9.2. LE PARI DE LA FORME
Dans le style épistémologique que nous tentons
de mettre en évidence, nous constatons que CARNAP et HJELEMSLEV,
s'opposent sans entrer en contradiction : disons que c'est l'envers et la face
d'une seule et même chose. Si chez CARNAP, la radicalisation part de la
signifiance pour atteindre la forme, au contraire, chez HJELMSLEV, c'est la
radicalisation de la forme qui va lui permettre d'atteindre le sens.
Faisons donc le pari de la forme avec HJELEMSLEV. Certes, on
doit à Ferdinand de SAUSSURE l'édification du structuralisme en
linguistique à partir de la distinction nécessaire entre forme et
substance qui se résume à ceci :
« La linguistique travaille donc sur le terrain
limitrophe où les éléments de deux ordres se combinent :
Cette combinaison produit une forme et non une substance » (SAUSSURE,
1982, p. 157)
Mais avant d'en arriver à cette conclusion voici ce que
le linguiste genevois dit :
« Prise en elle-même, la pensée est une
nébuleuse où rien n'est nécessairement
délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies
et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue.
En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils
par eux-mêmes des entités circonscrites d'avance ? La substance
phonique n'est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n'est pas un moule dont la
pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une
matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes
pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin » (Ibid., p.
155).
Cette manière de voir entre en contradiction avec la
notion de système dont se réclame le langage. Ainsi, chez Robert
LAFONT l'autonomie linguistique qui exprime l'aspect systémique du
langage efface la dialectique langue et pensée au profit d'une
productivité du sens par l'activité linguistique quand il affirme
que le praxème n'est pas un outil doué de sens mais un outil de
production du sens. Le sens est interne au langage - plus exactement à
la praxis linguistique - mais n'est pas quelque chose du dehors que le langage
se saisit :
121
« Pour autant que nous avancions à
l'intérieur du langage, nous ne connaîtrions jamais que lui et
n'atteindrons pas une réalité objective, devant laquelle il
s'établit en même temps qu'il en pose l'existence. Nous demeurons
pris au spectacle linguistique » (LAFONT, 1978, p. 15)
Une spectacularisation discursive qui nous a permis par le
biais de l'algorithme narratif d'éliminer de la théorie de
l'énonciation la notion de perlocutoire comme une conséquence de
l'agir linguistique dans l'agir pratique. De manière similaire, Ernst
CASSIRER parle de la contribution du langage dans la construction du monde des
objets :
« Le langage n'entre pas dans un monde de perceptions
objectives achevées, pour adjoindre seulement à des objets
individuels donnés et clairement délimités les uns par
rapport aux autres des « noms » qui seraient des signes purement
extérieurs et arbitraires ; mais il est lui-même un
médiateur dans la formation des objets ; il est, en un sens, le
médiateur par excellence, l'instrument le plus précieux pour la
conquête et pour la construction d'un vrai monde d'objets »
(CASSIRER, 1969, pp. 44-45)
La thèse de la relativité linguistique
développée par Édouard SAPIR et Benjamin Lee WHORF, connue
également sous le nom de thèse de Sapir-Whorf, soutient
également l'idée que le langage ne peut pas être une
tautologie du réel. On peut multiplier les arguments qui vont dans ce
sens mais nous pensons que ceux que nous avons produits ici sont amplement
suffisants pour ce que nous avons à dire et à soutenir : c'est
dans une activité individuée que le langage produit du sens et
que ce sens n'est pas dans les objets.
Autrement dit, lorsqu'on parle de propriété
isomorphe du langage et du monde des objets, on souligne leur plus petit
dénominateur commun, à savoir, ils sont tous les deux des outils
de production de sens. C'est ce qui nous permet de dire qu'une fois le monde
converti en discours la catégorie du réel s'évanouit comme
une question inutile. Un exemple immédiat peut rendre compte de cette
dernière remarque.
Le diamant est une pierre précieuse faite de carbone
pur. Selon une conception dictionnairique du langage, la partie à gauche
de la copule « être », dans la phrase précédente
est un terme d'entrée, et la partie à droite est l'analyse ou
sens hors discours.
