1.3 Le « ghetto » ethnique, obstacle à
l'émergence d'une conscience nationale
Il n'y a jamais d'État qui n'ait fait de l'unité
nationale, la valeur cardinale ou encore la valeur des valeurs. Ce constat
s'illustre à plus d'un niveau dans l'univers
49 J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au
Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo, op.
cit., p. 138
50 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, Paris, Buchet/Chastel, 2011, p. 50.
32
politique moderne. Le processus de création des
identités nationales en Europe51 est un exemple phare. Tout
comme l'Europe, l'Afrique ne déroge pas au constat. En Afrique en effet,
la valeur de l'unité nationale s'est affirmée contre toute
tendance à l'expression des particularismes ethno-régionaux.
Ainsi, aux lendemains de la colonisation, l'idée de construire la nation
au sein de chaque État africain sera fondée sur des mythes
entretenus autour des « pères de la nation ». Ces derniers, en
vertu des prérogatives qui leur étaient dévolues se
révélèrent hostiles à toute tendance visant
l'expression des particularismes ethniques ou régionaux : «
L'unité nationale veut dire qu'il n'y a sur le chantier de la
construction nationale ni Ewondo, ni Douala, ni Bamileké, ni Boulou, ni
Foulbé, ni Bassaã, etc., mais partout des
Camerounais52 », déclarait Ahidjo, premier
président du Cameroun.
Notons en sus que dans le sillage de cette
compréhension de l'unité nationale furent entreprises des
démarches historiques dont l'enjeu était de faire accéder
l'ensemble des populations hétérogènes, circonscrites dans
les frontières de l'État moderne en Afrique, à la
véritable histoire de leur passé. L'histoire étant
considérée comme source de la fraternité, les historiens
africains vont procéder à la définition d'une «
personnalité collective nationale » tout en réifiant la
population nationale dans les limites d'une identité unique et en
dépassant l'hétérogénéité et les
contradictions internes afférentes aux États postcoloniaux
d'Afrique noire. Ceci à partir d'un recul historique qui permet à
des peuples « différents à l'origine de finir par se
considérer comme membres indissociables d'une même
nation53 ». Avec pareilles démarches historiques,
on ne comprendrait pas pourquoi l'idée de « ghetto ethnique »
est encore évoquée ici comme un obstacle à
l'émergence d'une conscience nationale. Si l'on a le désir de
comprendre, il faudrait, à l'évidence, analyser de plus
près la notion même de « nation ».
En partant du vocable romain « Natio » qui
désignait la déesse de la naissance et de la provenance, la
nation a d'abord fait référence à des « peuples
(...) qui n'ont pas
51 Pour une documentation bien fournie, nous
renvoyons au très éclairant ouvrage d'A.-M. Thiesse, La
création des identités nationales. Europe
XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2001.
52 Cité par E. Mbuyinga, Tribalisme et
problème national en Afrique. Le cas du Kamerun, Paris,
L'Harmattan, 1989, p. 29.
53 N. Gayibor, « Des défis de
l'écriture d'une histoire nationale en Afrique : l'exemple du Togo
», in N. A. Goeh-Akue & N. L. Gayibor (dir.), Histoires
nationales et/ ou identités ethniques. Un dilemme pour les historiens
africains ?, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 28.
33
encore acquis la forme organisée de l'unité
politique54 ». En s'inscrivant dans cette tradition, le
mot « nation » correspondait à une situation
prépolitique des hommes unis pour autant par des liens de sang. Ce
premier sens incarné par la tradition romaine sera répandu
à travers l'histoire du Moyen Âge jusqu'au début des Temps
modernes. Mais avec les Temps modernes, cette unité sémantique
sera éclatée : nation sera alors comprise comme «
protagoniste de la souveraineté55 », la
souveraineté du peuple à l'égard du roi. À ce
point, le modèle de la nation française, advenue historiquement
à la suite de la Révolution, est un exemple fécond.
À partir de cette Révolution, lorsqu'on analyse le climat
politique ambiant dans la modernité, la simple évocation du mot
« nation » invite à le considérer soit comme une
communauté d'origine soit comme une communauté résultant
de l'artifice humain basé sur le schème contractualiste. Mieux
dit, la nation aura deux implications : l'une valorisant l'aspect culturel (la
théorie du « jus sanguinis ») et l'autre prenant en
compte l'aspect politique (la théorie du « jus soli
»). À ce titre, les travaux de Herder et Renan sur cette
question suggèrent clairement que le mot « nation » comporte
bel et bien une dimension objective, c'est-à-dire culturelle, et une
dimension subjective, c'est-à-dire politique.
