2.2 Fonder l'État-nation africain sur la
politique des identités ethniques ?
Pendant longtemps, la démocratie en Afrique noire a
été décriée sous tous les cieux parce que ne
correspondant à aucune réalité africaine ; une Afrique
dont la posture traditionnelle témoignait de l'entière
subordination de l'individu à la communauté. Et de ce fait,
l'horizon nouveau qui pointe à l'avènement de la
démocratie (c'est-à-dire l'affirmation des droits individuels) a
été battu en brèche. Ainsi, pour les détracteurs de
la démocratie en Afrique, seul le retour aux sources purement africaines
est condition de l'unité politique nationale. À bon escient, ils
présentent la démocratie en Afrique comme une
réalité exogène, comme un « mal qui répand
la terreur » et dont la cause fondamentale, d'après Tshiyembe,
est inhérente à « l'inadaptabilité du
modèle étranger de l'Etat-nation aux logiques internes des
sociétés africaines plurinationales99 ».
Forts de leur grille d'analyse, ces détracteurs de la
démocratie en Afrique noire proposent à leur tour la valorisation
institutionnelle des ethnies comme condition unique de reconstruction du lien
politique dans les États africains. Dans ce registre, deux positions
dominantes sont actuellement aux prises dans le sens d'une reformulation de la
démocratie en contexte africain, et aucune d'elle n'échappe
à des objections de fond ou ne se trouve exempte de limites.
98 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 252.
99 M. Tshiyembe, Etat multinational et
démocratie Africaine. Sociologie de la renaissance politique,
Paris, L'Harmattan, 2001, p. 235.
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2.2.1 L' « État multinational » comme
condition de renaissance politique de l'Afrique : une lecture critique
L'exigence d'un État multinational en Afrique que
développe Tshiyembe et que l'on présente comme la première
position théorique se déduit de l'histoire même du
continent africain. En Afrique noire, la question de l'identité
collective nationale en politique est toujours pensée, par
référence à l'idée de diversité, en fonction
des raisons intellectuelles de fond et des causes proprement historiques.
Raisons intellectuelles de fond : l'Afrique noire, comme l'ont clamé les
écrivains au lendemain des indépendances, est le lieu d'une
socialisation de l'individu. Ainsi donc, le recentrage de l'individu sur
lui-même, caractéristique de la démocratie moderne, semble
s'inscrire hors de la réalité africaine. Causes historiques,
parce que la réalité politique actuelle est tributaire de
l'histoire coloniale à l'issue de laquelle différentes «
nations précoloniales » se retrouvent au sein des mêmes
frontières étatiques. Le regroupement de ces nations
précoloniales, considérées comme des
réalités « purement » africaines, au sein des
mêmes entités politiques a été
interprété par certains auteurs comme source de l'échec de
la démocratisation des États africains.
Ainsi en est-il de Tshiyembe qui évoque le
caractère multinational des États africains pour y justifier
l'échec de la démocratie. En définissant la
nationalité et la citoyenneté respectivement comme « le
lien et le statut d'appartenance à une communauté de
caractères » et comme « lien et le statut
d'appartenance à un Etat100 », il propose
l'État multinational comme condition de renaissance politique de
l'Afrique. Pour lui, l'État multinational serait le plus
approprié à la réalité africaine parce qu' «
il est l'union sacrée des nations et des citoyens (Etat
fédéral) et des Etats (Etat confédéral),
ancrée dans le sol par les terroirs, à la fois lieux des
mémoires et d'activités unissant dans le même destin, les
morts et les vivants101 ».
Pour rendre sa thèse crédible, deux
considérations importantes sont à souligner à travers ses
analyses : contrairement à l'idéal démocratique hostile
à la filiation des individus à certaines appartenances
préétablies la première est celle qui insiste sur
100 M. Tshiyembe, op. cit., p. 249.
101 Ibid., p. 252.
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l'attachement réel de l'individu à un lien
social préalable. Car, comme il a eu l'occasion de le rappeler, «
s'il est possible en théorie de postuler l'existence d'hommes
détachés de tout lien social préalable, dans la
réalité des choses ne se présentent pas de la
sorte102 ». La seconde met en exergue les avantages
liés à l'institution de ce type nouveau d'État en Afrique.
Ainsi soutient-il que l'État multinational est l'expression du pluriel
des sociétés africaines. La pertinence de son nouveau
modèle d'État réside dans la volonté de concilier
légitimité traditionnelle avec la légitimité
moderne en mettant ensemble la diversité des appartenances avec
l'unité de la loi. On peut lire la pertinence de son nouveau
modèle d'État à travers son désir de rapprocher la
gestion des affaires publiques des citoyens et des communautés ethniques
: « le bon sens oblige que les nations puissent participer à
l'activité politique, en élisant leurs propres
représentants, dans des collèges
spécifiques103 ».
