Pragmatique, narrativité, illocutoire et délocutivité généralisées.( Télécharger le fichier original )par Jean Robert RAKOTOMALALA Université de Toliara - Doctorat 2004 |
6. J'affirme que la terre est ronde7. La terre est rondeEn effet, en appliquant aux exemples de gauche la règle de détachement de sens définie par CORNULIER en cette formule : « Détachement (fort) du sens: (P & (P signifie Q)) signifie Q. Cette formule peut se paraphraser de diverses manières telles que : asserter conjointement que P, et que cette assertion de P signifie que Q, revient à asserter que Q ; signifier que P et que P signifie Q, c'est indirectement signifier que Q ; dire conjointement que P, et que ce disant on dit que Q, c'est dire que Q ; etc. » (CORNULIER, 1982, p. 132) De cette manière en prenant le comparé comme P, c'est-à-dire la séquence Les eaux fuyaient, et comme Q : comme de mouvants miroirs ; on s'aperçoit que l'énonciation n'a pas pour but d'asserter P, mais au contraire d'asserter Q, autrement dit, de faire une métaphore en voyant à la place des eaux qui fuyaient des mouvants miroirs. En d'autres mots, de la représentation communément admise en langue d'un segment de réalité du monde, encore que l'on peut se demander que fuyaient les eaux, l'énonciation impose une vision idiosyncrasique, preuve encore - s'il faut le rappeler - de la relativité linguistique. Maintenant, en passant dans la colonne de droite, évoquons la version paradigmatique du détachement du sens : « Thèse (faible) de détachement du sens: (P & (P signifie Q)) implique Q. (...), on peut appeler P l'interprété, Q l'interprétant, et la proposition « (P signifie Q) » l'interprétation. L'idée du détachement (faible) du sens est que la conjonction d'un interprété avec une interprétation implique l'interprétant." (CORNULIER, 1982, p. 127) Faisons l'analyse pas à pas. D'abord HUGO affirme P, ensuite il affirme Q. Présentée de cette manière la double affirmation ne fait pas métaphore. Il faut donc admettre que HUGO a mis Q comme interprétant de P, dès lors il a impliqué que Q, c'est-à-dire que les eaux qui fuyaient sont de mouvants miroirs. En conclusion, nous disons que métaphoriser est un acte de langage qui impose une vision du monde particulière au même titre que quand un enfant 107 juxtapose à un dessin informe le commentaire « maman », il donne sa vision du monde. Sans le commentaire, rien ne permet de dire que le dessin représente sa maman. Visionnons cet exemple : Ce qui n'est pas le cas pour la comparaison au sens de comparatio. Dire que la terre est ronde comme une orange n'a pas pour but d'asserter « l'orange » mais d'affirmer « la rondeur » de la terre. La comparaison, au sens strict, est un cas où le détachement du sens n'opère pas. Le signal qui indique qu'il s'agit de comparatio est que l'élément comparant, non seulement n'entre pas en rupture isotopique, mais en plus ne viole pas le code linguistique. Dans la comparatio, le comparant illustre tout simplement une propriété du comparé qu'il possède également par une sorte d'homothétie, une variation d'échelle qui interdit que le comparé soit assimilé au comparant. Contrairement, dans la métaphore explicite, l'élément « comme » - ou ses variantes - relève de la similitude réalise l'identité du comparant au comparé. Ce qui permet dans le cas de la métaphore in absentia de prendre le comparant comme une anaphore du comparé dans une parfaite autonymie. C'est ce prévoit la règle du détachement du sens au niveau de la similitudo et que WITTGENSTEIN dit dans cette formule : « L'identité de l'objet, je l'exprime par l'identité du signe et non pas au moyen d'un signe d'identité. » (5.53) (WITTGENSTEIN, 1961, p. 80) Si dans la métaphore explicite, au sens que nous venons de définir à l'instant, l'élément « comme » marque que la partie à sa droite est dérivée de la partie à sa gauche, dans la métaphore implicite, en revanche, c'est la simple juxtaposition qui indique cette dérivation. En tout cas, dans l'un ou l'autre forme, la métaphore illustre parfaitement la remarque de DANESI et PERRON sur la sémiotique