Sous le couvert de cette distinction opérée par
ces deux auteurs, la « nation objective » défendue
par Herder donnera lieu au nationalisme culturel. Cette conception de la nation
privilégie les liens de sang, la langue, la coutume, bref la culture.
Cette conception, dont les racines remontent à Blyden dans le contexte
africain, est présentée par Jeffers, dans ses travaux
consacrés à Wiredu, comme « une idéologie et/ou
un mouvement social cherchant à établir et protéger
l'autonomie d'un peuple en l'encourageant à préserver et cultiver
sa culture dans ce qu'elle a de singulier56 ». Dans le
cadre de ce nationalisme se comprennent le mouvement de la «
négritude » prônée par Senghor, le «
communalisme » de Nyerere et l' « idéologie de
l'authenticité » mise en avant par Mobutu. Ces figures
historiques que l'on vient d'évoquer, préconisaient chacune
à son niveau le retour aux valeurs de la civilisation du monde noir en
tant que condition d'émergence de ce continent. Conçu comme
tel,
54 J. Habermas, op. cit., p. 70.
55 Id.
56 C. Jeffers, « Kwasi Wiredu et la question du
nationalisme culturel », Philosopher en Afrique, LXVII, n°
771-772, Brazzaville, août-septembre 2011, p. 640.
34
on ne peut certes nier que ce nationalisme correspond à
un sentiment d'appartenir à une communauté culturelle dont il
s'agit de préserver les valeurs ; on ne peut non plus nier qu'il est
l'expression d'un retour aux sources. Mais, dans une certaine mesure, ce
nationalisme tel que proclamé par ces trois figures participait d'une
hostilité à l'égard des valeurs occidentales. Or, quand on
prend du recul, tout nous indique clairement que l'histoire de l'Europe
occidentale ayant dominé largement celle du reste du monde, les valeurs
accompagnant cette domination doivent plutôt être perçues
comme un héritage dont on ne pourrait totalement s'en débarrasser
et avec lequel il faudrait composer.
En ce qui concerne la « nation subjective », elle
trouve son porte-parole le plus brillant chez Renan dont le propos suivant a
fini par avoir force de slogan : « L'existence d'une nation est
(pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours,
comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de la
vie57 ». Par ce propos, Renan mettait en évidence
l'idéal de la nation comme un désir de vouloir vivre-ensemble,
comme une quête permanente et non achevée. Ce propos
témoigne en faveur de la transcendance des liens culturels (ethniques,
identitaires) comme fondement de la nation moderne. Au-delà du fait que
la position défendue ici par Renan se situait dans le cadre de la
controverse franco-allemande sur l'Alsace-Lorraine, dont la formule de Renan
permettait à la France de récupérer les Alsaciens-Lorrains
chez les Allemands, ce penseur offrait à la démocratie moderne
son assise théorique. Cette dernière est apparue historiquement
comme transcendance des liens sociaux primaires avec pour fondement, une forme
de citoyenneté axée sur le modèle contractuel de la
société. En tant que « source du lien
social58 », la citoyenneté, dans le monde moderne,
traduit ce vivre-ensemble au sein des mêmes institutions politiques et
sociales ; un vivre-ensemble fondé sur l'égale dignité de
tous. C'est cette citoyenneté qui caractérise la
démocratie moderne.
En effet, contre une forme antique de démocratie, la
démocratie moderne a révélé ses prouesses à
travers la place prépondérante accordée à
l'individu dans la sphère politique. Ce dernier, dans la jouissance de
ses droits et devoirs de citoyen,
57 E. Renan, Qu'est-ce qu'une nation ? Et autres
écrits politiques, Paris, Imprimerie nationale, 1996, p. 241.
58 D. Schnapper, Qu'est-ce que la
citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 11.
