10. CENSURE ET POSTULATION DU CORPS FÉMININ
RÉSUMÉ :
Cette étude met en évidence la différence
radicale entre l'homme et la femme à partir de l'analyse du mythe
biblique, celui d'Adam et d'Ève. Il en ressort que si l'homme appartient
au monde profane du travail, par contre, la femme appartient au monde
sacré. Il faut se rappeler que le sacré est ambivalent. Il y a le
sacré vénérable et le sacré exécrable. La
femme cumule ces deux sacralités. Mais dans la mesure où le
sacré s'entoure d'interdit. La séduction féminine provient
de la transgression d'un interdit fondamental : le monde sacré du jeu
qui définit la femme selon le principe de l'intransitivité.
Mots clés : sacré, profane, interdit,
totalité, transgression, séduction, postulation.
Abstract
This study highlights the radical difference between the man
and the woman from the analysis of the biblical myth, that of Adam and Eve. It
appears that if the man belongs to the secular world of work, however, the
woman belongs to the sacred world. It must be remembered that the sacred is
ambivalent. There is the sacred venerable and the execrable sacred. The woman
has these two properties of sacred. But to the extent where the sacred
surrounds himself banned. Feminine seduction comes from a fundamental banned
transgression: the sacred world of the game that defines women according to the
principle of the intransitivity.
Key words: sacred, profane, forbidden, totality, transgression,
seduction, postulation.
10.1. INTRODUCTION
On peut dire que depuis toujours le sexe féminin est
vigoureusement refoulé, censuré de diverses manières. On
peut même dire que toutes sémiotiques confondues n'ont fait que
censurer le sexe féminin parmi lesquelles la violence de l'excision.
Néanmoins, l'objectif de cette communication n'est pas de militer pour
l'égalité des sexes et encore moins de militer pour le
féminisme. Son objectif est moins ambitieux : observer l'aspect
pragmatique de cette censure en tenant compte que ce que la censure interdit,
elle la postule en même temps ; et nous pouvons dire, en anticipation de
notre formulation du problème que ce que la censure interdit, c'est la
totalité comprise comme une autonomie, ou comme signe autonymique.
Autrement dit, ce qui se profile derrière ce titre est
une illustration particulière de l'affirmation selon laquelle «
nommer, c'est faire exister ». Une affirmation que partagent en même
temps linguistes et anthropologues bien qu'il y ait certaines réserves
sur ce pouvoir de l'énonciation. Commençons par sortir de ces
réserves.
On oppose toujours à cette idée que nous voulons
développer sous la thématique de la femme que le monde est
l'univers sur lequel le langage s'est levé. Ce qui veut dire très
exactement que le langage ne crée rien puisque le monde lui
préexiste. À considérer cette
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objection dans une stricte interprétation, on aboutit
logiquement à la notion de langage étiquette. Mais l'idée
de langage étiquette se heurte à son tour à la question de
la relativité linguistique mis à jour par Édouard SAPIR et
Benjamin Lee WHORF, plus connue sous le nom de thèse de SAPIR-WHORF.
(WHORF, 1980) Ainsi en Hopi, il n'y pas de notion d'indéfini
incompatible au nombre comme cela se présente en français avec
les articles du et qui n'a pas de pluriel pour déterminer les
noms de substance continue comme l'eau, ou l'air.
On remarque également qu'en malgache, une langue qui ne
connaît ni le genre ni le nombre dans laquelle l'article partitif et
l'indéfini pluriel n'existent pas. Il ne s'agit pas d'interpréter
cette absence comme inexistence de déterminant pour les
catégories visées. Jean-Claude MILNER démontre que
l'expression du partitif et de l'indéfini pluriel dans beaucoup de
langue est un zéro phonétique, noté Ø, (MILNER,
1978).
En effet, si le langage ne consiste qu'à donner des
étiquettes aux référents mondains, on ne s'explique pas
pourquoi les choses ne sont pas nommées de la même manière
dans toutes les langues naturelles. SAUSSURE pense que cette différence
nominative est une conséquence de l'arbitraire du signe (SAUSSURE, 1982,
p. 100 et sv). On connaît le déplacement de l'arbitraire
opéré par BENVENISTE à partir des arguments propres
à SAUSSURE lui-même :
« Ainsi du signe linguistique. Une des composantes du
signe, l'image acoustique, en constitue le signifiant, l'autre, le concept, en
est le signifié. Entre le signifiant et le signifié, le lien
n'est pas arbitraire ; au contraire, il est NÉCESSAIRE. (...) Ce qui est
arbitraire, c'est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué
à tel élément de la réalité, et non à
tel autre. » (BENVENISTE, [1966] 1982, pp. 51-52)
Nous voulons suggérer que l'on ne peut parler
d'arbitraire dans le sens saussurien ou dans le sens de BENVENISTE qu'a
posteriori, quand on ne peut plus remonter la démarche
phylogénétique ayant fait passer le protolangage au niveau du
langage. La thèse de la relativité linguistique va dans ce sens :
pour une société d'éleveur de zébu, il est crucial
de pouvoir nommer les bêtes non seulement en fonction de la couleur de
leur robe mais également en fonction de leur morphologie pour les
services attendus de ces animaux : ainsi par exemple, un zébu sans
bosses est appelé en malgache baria parce que les zébus
de la sorte ont un comportement farouche et difficile à mettre au pas
pour les travaux des champs comme pour piétiner la rizière avant
le repiquage. Par contre ils sont très spectaculaires dans le
savika15 où le héros doit s'accrocher d'une
manière ou d'une autre à hauteur de l'encolure de l'animal qui se
débat à travers des sauts pour se débarrasser de l'homme.