narrative considérée comme théorie intégrée : « La perspective greimassienne de la cognition permet de postuler que le mode narratif du traitement des informations sensorielles et de leur organisation en structures narratives par l'entremise d'un « parcours génératif » constitue un trait fondamental de l'esprit et peut être considéré comme une extension de l'expérience sensorielle dans le domaine de la pensée abstraite. On retiendra que cette théorie est une « théorie intégrée », car elle tente d'expliquer la sémiosis en termes d'un complexe corps/esprit/discours. La signification commence par le corps, est transférée à l'esprit, et finit dans le discours. » (DANESI & PERRON, 1996, p. 29) Cette dernière remarque renforce l'idée que métaphoriser est avant tout une manière de voir et que le langage est une vision du monde. Ce qui nous permet de nous engager dans la deuxième partie de ce travail. Nous allons commencer par parler de la motivation de la métaphore pour terminer sur le mécanisme de la métaphore. 108 NIETZSCHE nous assure que la métaphore est le langage des premières nations, ce n'est que dans une évolution diachronique, à cause certainement de la mort de la métaphore par usure, qu'une partie du langage est perçue comme non métaphorique. Tel est par exemple le cas d'un professeur qui demanderait à ses élèves de prendre une feuille, aucun de ses élèves n'irait sortir et prendre une feuille de plante. On peut constater chez NIETZSCHE, la critique sceptique du langage qui se présente en ces termes chez CASSIRER : « Le langage n'est pas, pour elle, [la critique sceptique] un organon de connaissance, de véritable appréhension de l'être ; c'est lui, au contraire, qui s'interpose toujours entre les hommes et la réalité, qui tisse sans cesse le voile de Maïa et nous y enveloppe de plus en plus. » (CASSIRER, 1969, p. 64) Mais chez lui cette critique sceptique ne sonne pas comme un destin, au contraire, il vise à la libération du langage de la métaphore originelle qui semble avoir fixé une fois pour toute la seule interprétation du monde. C'est ce que l'on peut constater dans la remarque suivante que nous rapporte DI CESARE Donatelli : « La thèse de Nietzsche est qu'on peut constater dans les différentes langues une même transformation de concepts : l'idée de « bon » dérive de « « noble », « aristocratique », l'idée de « mauvais » provient de « plébéien. » (DI CESARE, 1986) À la lecture de ce passage, on comprendra mieux pourquoi suggestion est faite ici d'appeler de métaphore explicite les transports topiques qui font apparaître un outil de la similitudo. En effet, le langage a imposé comme vérité que la métaphore soit un transport qui se passe d'outil de transport. Tout se passe comme si l'on voulait ennoblir la métaphore par cette exclusion de l'outil de la similitudo et de la sorte la préserver de l'atteinte de la plèbe. Témoigne de cette tendance, la définition que voici de la métaphore chez DUMARSAIS, en citation chez LE GUERN : « La métaphore est une figure par laquelle on transporte pour ainsi dire, la signification d'un mot à une autre signification qui ne lui convient qu'en vertu d'une comparaison qui est dans l'esprit » (Traité des tropes, II, 10) (LE GUERN, 1972, p. 54) Or il faut admettre que cet ennoblissement ne corresponde à aucune réalité. La métaphore est la seule manière d'accéder à l'appréhension du monde que l'on soit aristocrate ou que l'on soit plébéien. Il est évident que l'activité de philologie ne peut jamais être exhaustive puisque le témoignage linguistique d'une époque révolue peut toujours faire défaut, notamment pour des sociétés qui se sont mises tardivement à l'écriture. Néanmoins, nous pouvons çà et là fournir des exemples étymologiques qui attestent que la métaphore est la matière originelle du langage. Le premier exemple qui va nous servir d'illustration de cette position est le « clic » de la souris de l'ordinateur qui a donné naissance au verbe « cliquer ». Nous savons que le « clic » est une onomatopée qui reproduit le bruit de la souris quand on appuie dessous. Le verbe est ici bel