35
prend part à la vie politique de son État, en
désignant lui-même ses propres gouvernants au moyen
d'élections libres. L'élection étant elle-même
définie comme « l'instrument de désignation des
gouvernants59 », elle permet la participation des citoyens
à la gestion de la chose publique. De ce fait, l'élection devient
un repérage saisissant lorsqu'on ambitionne de distinguer la
démocratie moderne de la démocratie antique où avait lieu
par exemple la pratique du tirage au sort, au hasard ou prédictions des
oracles, à l'hérédité ou à la cooptation.
Cet écart entre démocratie moderne et
démocratie antique se renforce avec l'apparition des partis politiques
rassemblant des hommes unis pour favoriser, par leurs efforts communs,
l'intérêt national. Pour reprendre l'Article 51 de la Constitution
congolaise en date du 20 janvier 2002, « Le parti politique est une
association dotée de personnalité morale, qui rassemble des
citoyens pour la conquête et la gestion pacifiques du pouvoir autour d'un
projet de société démocratique dicté par le souci
de réaliser l'intérêt général ». Le
parti politique est le lieu de débats contradictoires, le lieu de
discussions idéologiques, le lieu où s'offrent des instruments
d'analyse prospective des projets concurrentiels ou alternatifs. Il est
à rappeler également que, dans l'esprit démocratique,
l'adhésion à un parti politique quelconque se fait sur la base
des idées défendues ou sur la base du programme de
société promu par le parti politique en question.
Conformément à l'idéal démocratique moderne
considérant l'individu comme « un moi non
encombré60 », le parti politique ne saurait
s'identifier à une ethnie, encore moins à un département,
à une religion ou à une secte. Là réside la
difficulté d'un ancrage de la démocratie en Afrique noire depuis
les processus de démocratisation datant des années
quatre-vingt-dix.
Contrairement à cet idéal démocratique,
la réflexion sur la démocratie en Afrique noire se complexifie
parce qu'elle prend en compte des facteurs subjectifs que sont les sentiments
d'appartenance, les identités ethniques, ou plus encore, les
intérêts des élites dirigeantes. Ainsi, à l'inverse
de l'individualisme posé comme fondement de la démocratie
moderne, c'est l'appartenance ethnique qui devient
59 D. Kokoroko, « Les élections
disputées : réussites et échecs », Pouvoirs,
n° 129, Paris, 2009, p. 115.
60 Nous reprenons la formule de M. Sandel,
citée par S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op. cit.,
p. 84.
36
synonyme de compétition électorale dans la
plupart des pays en Afrique noire. Sans être excessif dans les propos,
soulignons que la compétition électorale devient non pas la
confrontation pacifique des projets de société concurrentiels
mais l'exhibition de la représentativité ethnique. Dans une
approche récente, Mazrui écrit :
Il importe de se rappeler qu'en Afrique, à l'ère
postcoloniale, la représentativité se mesure souvent selon des
critères ethniques et non pas électoraux. L'arithmétique
de la représentation ethnique contribue souvent à rassurer les
membres des différents groupes ethniques, qu'ils fassent ou non
réellement partie des agents et des bénéficiaires du
régime politique. Les gouvernements sont considérés comme
plus ou moins représentatifs, selon que leur composition ethnique
reflète plus ou moins celle de la population61.
Dans la logique de cette affirmation, il est aisé de
souligner qu'en Afrique la composition même des partis politiques est
aussi le lieu d'une expression du sentiment d'appartenance à une ethnie.
C'est ce qui fait que l' « imposture ethnocentriste », en prenant le
dessus sur l'intérêt supérieur de la nation, occasionne
toute sorte d'intrigues politiciennes. Ce qui, notons-le immédiatement,
met à mal la préservation du bien public, c'est-à-dire le
bien commun. Ceci met à rude épreuve la possibilité
d'envisager l'intérêt général dans la participation
de la vie collective de la nation, nation au sens bien entendu de Renan. Ainsi
par exemple, se trouvant seul face à l'urne dans un isoloir, ce n'est
point comme citoyen détenteur du destin politique de son État
qu'il élit tel ou tel autre candidat. Son choix reste motivé par
son appartenance à une communauté dont l'absence de
représentativité dans la gestion des affaires publiques est
perçue par lui comme une source d'enlisement de sa communauté
dans la misère. En retour, cette tendance illustre la difficulté
à intégrer les intérêts des membres appartenant
à d'autres communautés et à avoir, par le biais d'une
démarche critique, un profond respect pour la chose publique. Plus loin,
tout porte à considérer que ce que l'on désigne par «
bien public » n'est que la propriété de la
communauté ethnique hissée au devant de la scène
politique62.