Ce caractère morphologique importe peu au citadin malgache qui ignore
complètement pourquoi l'équipe nationale de foot est
appelée Barea16 de Madagasikara.
15 Une manière spécifique de
d'affronter les boeufs à mains nues en s'accrochant à lui par les
biais de son coup et de sa bosse afin de le faire tomber. Le savika n'est pas
à confondre avec le torero.
16 Juste une variante lexicale de baria
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Cet exemple montre que les mots n'ont pas pour fonction de
nommer les choses mais de créer un parcours de renvois que justifie la
définition du signe dans la théorie triadique de PEIRCE,
notamment dans la notion d'interprétant :
« Un signe ou representamen est un Premier qui se
rapporte à un second appelé son objet, dans une relation
triadique telle qu'il a la capacité de déterminer un
Troisième appelé son interprétant, lequel assume la
même relation triadique à son objet que le signe avec ce
même objet ... Le troisième doit certes entretenir cette relation
et pouvoir par conséquent déterminer son propre troisième
; mais, outre, cela, il doit avoir une seconde relation triadique dans laquelle
le representamen, ou plutôt la relation du representamen avec son objet,
soit son propre objet, et doit pouvoir déterminer un troisième
à cette relation. Tout ceci doit également être vrai des
troisièmes du troisième et ainsi de suite indéfiniment...
» (PEIRCE, 1979, p. 147)
Nous allons maintenant, suite à l'exemple du baria
à l'instant, voir que c'est ce système de renvois que nous
préférons appeler « parcours d'évocations » qui
engendre les différences entre les langues, parce que chaque
société à l'intérieur d'une nation a un parcours
d'évocations différent les uns des autres.
HJELMSLEV, dans son analyse de la fonction sémiotique
qui s'établit entre « expression » et « contenu »
arrive à la même conclusion en partant de la comparaison de
plusieurs langues. Il en ressort que ce qui reste commun à toutes ces
langues est le sens qui prend une forme différente dans chacune d'elles
:
« Tout comme les mêmes grains de sable peuvent
former des desseins dissemblables, et le même nuage prendre constamment
des formes nouvelles, ainsi, c'est également le même sens qui se
forme ou se structure différemment dans différentes langues.
Seules les fonctions de la langue, la fonction sémiotique et celles qui
en découlent, déterminent sa forme. » (HJLEMSLEV, 1968-1971,
p. 70)
C'est dans ce sens que « nommer, c'est faire exister
» puisque le mot a cette particularité de générer, en
passant par le référent, ce parcours d'évocations qui
diffère d'une société à l'autre au sein de la
même communauté linguistique en fonction, justement, de la
fonction sémiotique et celles qui en découlent. Parmi les
linguistes sensibles à cette question, nous pouvons citer Charles P.
BOUTON qui note au niveau de l'ontogénie de la parole deux
démarches opposées mais complémentaires dont voici la
seconde : « Dans un second moment, le mot devient en lui-même
générateur de sensations, de sentiments, d'idées. Le
langage devient en soi un procédé de connaissance. »
(BOUTON, 1979, p. 265)
C'est ce que l'on appelle communément «
démarche sémasiologique ». Pour sa part, l'Allemand Ernst
CASSIRER soutient que le langage contribue à la construction du monde
des objets : « L'idée ne préexiste pas au langage, elle se
forme en lui et par lui » (CASSIRER, 1969, p. 66)
Il faut entendre par idée, l'idée de toute chose
à laquelle nous pouvons penser. Ce qui ne signifie pas que les choses
n'existent pas indépendamment du langage, mais elles ne peuvent pas
être saisies en dehors du langage qui leur assigne le lien de chose
à choses nécessaire à leur connaissance. C'est ce que
souligne PEIRCE en ces termes : « être et devenir,
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c'est être représentable » (SAVAN,
1980, p. 11). Nous pouvons encore évoquer le logicien QUINE pour
soutenir que le langage instaure la continuité dans un monde discontinu
pour les services que l'homme en entend : « C'est pourquoi que j'ai dit et
redit et au fil des années qu'être c'est être la valeur
d'une variable. Plus précisément, ce que l'on reconnaît
comme être est ce que l'on admet comme valeurs des variables
liées. » (QUINE, 1993)
En définitive, lorsque l'on dit que « nommer,
c'est faire exister » ; il ne s'agit pas de croire à une puissance
démiurgique qui crée en même temps le nom et la chose ;
mais au contraire, il s'agit de la puissance de liaison qui relie une chose aux
autres selon un processus cognitif que résume cet aphorisme de
WITTGENSTEIN : « [...], nous ne pouvons imaginer aucun objet en dehors
de la possibilité de sa connexion avec d'autres objets »
(2.0121) (WITTGENSTEIN, 1961, p. 30)
On peut multiplier, de la sorte, les références
qui visent à montrer que le langage est un instrument
privilégié de connaissance, c'est-à-dire d'organisation du
réel qui se présente sous une forme discontinue. C'est à
ce titre seulement que l'on peut rejeter l'idée du langage
étiquette au profit d'un langage de construction.
