9.4. L'ÉVANOUISSEMENT DE L'HOMME
On peut admettre que l'évanouissement est une
conséquence d'un choc que l'organisme ne peut pas supporter, il peut
s'agir d'un choc physique ou d'un choc émotionnel
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qui provoque une affluence d'adrénaline dans le coeur.
Si cette approche est acceptée, on peut se demander pourquoi l'homme
s'évanouissait.
Comme rien dans le texte ne permet de conclure à un
choc physique, l'homme est donc victime d'un choc émotionnel. Plus
précisément, c'est sa perception de la femme qui a
provoqué son évanouissement. Ici encore, il y a un nouveau
paradoxe. L'homme est présenté comme ayant femme et des enfants
car il est dit que c'est de la pêche qu'il nourrit sa famille. Ce qui
veut dire qu'on ne peut pas dire qu'il ne connaît pas la femme. Alors, il
y a lieu de croire que ce qui le fait s'évanouir c'est la vision de la
nudité féminine.
Nous en concluons que le texte, sans jamais le dire, nous
montre que la nudité féminine possède un caractère
sacré, et selon les analyses de Sigmund FREUD dans Totem et
Tabou, le sacré a une double dimension : il est à la fois
à craindre et à vénérer. (FREUD, Totem et Tabou,
[1912]1993, p. 99 et passim) On peut maintenant mieux comprendre
l'évanouissement de l'homme : c'est la crainte de la puissance du
sacré. Mircea ELIADE aussi, dans Le Sacré et le Profane,
(1956), nous confirme que le sacré possède un double aspect
ambivalent : il est attirant et repoussant, il est bénéfique mais
aussi dangereux.
Bref, si cette analyse est acceptée, nous pouvons dire
que faire de la pragmatique textuelle, c'est lire dans le texte le
mécanisme de production de sens qui se greffe sur l'histoire
narrée. Ici, énoncer l'événement de
l'évanouissement a pour valeur illocutoire l'attribution d'une
qualité à la femme : la faire passer d'un statut de profane vers
un statut de sacré.
Dans l'enchaînement logique du récit, cette
sacralité est aussi montrée de manière indicielle par un
autre trait confirmé ailleurs : l'étrangeté qui marque
l'entrée dans un espace sacré. C'est ainsi que, pour prendre un
exemple d'une littérature universelle, le Dieu d'Abraham s'est
révélé à Moïse sous une forme très
étrange : un buisson ardent mais qui ne se consume pas.
Si la vie profane se caractérise par l'ordinaire et le
naturel, le sacré par opposition se dessine comme ce qui est
extraordinaire : c'est l'étrangeté. Dans le récit, nous
savons que l'homme est un pêcheur et c'est par ce moyen qu'il subvient
à ses besoins et à ceux de sa famille. Il est donc un familier de
la mer et de ses poissons.
Mais ce jour fatidique de la pêche en mer, il est
confronté à l'extraordinaire : sa pêche lui avait
ramené une femme poisson. C'est en quelque sorte une double
étrangeté : au lieu de pêcher du poisson il attrape une
femme nue, et en plus la femme nue possède des écailles.
Ainsi, s'il est permis de dire que l'étrange
dérive de l'ordinaire comme paradigme, il se révèle avant
tout comme une forme. Une forme dont l'étrangeté est
inquiétante parce que l'on ne sait pas encore lui donner un sens. En
linguistique, on parle de terme non marqué et de terme marqué
quand on comprend ce dernier comme dérivé du premier. En ce qui
nous concerne, c'est l'étrangeté qui est le terme
dérivé.
Il s'ensuit qu'il n'y a pas de dérivation que par
adjonction d'un trait supplémentaire à la propriété
commune. C'est ainsi que ce récit en tant que déploiement de
forme noue en même
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temps le poisson et la femme-poisson - pour ainsi dire - et
les pose comme différents. L'homme est un pêcheur et vit du
poisson comme son ordinaire. Il doit également vivre de la femme mais
pas comme son ordinaire puisque la femme se dévoile à lui dans
son étrangeté et de cette manière ouvre à l'homme
l'espace de sa sacralité.
L'étrangeté de la femme est indexée au
moins sur deux plans. D'abord, elle vit dans l'eau comme les poissons sans
être tout à fait un poisson, mais un dérivé de
poisson. Autrement dit, ici encore, il y a un lien qui les noue et qui les
différencie : leur destin commun est d'être pêché par
l'homme et de le nourrir. Mais la consommation de poisson n'est pas la
consommation de la femme si l'on peut s'exprimer ainsi.
Mais pour rendre compte de cette différence selon la
perspective de cet exposé, nous allons faire une application stricte de
l'épistémologie du pari. Rappelons brièvement que le
problème de l'épistémologie moderne comme l'a
souligné Ivan ALMEIDA se résume à ceci : dans les sciences
de signification, on ne peut pas tout tenir et il faut choisir soit la forme ou
soit le sens.
Redonnons-lui la parole pour indiquer dans quel sens
exactement cette application stricte peut dévoiler le mécanisme
de production du sens à travers la forme :
«Au contraire le principe du pari, que l'on peut
attribuer implicitement au style de Hjelmslev consiste, quant à lui,
dans la radicalisation dynamique du principe de renoncement : parier qu'une
radicalisation de la rigueur formaliste peut mener à une visualisation
du sens, parier qu'une radicalisation de l'immanence peut, par besoin interne,
déboucher dans la complétude. En d'autres termes, que le sens est
une prolongation de l'horizon du formalisme, et que la transcendance est une
conséquence dynamique de l'immanence. » (ALMEIDA, 1997)
Cette radicalisation de la forme peut se comprendre dans son
application au récit qui nous occupe comme une censure et postulation,
ouvrons un dernier sous-titre qui reprend l'objectif qui se profile dans le
titre de cet exposé.
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