61 Repris par B. A. Davakan, Citoyenneté et
identités comme enjeux d'une « démocratisation ancrée
» en Afrique noire : illustration par les trois villes autonomes du
Bénin, Thèse de Doctorat en Sociologie, Université du
Québec à Montréal, Mars 2009, p. 23.
62 En développant cette idée, nous nous
référons au travail réalisé par E.-M. Mbonda au
sujet de l'État camerounais, in « La « justice
ethnique » comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», op. cit., p. 24 sq.
37
De là résultent multiples crises,
entraînant une crise de la citoyenneté ; citoyenneté sans
laquelle on ne parvient pas à agir en fonction de l'intérêt
général. Ce manque de lucidité dans la poursuite de
l'intérêt national fait que dans beaucoup de pays d'Afrique noire,
la composition des différents partis politiques fait état d'une
imposture ethnocentriste. À ce premier élément, s'ajoute
la persistance de la tradition de l'enrichissement par le pouvoir
politique63. Ce dernier trait témoigne en faveur de
l'ethnicité comme production, comme stratégie politique diffusant
dans la mémoire collective des préjugés tenaces. Bowao l'a
bien démontré, en s'inspirant de la réalité
congolaise, lorsqu'il laissait entendre :
Le Congo a été dirigé successivement par
les Kongo, les Lari, les Kouyou, les Mbochi, les N'zébi noyés
dans le « NiBoLek ». Les ethnies qui ont accompagné les autres
ethnies au pouvoir jusque-là, attendent, à leur tour, qu'un
enfant téméraire du terroir réussisse à se frayer
le chemin d'un destin national pour honorer les siens64.
Ce visage politique au Congo nous donne déjà un
aperçu sur le terme « ghetto65 » et son
rapport à la conscience nationale. Il est souhaitable, en ce sens, de
commencer par définir la « conscience nationale ». Par
conscience nationale en effet, nous entendons ici la formation de la conscience
individuelle et collective qui présuppose une appropriation du
vivre-ensemble dans le sens d'une participation à la construction de
l'unité politique malgré nos différences ethniques. La
conscience nationale, telle que définie, est en liaison étroite
avec la nation politique qui s'articule autour d'un idéal de projet de
société. Mais que dire du « ghetto » ?
Employé étymologiquement pour désigner les quartiers juifs
des grandes villes, le terme « ghetto » par extension
désignait un milieu refermé sur lui-même. Ce qui est
frappant à travers l'usage de ce terme, c'est la difficulté
d'accès ou la marginalisation de certains milieux au sein d'un
même État. C'est ainsi que, lorsque ce terme apparaît dans
le rapport de l'Institut Montaigne, il désigne « Ces quartiers
que la
63 Confère à ce propos J.-F. Bayart,
L'État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006
[1989], p. 288-296.
64 C. Z. Bowao, L'imposture ethnocentriste.
Plaidoyer pour une argumentation éthique du politique, Brazzaville,
les Éditions Hemar, 2014, p. 38-39.
65 Le ghetto désigne au Moyen
Âge les quartiers dans lesquels les juifs étaient tenus de
résider en Italie. Par extension, il a ensuite désigné les
quartiers juifs des grandes villes. Puis le ghetto est devenu la configuration
classique de l'habitat des Noirs américains pendant plus de 80 ans. La
plupart des définitions insistent sur la tendance à
l'uniformité socio-ethnique de ces territoires et sur l'existence de
multiples barrières rendant la sortie du ghetto difficile. Confer le
rapport de l'Institut Montaigne, Les oubliés de
l'égalité des chances, 2004, p. 154.
38
France appelle pudiquement des Zones Urbaines Sensibles
(ZUS) (...) des quartiers à part66 ». Mais, lorsque
nous l'employons dans ce travail il ne caractérise pas la condition de
groupes ethniques refermés sur eux-mêmes au nom d'une
pureté ou homogénéité parfaite, puisqu'à
travers des pratiques courantes comme les mariages interethniques, il est
impossible de parler aujourd'hui d'une « pureté ethnique ».
Par « ghetto », nous voulons affirmer cette
incapacité des africains à transcender les liens ethniques dans
l'optique de faire porter le débat démocratique autour du
véritable projet de société.