et bien métaphorique dans la mesure où il est dans un rapport analogique avec ce qu'il désigne. Cette métaphore se maintient en dépit du fait que dans les ordinateurs portables, la 109 souris est remplacée par un « touch pad [touche feutrée]» qui ne provoque aucun clic. Il en va de même du verbe « claquer » ou du nom de l'oiseau « coucou ». Être de bonne naissance ou non est encore souvent une question cruciale de nos jours parce que nous avons oublié que les mots qui en rendent compte étaient au départ métaphoriques. Deux exemples malgaches dans leur opposition suffisent à éclairer ce figement de la métaphore. Un « andevo [esclave]» est quelqu'un qui ne mérite rien tandis qu'un « andriana [seigneur]» a tous les droits ; le seul droit du premier est d'être au service du second. Ce que l'on oublie très vite est que le mot « esclave » est une métaphore obtenue par dénégation de toutes les propriétés de l'humain sauf celle de servir les seigneurs. La preuve en est qu'un individu de bonne naissance peut être appelé Razanakondevo dans le but de conjurer le sort. C'est-à-dire qu'il ne faut pas mentionner linguistiquement la bonne étoile de quelqu'un selon son astrologie de peur de fâcher les divinités qui peuvent dès lors lui refuser cette ascendance positive. La position de NIETZSCHE - philosophe du langage - est une radicalisation de la métaphore au point qu'il définit l'homme à travers la fiction, comme le souligne cette lecture de NIETZSCHE par DI CESARE : « En tant que procédé métaphorique de connaissance, en tant que recherche de l'identité dans la différence, la fiction est inévitable. Elle constitue le fondement de toute interprétation et l'homme a justement besoin d'interpréter le monde ; elle est « cet instinct qui pousse l'homme à former des métaphores, cet instinct fondamental de l'homme dont on ne peut faire abstraction un seul instant, car on ferait abstraction de l'homme lui-même ». (1873 p. 195). » (DI CESARE, 1986, p. 99) En ramenant cette remarque de l'homme comme être métaphorique dans ses conséquences linguistiques, on s'aperçoit que le langage s'interdit deux seuils. Chaque seuil rend la communication impossible. Le premier seuil est celui du langage hapax qui se réalise pourtant dans les noms propres : « Un langage infinitisé, correspondant symétrique de l'infinité des événements du monde, ne serait susceptible d'aucun apprentissage, l'occasion nouvelle prenant tout à coup au dépourvu la puissance signifiante. Il ne soutiendrait aucune communication. Il ne serait pas langage du tout, n'étant fait que d'hapax. » (LAFONT, 1978, p. 129) L'autre seuil interdit est le langage monolithique (LAFONT, 1978, p. 133) réduit à un seul élément qui pourrait tout dire. Si un tel langage existe, nous perdrons également la possibilité de communiquer parce que le langage ne comportera plus de différence qui est le support du sens. Il nous reste alors à naviguer entre ces deux seuils en métaphorisant, selon le passage suivant de NIETZSCHE que nous rapporte DI CESARE : « Comment se forment en effet les mots et les concepts qu'ils contiennent ? « Tout concept - dit Nietzsche - naît de la comparaison de choses qui ne sont pas équivalentes. S'il est certain qu'une feuille n'est jamais parfaitement égale à une autre, il est tout aussi certain que le concept de feuille se forme si on laisse tomber 110 arbitrairement ces différences individuelles, en oubliant l'élément discriminant » (1873, p. 181)" (DI CESARE, 1986, p. 98) C'est de cette manière que NIETZSCHE comprend l'hominisation de l'espèce à partir de la faculté de métaphoriser. TODOROV qualifie ce mouvement de synthèse du multiple en une seule unité de synecdoque (TODOROV, 1970, p. 29) ; en effet, si l'on transpose au mot « arbre » le principe d'oubli, ce mot englobe peuplier, eucalyptus, manguier, etc. comme hyponymes, alors on peut parler de synecdoque de la partie pour le tout. Seulement, en pensant que la naissance du concept est une vision qui unifie plusieurs zones du réel par oubli des différences individuelles, on est dans le mécanisme de la métaphore : l'identification du non identique. Autrement dit, la manière dont NIETZSCHE présente la métaphore est une critique de la question philosophique de l'être et du paraître pensée comme une certitude, alors que ce n'est qu'une métaphore. Dès lors, on s'aperçoit que la véritable nature de la métaphore est un oubli des différences afin d'accéder à une forme qui satisfasse le désir humain dans son appropriation du monde des objets. Du même coup, la métaphore de NIETZSCHE est une métaphore primaire et celle analysée par la rhétorique est dérivée, une métaphore de la métaphore dans laquelle l'investissement du désir se révèle être une dimension illocutoire de la figure. C'est cet oubli des différences qui d'ailleurs a permis au Groupe u de définir la métaphore comme une double synecdoque (1982, p. 190), selon le schéma général du tableau suivant :
111 Prenons la métaphore (a) qui consiste à désigner une jeune fille par le terme bouleau. C'est une combinaison d'une synecdoque généralisante (Sg) et d'une synecdoque particularisante sur le mode conceptuel (?). On oublie d'abord que tout ce qui est flexible n'est pas un bouleau, on obtient alors la synecdoque généralisante « bouleau », ensuite, on oublie que la fille n'est pas seulement flexible, et l'on obtient la synecdoque particularisante flexible. Finalement, sont oubliées les différences entre « bouleau » et « jeune fille » pour les identifier à partir de leur propriété commune : la flexibilité. Cet exemple est authentique au niveau du texte qui l'insère. Il montre que la métaphore en s'appuyant sur le véhicule « flexible » met en évidence un caractère de l'objet ainsi dénommé en fonction du désir du sujet dénommant. Cette remarque nous amène à la troisième et dernière partie de notre travail. Quand ANSCOMBRE définit une loi de discours selon laquelle communiquer un désir, c'est demander la satisfaction de ce désir (1980, p. 87), le plus souvent cette communication se fait de manière indirecte dans le but de préservation de la face issue des travaux de Erwin GOFFMAN dans une perspective sociologique : « Un individu "garde la face" lorsque la ligne d'action qu'il suit manifeste une image de lui-même consistante, appuyée par les jugements et les indicateurs venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation. Il est alors évident que la face n'est pas logée à l'intérieur ni à la surface de son possesseur, mais qu'elle est diffuse dans le flux des événements de la rencontre, et ne se manifeste que lorsque les participants cherchent à déchiffrer dans ces événements les appréciations qui s'y expriment. La ligne d'action d'une personne pour d'autres personnes est généralement de nature légitime et institutionnalisée » (GOFFMAN, 1984, p. 10) Par la suite, cette idée a fait irruption au sein de la pragmatique, grâce notamment aux travaux de Penelope BROWN et Stephen LEVINSON (2000 [1978]) en termes de théorie de la face. Un panorama qui brosse l'évolution diachronique de cette question se trouve dans un article de Carasela ENACHE et de Gabriela POPA. (ENACHE & POPA, 2008). Pour résumer cette théorie de la face, il n'est que de commenter l'exemple suivant : 8. Saika mba hangataka afo [Je voudrais demander du feu] Dans la traduction française, notons que le conditionnel présent est une combinaison du passé marqué par le morphème de l'imparfait -ais et du futur par le morphème -r- . Ce qui est rendu en malgache par le morphème saika qui exprime une chose qui a failli se passer et la marque du futur dans le verbe hangataka par le morphème h-. Cette combinaison permet de garder la face ; en cas de refus, on peut évoquer le passé qui n'est plus de la requête, et en cas de satisfaction, on s'en réjouit puisque la marque du futur implique que c'est encore un projet. Encore qu'ici, cette marque du futur peut 112 également servir à garder la face en présentant la requête comme un projet qui n'est pas encore. Cette explication de ce que nous appelons préservation de la face est nécessaire pour comprendre que parler de la femme comme objet du désir masculin peut être dangereux pour la