf CARNAP conçoit les choses quand il dit que La pragmatique est
la base de tout pour la linguistique
142
(CARNAP, 1942, p. 13). Voici comment Pierre BANGE nous
présente cette orientation de CARNAP sur la question de la pragmatique
:
« C'est en fait une conception radicalement
différente qui est suggérée : la présentation de
CARNAP introduit à l'analyse fonctionnelle du langage dans laquelle les
structures linguistiques sont considérées comme des moyens
commandés et guidés par des buts pragmatiques et permettant de
les réaliser. » (BANGE, 1992, p. 9)
On peut étayer cette intuition de CARNAP à
partir d'autres recherches qui tentent de remonter les origines du langage sur
le plan phylogénétique. Ainsi, l'hypothèse du goulot
d'étranglement dans le parcours de l'hominisation de l'espèce
aurait conduit à un saut qualitatif du langage.
Ce qu'il est convenu d'appeler avec le linguiste Dereck
BICKERTON « protolangage » peut être compris comme un langage
sans grammaire mais suffisamment efficace pour une communication qui
s'opère aux sens - présence simultanée des locuteurs et du
référent - à l'instar du langage enfantin qui, le plus
souvent, n'est qu'une vocalisation du geste déictique. En effet,
l'évidence première dans le geste déictique est
l'impérative présence simultanée de celui qui montre, de
l'objet montré et de celui à qui on le montre. De cette
manière, la situation d'énonciation supplée à la
carence de grammaire.
Remarquons que le protolangage ne se réduit pas
seulement à l'histoire de l'espèce ou au langage enfantin sur le
plan ontogénétique, il est formalisé de diverses
manières, dans l'arbitrage des sports collectifs, par exemple, à
cause de son efficacité dans le cas où arbitres et joueurs ne
parlent pas la même langue ; ce qui arrive très souvent dans les
sports de haut niveau. Il est également à l'oeuvre dans les
panneaux de signalisation routiers ; il interfère même dans la
communication quotidienne sous forme de gestuelle acquise par
répétition de la même situation.
Mais l'inconvénient majeur du protolangage est qu'il
est incapable de narration, c'est-à-dire, incapable de parler d'un
événement du passé et encore moins de faire une projection
dans le futur. Autrement dit, le protolangage ne permet pas la mise en place
d'une mémoire collective dont l'avantage indiscutable se présente
actuellement dans la notion de République comprise comme la soumission
de l'intérêt individuel à l'intérêt
collectif.
De la même manière que dans une
République, il faut que cet intérêt collectif soit
consigné matériellement dans ce que l'on appelle «
Constitution » comme faisant l'unanimité du plus grand nombre et
sur laquelle s'appuie toute forme de pouvoir : l'exécutif, le
législatif et le juridique ; il fallut à nos ancêtres un
moyen de publication de l'intérêt collectif : la narration. C'est
ce qui aurait abouti à la complexification du protolangage, l'amenant
à basculer dans le langage. En effet :
« Raconter une histoire, c'est le plus souvent
s'extraire de la situation présente pour introduire un autre cadre
spatio-temporel, y faire surgir des personnages réels ou imaginaires,
les faire vivre, agir, penser, parler sur une espèce de «
scène verbale » que l'on dresse devant son auditoire, en
déroulant, plus ou moins vite selon les besoins, le fil d'une
temporalité que l'on maîtrise entièrement et que l'on met
au
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service de la dynamique des événements qui
se succèdent sur cette scène, qui peut elle-même, à
son tour, se déplacer pour suivre un acteur, une intrigue, jusqu'au bout
du monde s'il le faut. » (DESSALES, PIQ, & VICTORRI, 2006)
Mais pour conforter la position annoncée supra de
CARNAP, il nous faut encore expliquer pourquoi il est nécessaire de
raconter. Pour reprendre le parallélisme évoqué à
l'instant, on peut dire que s'il est impératif d'analyser la
constitutionnalité des actions ou décisions des pouvoirs, c'est
afin de préserver l'ordre public, de prévenir un
déferlement de violence provoqué par un sentiment d'injustice.
Pareillement, dans l'hominisation de l'espèce :
« Faire partie d'une société humaine,
c'est adhérer, le plus souvent sans réserve, à des
histoires qui racontent l'origine du groupe social et qui définissent du
même coup les comportements qui scellent l'appartenance à ce
groupe. Tous les mythes et religions fondent les interdits sur des
récits mettant en scène des personnages sacrés
(ancêtres ou dieux) qui violent précisément ces interdits
» (ibid.).
On voit très bien que raconter une histoire de la sorte
est guidé par un but pragmatique : empêcher la violation d'un
interdit qui désorganiserait l'ordre social :
« Une étape importante dans ce processus peut
avoir consisté à ritualiser le comportement narratif : au lieu
d'attendre qu'une crise éclate, il est en effet plus efficace
d'organiser des manifestations régulières pour évoquer ces
scènes ancestrales et les actes à prohiber. C'est tout au long de
cette évolution du comportement social que les techniques narratives
auraient progressé, se seraient affinées et complexifiées,
en devenant aussi de plus en plus conventionnelles. La langue mère,
munie de toutes ses propriétés syntaxiques et sémantiques
qui caractérisent le langage humain, serait l'aboutissement de ce
processus. » (ibid.)
