9.3. LE MYTHE DE L' « AMPELAMANANISA »
L'objectif de cette analyse est de montrer comment le mythe
opère une censure qui se présente en même temps comme une
postulation de ce qu'il interdit. Autrement dit, il s'agit de confirmer que :
« Le sens devient chaque fois substance d'une forme nouvelle et n'a
d'autre existence possible que d'être substance d'une forme quelconque.
» (HJLEMSLEV, 1968-1971, p. 70)
Prenons connaissance de ce mythe.
Laha teo ampelamananisa, Il était une fois une femme aux
ouïes
nisy lahy lahilahy io Il y avait un homme
ty asa ?e fa i ty maminta avao Son métier, il ne fait que
de la pêche
Zay ro ameloma ?e ty anane no ho ty valini ?e
Ie njaik'anjo ie nandeha namita anjiake
ane
C'est ainsi qu'il fait vivre ses enfants et sa femme
Un jour il était allé pêcher en mer
ine
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Ka laha tane ie tinanja ?e ty raha vinta
|
Et quand il était là-bas, quelque chose avait
accroché son fil
|
« Ka nao lahy hoy i, ino raha mitanjaka vinta toy
mampahere aze io ?
Et il s'était dit : qu'est ce qui peut bien accrocher
ce fil pour qu'il soit ainsi rigide ?
Tsy manao ty sananjo toy fa hafahafa Ça ne fait pas comme
tous les jours,
mais c'est étrange
Eo moa nahoda iny tsereke, laha sinonto ?e vinta ine ka laha
nisolea ka laha nisolea bakao tomponjano one iano...
L'homme était alors perplexe, quand il avait
retiré le fil, ça avait résisté,
résisté, puis le maître des eaux en sortit, ... la
sirène
Le nanombo nahoda iny Alors, le monsieur s'est évanoui
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Ka mamombo nahoda iha hoy raha iny fa tsy raha hamono anao zaho
dra miseho aminao fa hamelo anao ka mitefa iha
Il ne faut pas s'évanouir lui disait la chose car je ne
vais pas te tuer même si je t'apparais mais te faire vivre, donc assieds
toi
La nitefa moa nahoda iny nifoha, nivelo njaike
Et le monsieur s'est assis, revenu à lui, vivant de
nouveau
Hatao akory iha hoy nahoda iny hananeke io?
Hatao akore aho hoy fa tsika ho antana ?areo any fa ho mpivale
Que faire de toi, lui disait le monsieur, maintenant ?
Que faire de moi disait -elle mais nous allons vers ton
village pour être époux et épouse
Ho mpivale ? Être époux et épouse ?
Ka laha mpivale ka hanao akore ? Si nous épousons
qu'adviendra-t-il ?
Tsika ho mpivale fe ty raha faly ahy: tsy volany ty manao hoe
« ampelamananisa » zay fa faly anay
Nous serons époux mais il m'est tabou de me dire «
femme aux écailles », cela nous est tabou
« Eka » hoy nahoda iny « Oui » disait le
monsieur
Eo moa iny le nandesi ?e nahoda iny an-tana atoy i e
Eo teraka iaby ty hoe « ao koa lahy Zatovo fa Zatovo ty
anara?e nahoda io, manambale zao ampelamananisa zao kea ie ao
Bibiolo raha zao ie, olo ty anabo ?e, biby ty ambani?e fa
manao fia io ka misy ohi?e ro misy isa ?e
Cela était et le Monsieur l'amenait ici dans le
village
Et c'est de là que naissait la rumeur : « il est
là Zatovo, parce c'est Zatovo le nom de ce monsieur, qui épousait
une femme aux ouïes »
C'est un animal humain (monstre) parait-il, le buste est
humain mais le bas fait poisson et a une queue et a des écailles
E hoy ty olo Eh disaient le gens
Eny, eny fa malaky fa tapasiry fa bevoky raha iny, le niteraka
roa, ampela noho lehilahy
Lafa te hanjo roze mandeha ie andese ?e anjiaka ene aja rene
baky najo kea moly an-tanà atoy, no izao avao ty asa ?e zisike be aja
reny
Le temps passait, puis parce que c'est un conte, on fait vite
: la sirène fut enceinte et accoucha de deux enfants : une fille et un
garçon
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Quand ils ont envie de se baigner, elle amène ces
enfants en mer et après s'être baignés ils rentrent au
village, ils faisaient comme ça jusqu'à ce que les enfants furent
grands.
