2.2.2 « Justice ethnique » et refondation des
nations africaines : enjeux et apories conceptuelles
Dans un lien significatif avec la première position
dominante, la deuxième position théorique est celle qui plaide
ouvertement en faveur d'une institutionnalisation de l'ethnicité en
Afrique. Cette position est l'aboutissement des réflexions de maints
auteurs dont Mbonda qui présente son modèle de « justice
ethnique » comme le fondement de la paix dans les sociétés
multiethniques d'Afrique. Son plaidoyer en faveur de la prise en compte
institutionnelle105 de l'ethnicité met l'accent sur la
politique des quotas, la décentralisation et la
représentativité. Et ce point mérite d'être
clarifié : il engage à la fois la justice sociale et la justice
politique.
Du point de vue de la répartition équitable des
ressources et avantages sociaux en vue d'épargner les hommes d'un
état de misère incompatible avec le sentiment de leur
dignité (justice sociale) il est question pour Mbonda de mettre en place
des mécanismes assurant la répartition égalitaire des
ressources entre les différents groupes ethniques. Sous cet angle, il
fait appel à la politique des quotas ethniques comme une solution
propice : « la pratique des quotas dans les représentations
des
105 Nous reviendrons dans la seconde partie, sur ce point, avec
Kymlicka qui, à travers cette idée d' «
institutionnalisation » distingue trois droits spécifiques
sur lesquels il n'est nul besoin de s'attarder pour l'heure.
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groupes peuvent, à cet égard, si elles sont
appliquées en toute équité, constituer une solution
efficace106 ». Sans reprendre déjà dans une
tournure critique cette idée, reconnaissons aussi que la bonne
application des principes démocratiques modernes est aussi facteur de
stabilité. En ce qui concerne la justice politique, il s'agit de
promouvoir la participation des différents groupes à la vie
collective de l'État. Les partisans de cette approche
considèrent, au regard des revendications communautaires, qu'il importe
de créer un cadre politique favorable à la poursuite de
l'intérêt général et des intérêts
particuliers. Dans ce sens, si l'on tente de cerner la logique qui a pu
conduire Mbonda à épouser l'institutionnalisation de
l'ethnicité, il apparaît clairement que son plaidoyer tire
constat, en fait, de l'approche clientéliste de l'ethnicité qui a
occasionné des génocides :
Comme on le voit, les « circonstances (historiques) de la
justice » sont plutôt celles où l'on a vu se mettre en place
des structures d'iniquité qui à certains endroits, ont
occasionné des génocides et ailleurs, font effectivement planer
le spectre d'une « explosion ethnique nucléaire
»107.
Ainsi apparaît-il en toute clarté que Mbonda
avait pour objectif, en associant, dans la démocratie, la justice
ethnique et l'unité nationale, une prise en compte consciente de
l'ethnicité qui se traduirait dans la politique des quotas, la
décentralisation et la représentation. Respectivement, chacune de
ces trois sphères a pour avantage d'assurer un équilibre du
pouvoir en termes de pourcentage ethnique, de promouvoir la participation des
citoyens au niveau d'une administration locale de proximité puis de
donner la possibilité à chaque groupe ethnique d'avoir des
représentants dans les institutions étatiques. Ainsi
admettra-t-on volontiers, avec lui, que cette manière de concevoir
l'ethnicité dans la gestion des affaires publiques «
répond sans doute à un besoin vital de reconnaissance des
identités et de participation qui aujourd'hui s'affirme avec plus de
force en Afrique et ailleurs108 ».
106 E.-M. Mbonda, «Crises politiques et refondation du
lien social : quelques pistes philosophiques», Texte non publié
d'une conférence prononcée à l'Université
catholique de l'Afrique centrale, Centre d'études et de recherches sur
la justice sociale, 2003, p. 18.
107 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 27.
108 Ibid., p. 41.
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Ainsi faut-il inscrire à la gloire du philosophe
camerounais le fait d'avoir pensé la prise en compte des
différences ethniques comme gage d'une réponse aux multiples
demandes de reconnaissance. L'exigence de reconnaissance étant de nos
jours un besoin humain vital, la justice ethnique comprise comme gestion
rationnelle des différences ethniques participerait à
l'instauration de la paix et au renforcement de la cohésion sociale. En
réalité, ce qu'il y a de remarquable dans ce contexte
précis de revalorisation de la différence ethnique, c'est que les
analyses auxquelles se livrent les adjuvants de cette revalorisation sont
rapportées par eux, de manière insistante, aux
bénéfices qu'ils trouvent à concevoir la paix et la
cohésion nationale à partir de l'inclusion des
différences. Ainsi soutiennent-ils, par exemple, que la «
ré-ethnisation » de l'espace politique en Afrique pourrait aider
à dissiper les violences issues de l'exploitation clientéliste
des référents ethniques.