face. C'est ce que nous apprend le passage suivant des textes de François FLAHAULT : « Mais enfin, imaginons qu'un garçon et une fille soient bons amis: ils se trouvent apparemment dans ce cas favorable. Pourtant, que l'un vient à « tomber » amoureux de l'autre, et la question du « je t'aime » va se poser douloureusement à lui (ou elle), à cause de l'augmentation considérable des enjeux qui accompagnent ce changement (...). C'est la peur de cet ébranlement de sa propre identité qui conduit chacun à éviter la situation qui se noue dans l'illocutoire explicite (performatif) pour lui préférer l'implicite. » (FLAHAULT, 1978, p. 51) La raison de cet ébranlement redouté est que le sujet désirant ne peut plus traiter d'égal à égal à l'autre sujet désiré puisque la catégorie du désir installe en lui un manque qui l'affaiblit. Surtout, il va perdre la face en cas de refus d'avoir osé croire être en droit de faire cette requête. Pourtant, il lui est impossible de se taire, alors il ne lui reste plus que la voie de l'implicite qui peut prendre la forme d'une métaphore, le plus souvent produite dans le cadre d'une oeuvre d'art. C'est le cas du nu féminin artistique, de l'Aphrodite de Cnide (Praxitèle) en 350 avant J.C. à L'origine du monde (COURBET) de 1866. L'implicite dans l'oeuvre de COURBET est spécifiquement métaphorique dans la mesure où c'est une anatomie précise de la femme, jamais reproduite en art sans artifice de masque, qui est désignée par l'expression origine du monde parce que tout humain est née d'une femme et que le monde n'est pas sans le langage des hommes pour le recréer. En appliquant à cette métaphore picturale (au sens littéral) la règle du détachement du sens, nous verrons que l'implicite en tant que défini ici comme préservation de la face à traves la métaphore correspond exactement à ce qu'en dit DUCROT : « Le problème général de l'implicite, (...) est de savoir comment on peut dire quelque chose sans accepter pour autant la responsabilité de l'avoir dit, ce qui revient à bénéficier à la fois de l'efficacité de la parole et de l'innocence du silence. » (DUCROT, 1972, p. 12) En effet, en tenant compte du fait que dans la règle du détachement du sens, la conjonction d'un interprété avec une interprétation vaut pour assertion de l'interprétant, alors, on ne peut pas taxer COURBET de quoi que ce soit parce que justement il n'a fait que peindre l'origine du monde. Ce qui n'est pas une activité répréhensible par aucune morale. Nous voyons très bien avec cette brève lecture d'exemple que la métaphore n'a pas pour but de comparer, mais de donner une forme nouvelle à un sens déjà exprimable dans le langage, et dans le cas qui nous occupe, cette nouvelle forme imposée par la métaphore permet d'éviter de prononcer un interdit linguistique afin de ne pas blasphémer, ou tout simplement, afin de ne pas heurter les sensibilités de manière à ne pas perdre la face. Nous 113 avons donc avantage à comprendre la métaphore à partir du principe d'oubli qu'à partir de la comparaison si la thèse de la double synecdoque est acceptée. Maintenant, nous allons faire une déambulation dans le domaine religieuse afin d'y voir comment se manifeste la préservation de la face dans la métaphore qui permet de ne pas blasphémer. Il est inutile de reproduire ici le texte de la Genèse puisqu'on peut y référer sans problème dans la mesure où il s'agit d'une littérature universelle. L'essentiel est de comprendre que dans ce récit, il est un interdit qui fut transgressé par Adam et Ève. L'objet de cet interdit est le fruit de « l'arbre de la connaissance du bien et du mal ». On peut prendre à la lettre la signification de cet interdit à partir de l'interprétation du serpent qui indique que goûter au fruit de cet arbre peut rendre égal à Dieu qui connaît tout, c'est-à-dire connaître la totalité. Cette totalité est définie comme l'ensemble du bien et du mal. On comprend alors que ce que la censure interdit, c'est la totalité. Il s'ensuit déjà que nous avons une synecdoque parce que le bien et le mal, dans leur opposition définit le signe sous le