Ela ty ela, mitsiko ty etoe mitsiko ty eroa, ka ty ampela
manambaly an-tanà moa lahy afaka azy ty iny tsiko fa nahare tike ka
meloka mivola an'i Zatovo hoe :
« Zaho lahy Zatovo tsy vitako ty tsikotsiko atao ahy
sananjo fa zaho holy fa be anako retia ka laha roze marary angalao lomotse,
laha siloke angalao taolam-pia hatabaka azy »
« tsy atao kolahy zao fa iha abe efa latsak'anaka amiko
fa moremoretse aho ka enganao. »
Aia moa tsy mete ampelamananisa ine fa nandeha avao ie, ana ?e
rene tsy nandese ? e fa ty vata ?e ro nandeha ka la miantsa antsa avao iea
Eny iha zatovo e ! Zaho fa hole zao
Laha marary ty anantsika
Tabaho taolam-pia a!
Laha siloke ty anantsika
Fahano lomotse
Nandeha i, nandeha i, ie kea fa amolo-jiake eo ie niantsa
jaiky ie
Eny iha zatovo e ! Zaho fa hole zao
Laha marary ty anantsika
Tabaho taolam-pia a!
Laha siloke ty anantsika
Fahano lomotse
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Le temps passait, on médit par ici et par là, il
s'agit justement de femmes mariées au village qui ne peuvent pas
s'interdire de médire et celle-ci est au courant et dit ainsi à
Zatovo :
« Moi, Zatovo, je ne supporte plus ces médisances
sur moi tous les jours, alors je vais rentrer puisque mes enfants sont
déjà grands et s'ils tombent malades cherche leur des algues,
s'ils ne se portent pas bien amènent d'os de poisson et badigeonne les
avec »
« il ne faut pas faire ainsi, surtout que tu m'as
déjà donné des enfants, je m'ennuie un peu et tu me
quittes.
Toujours est-il que la sirène n'a pas
cédé et elle est partie, elle n'a pas emmené ses enfants
mais c'est elle seule qui est partie en vocalisant comme -ci :
Tu es ici Zatavo mais moi, je rentre Si nos enfants tombent
malades Badigeonne-les d'os de poisson S'ils ne se sentent pas bien Sers-les
d'algues
Elle est partie, partie, et quand elle fut au bord de la mer,
elle a vocalisé encore une fois
Tu es ici Zatavo mais moi, je rentre Si nos enfants tombent
malades Badigeonne-les d'os de poisson S'ils ne se sentent pas bien Sers-les
d'algues
La i Ampelamananisa anjiake eo la nijorobo ie la any ie anjiake
any fa tsy hita amy zay
Quand elle fut dans l'eau, elle y plongea et on ne peut plus la
voir.
Zay lahy ty tantara ?e ampelamananisa ie fotora?e ty niboahay
vezo mba anjiake ato ka tsy zaho lahy ty mavande fa olo-be taloha.
Loha manenke tsy mahatapa-doha. Torahiko ny vy le mivimby
C'est cela l'histoire de la femme aux écailles source
de notre population vezo de la mer. Ce n'est pas moi qui ai menti mais les
anciens. Tête qui acquiesce ne se fait pas couper. Je jette la pierre sur
le fer qui ferraille13.
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La première caractéristique qui saute aux yeux
à la réception de ce récit mythique est sa nature
fictionnelle, il existe des indices formels de cette nature, d'abord, il y a ce
que Roman JAKOBSON (Cf. (1981, pp. 238-239)) appelle exorde des conteurs, ici,
nous avons le célèbre « il était une fois ».
Cette marque formelle de la fiction est un paradoxe. Elle
embraie le récit dans l'ordre de la fiction, c'est cela sa fonction.
Mais quand on considère que cette marque se décline au mode
indicatif, de mode grammatical embraie le récit dans la catégorie
du réel. Ce mécanisme d'exorde est une forme - c'est une marque
formelle - qui dote le récit d'une force illocutoire
dérivée de l'affirmation que nous allons appeler avec Jean Marie
SHAEFFER (1999) « suspension volontaire d'incrédulité
».