Mais plus important encore que cet apparent avantage est la
difficulté réelle qui s'attache à cette politique de la
différence fondée sur les quotas, la décentralisation et
la représentation ethnique. Force est donc, dans cette nouvelle
dimension, de considérer les choses de plus près. À
considérer la version politique des quotas telle qu'elle est
pratiquée actuellement dans certains États, on se rend compte
qu'elle porte préjudice à une politique de la différence
dans l'État démocratique. L'exemple qui s'impose le plus à
la réflexion est celui de l'État camerounais dont les
dispositions, en matière d'accès à la Fonction publique,
prévoyait une répartition des places par « province
d'origine » : « Au Cameroun, un décret (No 75/496) du 3
juillet 1975, modifié et complété par un autre en 1982 (No
82/407 du 7 septembre) fixe les quotas de places par « province d'origine
» des parents des candidats dans toutes les écoles de
l'administration civile et militaire109 ».
Dans le sillage de ce décret, nul ne saurait
méconnaître les limites de la gestion des quotas à partir
des difficultés qui ont fait écho. Dans ce contexte, la gestion
politique fondée sur les quotas s'est révélée
inefficace. Pour le comprendre, il suffit de ressasser la difficulté
dans la définition même de « province d'origine » et des
conditions d'appartenance à telle ou telle autre province. Elle a
occasionné une répartition arbitraire et absolue des postes. Pour
en percevoir davantage de limites,
109 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 36.
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tâchons d'opérer un rapprochement entre Mbonda et
Taylor. On pourrait établir ce rapprochement en se fondant sur la notion
de « justice ethnique » que le premier envisage comme « une
prise en compte des différences ethniques110 ».
Pour sa part, Taylor plaide pour une reconnaissance politique des
identités culturelles à partir de son ouvrage
Multiculturalisme, différence et démocratie. Conscient
au demeurant de la difficulté qui entourait sa nouvelle politique, il
écrit : « La variante hospitalière que je
préfère - tout comme les formes les plus rigides - doit savoir
où s'arrêter111 ».
De ce côté réside justement
l'ambiguïté qui s'attache aux solutions préconisant la
reconnaissance des identités culturelles et l'institutionnalisation de
l'ethnicité : jusqu'où l'exigence de s'arrêter comme
l'affirme bien Taylor peut-elle se situer ? En réalité, Taylor
tout en évoquant les préjugés racistes comme limitation
à tout projet de reconnaissance ne nous dévoile pas pour autant
toute l'ambiguïté du problème. Le constat de cette part
d'ombre inscrite dans l'ouvrage de ce penseur de la reconnaissance culturelle
soulève en vérité une impressionnante série
d'interrogations : jusqu'où la valorisation de la différence
fondée sur l'appartenance à une culture peut-elle se justifier
sans porter atteinte à l'intégrité de l'individu ?
Jusqu'où cette valorisation culturelle peut-elle se légitimer
sans porter atteinte à la cohésion entre les différentes
communautés culturelles réunies au sein d'un même espace
social ? On sera d'emblée conduit à douter, pour peu du moins que
l'on reconnaisse du crédit à ce modèle de reconnaissance,
de sa pertinence en matière de recomposition du lien social et
politique. Ceci donne du relief à la conclusion sans cesse
renouvelée de Cahen :
l'important est de trouver le biais permettant pleinement de
tenir compte politiquement de l'ethnicité ; sans lui donner
institutionnellement des pouvoirs qui eux, forcément, auraient tendance
à figer les groupes dont les élites voudraient ainsi
s'autoreproduire112.
110 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 48.
111 C. Taylor, op. cit., p. 86.
112 Cité par O. N. Broohm, « L'intellectuel, la
modernité politique et l'alibi ethnique », Repères,
Vol. 2, n° 1, Abidjan, 2000, p. 136.
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