concept de différance, (avec un « a ») forgé par DÉRRIDA, n'est qu'une opposition qui pourrait être pris comme type pour représenter la totalité présentée comme suit : « Le même est précisément la différance (avec un « a ») comme passage détourné et équivoque d'un différend à l'autre, d'un terme de l'opposition à l'autre. On pourrait ainsi reprendre tous les couples d'opposition sur lesquels est construite la philosophie et dont vit notre discours pour y voir non pas s'effacer l'opposition mais s'annoncer une nécessité telle que l'un des termes y apparaisse comme la différance de l'autre, comme l'autre différé dans l'économie du même (l'intelligible comme différé du sensible, comme sensible différé ; le concept comme intuition différée - différante ; la culture comme nature différée - différante ; tous les autre de la physis - technè, nomos, société, liberté, histoire, esprit, etc.) » (DERRIDA, 1968, pp. 56-57) En d'autres mots, lorsque nous sommes devant la croisée des chemins, la certitude est que tous les chemins sont possibles mais nous ne pouvons qu'en prendre un seul ; la totalité des chemins nous est interdite. Dès lors, la synecdoque se mue en métaphore in absentia qui consiste à nous conseiller qu'on ne peut pas tout étreindre à la fois, il nous faut choisir. La magie de cette métaphore est encore inscrite dans la synecdoque qui place l'interdit au sein de la différance, pour que nous puissions nous apercevoir que l'interdiction est ce qui nous permet d'accéder au choix : transgresser ou obéir. Déjà, la métaphore se lit comme une préservation de la face de tout le monde, car elle nous apprend que l'interdiction est la voie qui nous amène à la liberté du choix et nullement à la contrainte. Si l'arbre n'était pas dans le jardin, c'est à ce moment que le choix ne serait plus et que la contrainte aurait triomphé. Mais si de plus on apprend que : « Elle en prit un et en mangea. Puis elle en donna à son mari, qui était avec elle, et il en mangea lui aussi. Alors ils se virent tous deux tels qu'ils étaient, ils se rendirent compte qu'ils étaient nus. » (TOB, 1985, pp. 3, 6-7) 114 On se retrouve dans une séquence propre au mécanisme de la règle du détachement du sens dont le calcul propositionnel peut être reformulé de la sorte : Si P, alors Q, signifie Q. autrement dit, ici, ce qui est interprété est toutes les séquences qui comportent le verbe « mangea », l'interprétant est la séquence qui contient « alors ». Il s'ensuit que dans la mesure où la conjonction d'un interprétant avec une interprétation signifie l'interprétant, nous avons la métaphore qui fait passer « fruit défendu » à la « sexualité ». C'est ici que nous pouvons, à notre manière, appliquer la thèse de la métaphore comme double synecdoque développée par le Groupe u. Rappelons qu'il y a deux cas possibles dans l'inventaire du groupe de liège : la combinaison d'une synecdoque généralisante sur le mode conceptuel et d'une synecdoque particularisante sur le même mode. D'ailleurs, la métaphore obtenue par cette combinaison est la plus sentie puisque l'on peut s'apercevoir rapidement de la rupture d'isotopie. Ensuite il y a la métaphore - moins sentie - obtenue par la combinaison d'une synecdoque généralisante et d'une synecdoque particularisante sur le mode conjonctif. Pour notre cas, c'est la combinaison sur le mode distributionnel ou mode ? qui est concernée. D'une part, en ce qui concerne le terme d'arrivée, nous avons la « nudité » (Cf. l'origine du monde de COURBET à l'instant) qui est une synecdoque généralisante pour la sexualité ; et de l'autre côté, dans le terme de départ, nous avons le fruit défendu qui est une synecdoque particularisante pour la sexualité. Tout se passe alors de telle manière que la consommation du fruit défendu est une consommation sexuelle. Nous voyons alors clairement que cette métaphore est un euphémisme qui permet d'éviter de blasphémer ou tout au moins d'éviter de heurter les sensibilités. C'est pour cette raison que nous avons appelé cette métaphore une métaphore de préservation de la face dans la mesure où elle nomme de