S'il est donc admis que la coordination présentielle
d'actions telle que la chasse aux gros gibiers comme les mammouths ne requiert
pas un langage sophistiqué dans la mesure où gibiers et chasseurs
sont présents en même temps, il s'ensuit donc une
sémiotique du monde naturel interprétée de manière
immédiate plus ou moins de la même façon à cause de
leur répétition.
En revanche, communiquer sur un objet absent de manière
à dresser un spectacle linguistique, nécessite de la grammaire,
notamment la récursivité et ce que la grammaire traditionnelle
appelle « aspect », à côté des anaphores et des
indicateurs spatiotemporels. Bref, une spectacularisation discursive à
la source de la théorie actancielle initiée par la grammaire
puissancielle de TESNIÈRE ( [1959] 1982) et prolongée par GREIMAS
(GREIMAS, [1966] 1982).
Cependant, il ne faut pas croire que l'idée d'une
absence symbolisée est complètement hors de portée du
protolangage. Le protolangage participe déjà d'une logique
narrative en opposant les propriétés du passé et du futur
(avant vs après) dans la fabrication du premier outil : le silex biface.
C'est ce que nous apprend Robert LAFONT dans le passage suivant :
« L'hominisation de l'espèce commence lorsque
l'individu se sert d'un objet pour en modifier un autre en vue d'une action que
ce second assume : lorsque le chasseur
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modifie la forme d'un caillou pour en faire une arme
contre un gibier éventuel. Éventuel : il faut bien dans
l'opération de fabrication d'un instrument, qu'un troisième objet
soit absent et remplacé par son image. La "certitude sensible"
nécessaire au travail est prise en charge par la représentation.
» (LAFONT, 1978, p. 19)
Il est curieux de remarquer que LAFONT parle également
d'hominisation de l'espèce dans la fabrication d'un outil. Ceci n'est
pas pour nous étonner car ce père de la praxématique
considère l'unité de la première articulation, non pas
comme doué de sens, mais comme un outil de production du sens :
« Il (le praxème) n'est pas « doué
d'un sens ». Il est l'unité pratique de production de sens, ce qui
est fort différent ; comme l'acte produit par l'outil, lui-même
produit par le travail, ne se confond pas avec l'outil, même si la forme
de l'outil lui donne déjà une forme » (LAFONT, 1978, p.
29)
Ce que LAFONT attache à l'unité de la
première articulation, la pragmatique le confie à
l'énonciation en termes d'actes de langage et dans la mesure où
Umberto ECO (1985, p. 138) opère une généralisation de la
narrativité à toute énonciation, nous pouvons conclure
avec la voix de B. VICTORRI cette identité entre la fonction narrative
et la dimension pragmatique du langage :
« Notre thèse peut alors se résumer de
la manière suivante. Pour échapper aux crises récurrentes
qui déréglaient l'organisation sociale, nos ancêtres ont
inventé un mode inédit d'expression au sein du groupe : la
narration. C'est en évoquant par la parole les crises passées
qu'ils ont réussi à empêcher qu'elles se renouvellent. Le
langage humain s'est forgé progressivement au cours de ce processus,
pour répondre aux besoins nouveaux créés par la fonction
narrative, et son premier usage a consisté à établir les
lois fondatrices qui régissent l'organisation sociale de tous les
groupes humains. » (VICTORRI, 2002)
Comme parmi ces lois fondatrices, il y a l'interdit de
l'inceste, nous pouvons donc maintenant traiter notre objectif final, à
savoir la censure et la postulation du corps féminin. Or, il faut
reconnaître que ces lois fondatrices se présentent, bien entendu,
de manière narrative avec toutes les ressources encore
insoupçonnées de la narrativité, mais prennent la forme
d'un mythe.
Le problème du mythe est qu'il se dote de fabuleux,
c'est-à-dire, la deixis am phantasma de Karl BULHER mise
à la mode par Claude CALAME (2004) par opposition à la deixis
demontratio oculo , respectivement, une référence interne et
une référence externe au discours qui atteste comme le dit BOUDOT
que le recours à la fiction est encore une analyse du réel :
« Nous appelons ici « fiction » la
tentative de constituer par le discours et en lui un monde différent du
monde réel : la volonté balzacienne de « faire concurrence
à l'état civil » en serait une illustration. C'est dans le
cas de la fiction que tout se passe comme si on avait affaire à un autre
réel. Mais la fiction se distingue de l'énoncé
irréel précisément parce qu'elle ne s'annonce pas comme
irréelle ; elle ne comporte pas de présupposition
d'irréalité, elle met au contraire tout en oeuvre pour se faire
admettre comme réalité. L'énoncé irréel
s'exprime en recourant au conditionnel. Il se situe ainsi
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de lui-même par rapport au réel ; il
manifeste sa finalité qui n'est pas de décrire une autre
réalité, mais de servir par un moyen détourné
à l'analyse de la réalité. « Une théorie
féconde du réel exige la pensée de l'irréel »
écrit M. Boudot. » (PARIENTE, 1982, p. 43)
Ce qui veut dire que les mythes sont une analyse du
réel et qu'ils sont les premières expressions d'une intelligence
programmatique dont l'élaboration vise une culture anthropologique.
Cette dernière remarque est de nous permettre de traiter notre
problème à partir d'une littérature universelle : le mythe
dans la Bible.
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