Certes, il est vrai, Tshiyembe en bien de ces points d'analyse
suscite intérêt et attention de la part du chercheur en
quête de légitimité du politique en Afrique. Toutefois, en
affirmant la nécessité d'une traduction institutionnelle des
appartenances ethniques, considérées par lui comme des nations
sociologiques, l'État multinational comme condition d'une renaissance
politique de l'Afrique, ne met pas cette première position
théorique à l'abri de critiques.
Dire, en effet, que l'État africain est multinational
et tenir l'échec de la démocratie en Afrique pour un corollaire
porte à considérer les États occidentaux,
démocratiquement avancés, comme étant culturellement
homogènes. Conception erronée d'autant puisque l'histoire des
sociétés humaines, depuis l'Antiquité marquée par
l'apparition des Cités jusqu'à l'époque moderne
caractérisée par l'émergence des États-nations,
témoigne de la cohabitation de différentes ethnies ou cultures au
sein d'un même espace public. De surcroît, survaloriser l'ethnie en
Afrique comme expression parfaite d'entrave à l'émergence d'un
sentiment national, revient à présenter le fait ethnique en
lui-même comme étant culturellement homogène. Ce que ne
confirme pas la division des Bantous en neuf « ethnies »
territorialisées par les bantoustans ; division portant la marque d'une
diversité de
102 M. Tshiyembe, op. cit., p. 248.
103 Ibid., p. 254.
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pratiques culturelles non identiques. Pour tout dire en une
seule formule, disons qu'« En Afrique comme ailleurs, le tableau
actuel des identités et des ethnies n'est que la conclusion provisoire
d'un long cheminement : leur architecture sans cesse recomposée cumule
legs ancestraux, découpes coloniales, et manipulation du temps
présent104 ».
Aussi pourrions-nous justifier le rejet de l'État
multinational à partir de la persistance des crises dans le contexte
européen où l'on a vu s'édifier l'État-nation. En
réalité, en s'appuyant sur les revendications du peuple «
Ogoni » dans le Delta du Niger et bien d'autres revendications du
genre, Tshiyembe considérait l'État-nation comme une
réalité exogène à l'Afrique et écartait, par
contrecoup, ce modèle d'État de la réalité
politique africaine. Il est vrai, l'État-nation a eu pour principal
mérite de penser l'unité dans la diversité. Mais, au
moment où l'on s'accorde à voir en cette invention moderne
l'expression d'une intégration des différences,
l'actualité en Occident ne plaide pas pour une adhésion
naïve à cette position. Preuves en sont les revendications des
Kurdes en Irak et en Turquie, des Basques en Espagne, des Tamouls en Inde. S'il
importe de le rappeler, c'est que par une sorte d'illusion
rétrospective, on aurait tendance à garder toujours à
l'esprit cet idéal d'intégration ayant conduit à
l'émergence de l'État-nation alors que, des pressions internes et
externes qui le secouent nous suggèrent l'idée d'une «
mondialisation » de la crise de l'État-nation. Crise à
partir de laquelle on pourra s'inscrire en porte-à-faux avec la position
défendue par Tshiyembe.
De ces différentes critiques, il s'ensuit que
l'exigence d'un État multinational en Afrique noire s'exclut du
débat. Car, le problème étant de déterminer ce qui
peut unir politiquement les Africains plutôt que d'insister sur ce qui
les divise « ethniquement », un tel État se présente en
opposition à la recherche de l'unité nécessaire pour une
identité civique. Cet appel à une revalorisation des
appartenances ethniques au sein de l'État en Afrique pourrait certes,
trouver sa justification dans la persistance des liens sociaux
mécaniques dans le psychisme collectif ou encore dans la forte
socialisation africaine laissant peu de place ou même pas du tout
à l'individualisme. À l'analyse cependant, cette «
réappropriation » de
104 J.-C. Bruneau, « Les ethnies ont une origine
précoloniale », in G. Courade (dir.), op. cit.,
p. 137.
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l'État démocratique par les Africains
relève d'une impertinence. Et ceci pour au moins deux raisons : d'un
côté en effet, sauf à mobiliser une forte conscience de
l'individu, il est aisé de se convaincre qu'une telle
réappropriation donnerait lieu à des manoeuvres politiciennes
lesquelles seraient à la faveur de quelques-uns ; de l'autre
côté, absence des liens primaires dérogeant ici au constat,
il serait tentant pour une ethnie d'exclure les autres de l'espace public (si
cet espace en venait à exister). Exclusion qu'on pourrait prévoir
à travers les tentatives des dirigeants à renforcer les liens
ethniques. Ces deux raisons, éventuelle expression d'une
désaffection citoyenne et politique, nous invitent à une lecture
critique de l'État multinational qui présente les ethnies comme
des nations à part entière. Par conséquent, il s'agit de
montrer que l'ethnie ne saurait être « fétichisée
» dans le processus de refondation de la nation démocratique
africaine.
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