manière implicite ce qui est frappé de tabou linguistique dans le discours normal, et a fortiori dans le discours religieux. Le passage suivant permet d'expliquer pourquoi c'est la femme qui mangea en premier le fruit défendu, mais de peur de blasphémer à notre tour, nous préférons exploiter cette logique dans un autre corpus. Voici ce passage qui est une lecture de l'érotisme chez Georges BATAILLE : « Tel que Lacan l'enseigne à propos d'Antigone, la beauté «est, dans l'objet, ce qui la désigne au désir» : «le désir a pour objet le désirable»; «l'objet du désir est d'abord la beauté féminine» dans la fulguration ou l'obstination du désir. La «figure attrayante de l'érotisme» est la même pour les hommes et les femmes, c'est la «nudité féminine» : c'est l'union de la beauté féminine et de l'obscénité animale qui distingue l'objet du désir. En même temps que la beauté (de la femme), qui est un signe du souverain, éloigne du travail et de l'animalité, elle «annonce un aspect animal plus lourdement suggestif» : l'annonce des «parties honteuses» (pileuses). «La beauté négatrice de l'animalité, qui éveille le désir, aboutit dans l'exaspération du désir à l'exaltation des parties animales». » (LEMELIN, 1986) 115 Quand BAUDELAIRE donne le titre de « Le beau navire » à l'un de ses poèmes dans le recueil Les Fleurs du mal, ce titre est une métaphore parce que l'objet décrit dans le poème n'est pas un navire mais une femme : 9. Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau navire qui prend le large Chargé de toile et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Dans cet extrait, commençons par identifier les termes sur lesquels se fondent la métaphore. Le terme d'arrivée de la métaphore, ou pour insérer l'analyse dans le cadre de la théorie de l'énonciation via la règle du détachement du sens, l'interprété de la métaphore est un « tu ». Si c'était un « elle », alors l'objet de la description est hors du circuit de la communication, c'est « la personne absente » selon la révision des pronoms de la conjugaison par BENVENISTE (1982 (or. 1966), pp. 251-257). En reprenant à note compte la remarque de FLAHAULT à propos de l'ébranlement du rapport interlocutif quand il est question de dire « je t'aime », nous avons ici un implicite caractéristique que peut résumer cette formule de Jean-Claude ANSCOMBRE : « [...] communiquer un désir, c'est demander la satisfaction de ce désir » (1980, p. 87) Il faut bien que le destinataire de la parole sache ce que le destinateur pense de sa personne, et que cette pensée prenne la voie métaphorique, alors cette métaphore est une manière de montrer ce que l'on ne peut pas dire selon la règle de l'implicite. Du même coup, l'on constate que la logique narrative fait naître le texte à partir d'un manque. L'objectif de la métaphore est une conjonction d'avec l'objet du désir. Mais cet objet du désir consiste à réduire le « tu » de manière synecdochique à une partie seulement. Une partie qui est désignée par une métonymie du contenant pour le contenu dans l'emploi du terme « jupe » ; à moins que l'on considère « jupe » comme un attribut féminin, alors ce ne sera pas une métonymie mais une synecdoque. De nouveau, la métonymie a pour mission de montrer ce qui ne peut pas être dit. Si en plus, on s'aperçoit que c'est cette métonymie qui est le véritable point focal de la métaphore : la jupe est animée d'un mouvement rythmique qui est interprété par le mouvement du navire qui prend le large. En analysant la source de ce mouvement de la jupe, ce qui se met en évidence est qu'il s'agit de la marche. Une marche qui n'est pas définie comme joignant un point à l'autre, mais qui a une visée autotélique selon la définition suivante : « Il en est ici du discours comme de la marche. La marche habituelle a son but en dehors d'elle-même, elle est un pur moyen pour parvenir à un but, et elle tend incessamment vers ce but, sans tenir compte de la régularité ou de l'irrégularité des pas séparés. Mais la passion, par exemple, la joie sautillante, renvoie la marche en elle-même, et les pas séparés ne se