Il nous semble que l'on ne peut plus, dans l'état
actuel de nos connaissances, faire obstacle à l'idée du langage
qui se situe au coeur du schème cognitif puisque l'idée de
langage étiquette est complètement ruinée. En effet, en
écho lointain au principe d'oubli que NIETZSCHE assigne au langage :
« Le mot (le concept) ne désigne un fait ou un
phénomène qu'à l'aide de l'abstraction en omettant
plusieurs de leurs traits.
« Tout concept naît de l'identification du non
identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait
identique à une autre, aussi certainement le concept de feuille a
été formé grâce à l'abandon
délibéré de ces différences individuelles,
grâce à un oubli des caractéristiques » mais cette
identification de la partie au tout est une figure de rhétorique : la
synecdoque. (NIETZSCHE la nomme tantôt métaphore, tantôt
métonymie) » (TODOROV, 1970, pp. 28-29)
Jean PETITOT, d'un seul coup de plume, scelle de
manière convaincante l'inscription du langage dans le cognitif :
« La relation dominante est la relation
signifié / signifiant (la cause du désir et non pas la
validité du jugement), le référent n'étant qu'un
tenant lieu (un artefact, un simulacre, un trompe l'oeil) servant de support
» (BRANDT & PETITOT, 1982, p. 25)
Tout concourt donc à nous permettre de voir un peu plus
clair dans notre problématique : s'il y a censure, c'est parce ce que ce
tabou linguistique a des attaches plus fortes à la dimension cognitive
du langage pour laquelle la référence ne s'arrête plus au
réel - qui n'est qu'un simulacre - mais le traverse pour atteindre le
parcours d'évocations. Il y a tabou linguistique parce qu'une fois le
monde pris dans les rets du schème cognitif, la catégorie du
réel s'évanouit comme une question inutile. Il s'agit là
d'une conclusion à laquelle, avec son style propre, Robert de MUSIL nous
convie :
« [...]. Toutes les possibilités que
contiennent, par exemple, mille marks, y sont évidemment contenues qu'on
les possède ou non ; le fait que toi ou moi les
possédions
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ne leur ajoute rien, pas plus qu'à une rose ou
à une femme. Mais disent les hommes du réel, "le fou les donne au
bas de laine et l'actif les fait travailler"; à la beauté
même d'une femme, on ne peut nier que celui qui la possède ajoute
ou enlève quelque chose. C'est la réalité qui
éveille les possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement
absurde. » (MUSIL, 1982, pp. 18-19)
Cette dernière remarque permet de comprendre pleinement
que dans le langage, il n'y a que du langage qui s'autonomise dans un parcours
d'évocations. Une autonomie qui est au coeur de la pragmatique et qui
permet à cette discipline d'éviter le piège de la
confusion entre langage et substance. C'est à cette confusion que
HJLEMSLEV semble faire allusion dans la remarque suivante :
« A priori, on pourrait peut-être supposer que
le sens qui s'organise appartient à tout ce qui est commun à
toutes les langues, et donc à leurs ressemblances ; mais ce n'est qu'une
illusion, car il prend forme de manière spécifique dans chaque
langue ; il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe
universel de formation. » (HJLEMSLEV, 1968-1971, p. 98)
Ce que nous allons essayer d'illustrer par l'exemple suivant.
Un individu habitant seul dans un appartement peut - dans l'intention de
signifier sa présence - laisser lumières et
téléviseurs allumés comme signe de sa présence au
moment où il est justement dehors. Ou encore, afficher sur son portail
l'écriteau « chien méchant » réalise accomplit
l'avertissement souhaité qu'il existe ou non un chien à
l'intérieur du domaine. De la même manière la
reconnaissance d'une forme sémiotique entraîne toujours un
parcours d'évocations que manifestent les actes de langage. C'est
pourquoi que la sanction d'un acte de langage n'est pas la véridiction
mais son apparition dans une existence token-réflexive,
c'est-à-dire qu'un acte de langage n'est ni vrai ni faux, mais il est -
au sens plein de ce verbe « être » - tout simplement.
Il nous semble que le passage du protolangage vers langage est
une manifestation du parcours d'évocations dans la pragmatique.
Autrement dit, l'émergence du langage est une question de pragmatique et
que les premiers langages sont consignés dans ces premières
littératures que nous appelons mythe.
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