Insérer dans un discours le diamant produit du sens
relatif à son analyse. La première grande moyenne de ce sens
développe l'isotopie de la parure féminine, la deuxième
grande moyenne est l'utilisation du diamant comme pierre industrielle. Prenons
le premier cas. Le sens produit par le diamant dans un roman ou dans une
peinture ou par un diamant réel est le même. Il est même
possible d'identifier une dérivation illocutoire - que d'autres auraient
appelé de perlocutoire - permanente dans les discours qui insère
de cette manière le diamant : faire plaisir à une femme.
Nous en concluons ceci, dans le sens analytique de la
perspective dictionnairique autorise l'identification du
référent. Par contre le sens produit par la pratique
individuée dans un discours est une sémiotique pure
libérée du référent. C'est sur cette base que se
situe le style épistémologique de HJELMSLEV que l'on peut
comprendre comme un refus de
122
considérer autre chose que le langage dans le langage.
En effet, dans le rapport formalisme et sens, la radicalisation de la forme
chez HJELMSLEV est un pari qui a pour horizon le sens.
Ainsi, pour ce linguiste danois, dans le langage il n'y a que
du langage. La sémantique n'existe pas, il n'y a qu'un plan de
l'expression et un plan de contenu reliés par la fonction
sémiotique. C'est ainsi qu'il développe son raisonnement à
partir de la notion absolument neutre de « grandeur » qu'implique
toute fonction sémiotique. Il n'y a somme toute qu'un inventaire et tout
se retrouve dans l'inventaire. Conformément à cette ligne de
conduite que nous appelons le pari de la forme, voici sa réaction
à l'idée de pensée nébuleuse de SAUSSURE que la
langue structurerait :
« Mais cette expérience pédagogique, si
heureusement formulée qu'elle soit, est en réalité
dépourvue de sens, et SAUSSURE doit l'avoir pensé lui-même.
Dans une science qui évite tout postulat non nécessaire, rien
n'autorise à faire précéder la langue par la «
substance du contenu » (pensée) ou par la « substance de
l'expression » (chaîne phonique) ou l'inverse que ce soit dans un
ordre temporel ou dans un ordre hiérarchique » (HJLEMSLEV,
1968-1971, p. 68)
Pour mieux comprendre la position théorique de
HJELMSLEV, il nous faut circonscrire avec précision ce qu'il faut
appeler sens. Pour ce faire, reprenons la distinction entre le sens
référentiel du projet dictionnairique et le sens discursif qui
prend naissance à partir d'une pratique individuée. Le sens qui
concerne la fonction sémiotique est ce sens discursif. Par ailleurs pour
illustrer la fonction sémiotique, HJELMSLEV ne part pas des mots mais
d'une phrase déclinée en français « je ne sais pas
», en danois « jeg véd det ikke » en anglais « I do
not know », en finnois « en tiedä », en esquimau «
naluvara », et dit que ce qui reste de commun à ces plusieurs
versions est le « sens », (Cf. (HJLEMSLEV, 1968-1971, p. 75)).
Pour éviter toute confusion, nous devons parler
à cet égard de programme de sens inscrit dans une forme
linguistique. De cette manière, nous pouvons concilier le sens
dictionnairique et le programme de sens et soutenir le principe d'isomorphisme
entre les mots et les choses comme cela semble ressortir du passage suivant que
nous préférons à une longue explication :
« Un langage qui relaie le geste déictique est
là pour épouser le mouvement de naissance de l'activité
sémiotique. Le sens surgit. C'est ce sens que nous lisons quand nous
interprétons comme instrument la modification non accidentelle d'un
silex : signe d'une activité qui opère dans l'absence de son
objet » (LAFONT, 1978, p. 19)
Dans une autre acception du principe d'isomorphisme, celui-ci
se place entre le plan du contenu et le plan de l'expression. En outre, si l'on
admet qu'une pensée est une pensée de quelque chose, il y a une
forte tendance à croire que le monde des objets est le
référent du langage. Mais c'est une hypothèse que nous
avons déjà rejeté car ce serait faire du langage une
tautologie du réel. En tout cas, selon GREIMAS, le monde n'est pas un
référent ultime (Cf. (GREIMAS, 1970, p. 52)). En effet, le sens
est dans l'action que nous projetons sur le monde référentiel :
le sens est signe d'une activité qui opère en l'absence de son
objet.
C'est ainsi que nous lisons dans la forme di silex biface une
activité que l'on peut mener par cette forme, c'est cela le pari de la
forme : une radicalisation de la forme qui a pour horizon le sens. Maintenant,
testons cette épistémologie du pari sur un mythe.
|