distinguent plus entre eux par ceci que chacun rapproche davantage vers un but ; ils sont tous égaux, la marche n'est plus dirigée vers un but, mais a lieu plutôt pour elle-même. Comme de la sorte les pas séparés ont 116 acquis une importance égale, l'envie devient irrésistible, de mesurer et de subdiviser ce qui est devenu identique de nature, de la sorte est née la danse. » (TODOROV, 1977, p. 191) En effet, dans ce poème de BAUDELAIRE, le verbe « aller » n'a pas de complément circonstanciel indiquant le but de la marche. La description, en faisant silence sur le but de la marche, indique clairement qu'il s'agit de considérer la marche pour elle-même. De cette manière, il est permis de la comprendre comme une danse de la partie désignée par la métonymie « jupe ». Cette visée autotélique est ce qui a permis justement à JAKOBSON de définir la fonction poétique (1960, p. 218) ; ce qui veut dire que la métaphore comme poétisation du corps féminin est une stratégie qui permet de préserver la face. C'est-à-dire de passer par une forme de sublimation poétique dont la fonction est d'éviter de rabaisser l'humanité de la femme dans ce qu'elle a de commun avec l'animal : le charnel ; d'éviter à l'homme de se rabaisser au rang de l'animal par une mise à distance de la jouissance, un interdit de la jouissance immédiate qui permet le transport de ce qui ne peut être dit vers le dicible. Cette dernière remarque nous amène vers l'interprétant ou le terme de départ de la métaphore : le navire qui prend le large, représenté par la poupe de manière synecdochique. Il est évident que parler du navire est sortir absolument de tout jugement moral, donc c'est une manière de contourner l'interdit de nommer certaines parties du corps féminin, puisque nommer, c'est faire exister (SARTRE, 1998, p. 66) La question qui va nous guider maintenant est de savoir pourquoi, la métaphore a pour interprétant l'image d'un navire. En plus des différentes figures qui organisent cette métaphore - métonymie et synecdoque - nous allons nous attacher maintenant au mécanisme exclusif de cette métaphore. Le navire est caractérisé par deux mouvements bien connus des marins mais aussi observables quand il quitte le port pour aller vers le large. Il s'agit en fait d'un double mouvement : le roulis et le tangage. En retrouvant donc ce point commun entre l'interprété et l'interprétant, nous pouvons encore reprendre l'illustration de la métaphore comme une double synecdoque. D'abord, le mouvement du navire est une synecdoque généralisante du roulis et du tangage, ensuite le roulis et le tangage est une synecdoque particularisante de la jupe qui balaie l'air, parce que le mouvement de balayage renvoie justement à ces roulis et tangage, sinon la figure métaphorique n'est pas possible. Il s'agit effectivement d'une métaphore parce qu'elle impose une vision du monde qui n'entre pas en contradiction avec l'interdit entourant l'animalité de l'homme mais qui au contraire élève l'homme en tant que créateur d'image dont le lien n'est pas donné dans la nature. En outre, le mouvement du navire est de telle sorte que l'observateur ne peut voir que sa poupe, ce qui implique que la métaphore est une peinture d'une femme qui marche devant l'observateur comme une sorte de phénomène de 117 voyeurisme que nie justement la métaphore - il n'est pas interdit de regarder un navire qui pend le large - En conclusion, il y a lieu de considérer que la métaphore ne se distribue pas seulement en métaphore in praesentia et en métaphore in absentia, mais il faut aussi introduire la distinction entre métaphore explicite qui fait apparaître un outil de similitudo et la métaphore implicite qui en fait l'économie. Dans cet extrait de poème de BAUDELAIRE, nous avons une métaphore explicite. Mais il s'agit d'un outil de similitude tout à fait original, car c'est l'expression « tu fais l'effet de » qui en rend compte. Nous sommes donc loin du scrupule dubitatif d'un MORIER ou d'une distinction sceptique d'un LE GUERN. Travaux cités ANSCOMBRE, J.-C. (1980). 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