Ensuite, vers la fin du récit, nous avons une clausule
spécifique au dialecte « tête qui acquiesce ne se fait
pas couper. Je jette la pierre sur le fer qui ferraille ». En tant
que formule, cette clausule accomplit la même force illocutoire
dérivée.
Cet encadrement du récit, au début et à
la fin absolus, par des formes dont l'énonciation produit la même
force illocutoire devient à leur tour une forme qui permet d'expliquer
le paradoxe de la suspension d'incrédulité. Disons
d'emblée dans cette solution que les textes mythiques sont les premiers
langages : on les retrouve partout et ils appartiennent à des temps
immémoriaux. Comme tels, rien ne les précède ; ils sont
une forme de lire le monde et produisent du sens en même temps qu'ils se
construisent. Appelons cela la « prégnance de la forme ».
Ce qui veut dire exactement qu'il importe peu que les ancrages
spatio-temporels du récit soit flous, qu'il met en scène des
personnages qui n'ont aucun pendant à la réalité, qu'il
comporte des trous dans l'enchaînement logique des
événements, car sa fonction n'est pas de décrire le monde
mais de lui donner un sens. C'est ainsi qu'il est une forme de lire le monde
parce que c'est une forme qui produit du sens. Sous quelques réserves,
cette prégnance de la forme correspond à la remarque suivante de
Jean-Claude PARIENTE :
13 Notre traduction
127
« C'est dans le cas de la fiction que tout se passe
comme si on avait affaire à un autre réel. Mais la fiction se
distingue de l'énoncé irréel précisément
parce qu'elle ne s'annonce pas comme irréelle ; elle ne comporte pas de
présomption d'irréalité, elle met au contraire tout en
oeuvre pour se faire admettre comme réalité. (...) Il se situe
ainsi de lui-même par rapport au réel ; il manifeste sa
finalité qui n'est pas de décrire une autre
réalité, mais se servir par un moyen détourné
à l'analyse de la réalité » (PARIENTE, 1982, p.
43)
Le deuxième point qui fascine dans le récit
mythique concerne le plan autorial. On ignore qui parle dans les récits
mythiques. Dans le cas précis du mythe qui nous occupe, cet anonymat est
encore un indice du caractère fictionnel du récit.
Cependant, ce trait caractéristique franchit un pas de
plus dans le pari de la forme. En effet, on peut remarquer que les personnages
du récit sont présentés par l'article indéfini. Il
en est de même pour les cadres spatio-temporels. C'est par
cohérence anaphorique que par la suite qu'ils sont repris par un
défini. Pourtant la langue dispose du nom propre que ce soit en
anthroponymie ou en toponymie pour donner un contour personnalisé.
Même le nom propre « zatovo » appliqué à l'homme
semble être annulé en tant que tel car c'est une reproduction d'un
caractère commun propice à l'éclatement de l'amour et qui
possède un pendant qui fait le point focal de cette analyse chez la
femme. Or la fonction de l'indéfini est justement de pointer une forme
en ce qu'elle n'est pas les autres. Par contre les définis
sélectionnent des éléments parmi ses semblables. Il existe
évidemment des nuances d'emploi à cette matrice fonctionnelle des
déterminants du nom que nous déployons si rapidement.
Mais on peut être assuré que les articles
indéfinis désignent une forme suivant une perspective de
programme de sens. Ce qui nous permet de dire en hypothèse que le mythe
est un pari de la forme et qu'il possède une dimension
épistémologique indéniable parce que c'est un
système de signification.
Mais ce mythe n'est pas seulement un pari de la forme dans sa
manière de lire le monde il l'est aussi dans son contenu. Nous ne
disconvenons pas qu'il y ait plusieurs manières de lire un mythe et
c'est cette pluralité de lecture qui fut longtemps
privilégiée par les analystes en dépit de l'existence
indéniable d'un point focal qui génère la signification
à partir d'une forme.
Cette forme de contenu est un jeu sur le signifiant, attestant
au-delà du cadre théorique de son émergence le principe
sémiotique, à savoir que c'est la radicalisation de la forme qui
permet d'atteindre le sens dans les sciences de signification dont les textes
mythiques ou les textes littéraires.
Pour atteindre ce point focal dans cette déambulation
aléthique, il nous faut suivre pas à pas les indices qui
jalonnent cette piste.
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