Pour attester l'assise scientifique de cette idée,
tâchons de recourir à la réalité politique au Togo.
Au plan politique en effet, l'opposition entre Nord-Sud, que le commun des
hommes réduit à tort à une opposition entre l'ethnie
« Ewé » (que l'on identifie volontiers à tout
le Sud du Togo) et l'ethnie « Kabiyè » (à
laquelle on résume toute la diversité ethnique qui compose le
Nord), se reflète à travers la composition des partis politiques
et les résultats issus des urnes. Ainsi par exemple, lors des
législatives de 2007, l'obtention des sièges par les trois grands
partis politiques que sont le Rassemblement du peuple togolais (RPT), l'Union
des Forces du Changement (UFC) et le Comité d'action pour le renouveau
(CAR) faisait état d'un primat de l'appartenance ethnique sur le
sentiment national. En raison des provenances ethniques qui s'identifient au
régionalisme au Togo, le Sud vote majoritairement pour le parti dont les
membres étaient majoritairement du Sud tandis que le Nord manifeste sa
préférence au parti dont le fondateur est du Nord. À ce
titre, les résultats des législatives de 2007 au Togo nous en
donne une ébauche d'analyse :
En effet, sur 81 sièges à pourvoir, le
Rassemblement du peuple togolais (RPT) a obtenu 50 députés soit
la majorité absolue. Mais surtout, sur les 38 sièges disponibles
au Nord, il enleva 37, un seul siège, celui de Sokodé ville lui
ayant échappé. Les 13 autres sièges ont été
obtenus notamment dans les circonscriptions où les ethnies
Kabiyè, lamba et nawdba sont importantes. Les scores des autres partis
confirment ce vote ethnique. L'Union des forces du changement (UFC) dont les
cadres sont majoritairement éwé a obtenu 27 sièges dont un
seulement au Nord. Il remporta la totalité des sièges dans les
Lacs, le Zio, l'Avé, le Golfe et 4 sièges sur les 5 de
Lomé-commune. L'aire culturelle « éwé » est donc
dominée par l'UFC. Le Comité d'action pour le renouveau (CAR) a
gagné les 3 sièges de Yoto et 1 dans le Vo. Ces deux
préfectures
66 Institut Montaigne, Les oubliés de
l'égalité des chances, Paris, 2004, p. 153-154.
39
sont majoritairement peuplées par les Ouatchi, ethnie de
Maître Y. Agboyibo, alors premier ministre et président du
CAR67.
À partir de ces résultats, le constat qui
s'impose à toute analyse est celui d'après lequel les
électeurs se trouvent moins concernés par les programmes
politiques ou par les projets de sociétés que par l'appartenance
ethnique des candidats. Une telle prédisposition de l'imaginaire
collectif des populations africaines est de nature à favoriser la
logique mobilisatrice et calculatrice des identités ethniques. Plus
encore, elle illustre aussi la difficulté à se départir de
ses liens ethniques pour penser le bien commun dans un univers composé
d'une diversité ethnique. Dans cette logique, l'expression « ghetto
ethnique », qui tire ainsi sa pertinence, se laisse appréhender
comme une entrave à l'émergence d'une conscience nationale ;
cette dernière ayant été définie comme
l'articulation des différentes aspirations autour d'un projet de
société. Précisons en outre, que cette évocation ne
se comprendrait parfaitement que si deux arguments sont pris en
considération :
Le premier argument repose sur la conviction que, le repli sur
la sphère ethnique est une sorte de subconscience vécue
individuellement et/ou collectivement. C'est d'ailleurs ce qui rend possible
les manoeuvres politiciennes et la personnalisation du pouvoir malgré la
vague de dirigeants se succédant au pouvoir depuis les
indépendances. En réalité, si le repli sur la
sphère ethnique ne justifiait pas ce type de subconscience vécue
au plan individuel et collectif, comment saurions-nous prouver la logique
instrumentale de l'appareil d'État ? On découvre dans une
certaine mesure que, la conception la plus répandue, celle-là qui
attribue l'usage des leviers ethniques aux seuls gouvernants demande
néanmoins à être réexaminée et
peut-être nuancée. Puisque dans ce que l'on a identifié
comme génocide sur le continent noir, les différents facteurs
ayant engendré ces différents affrontements ont souvent mis en
exergue la part active des populations elles-mêmes dans le renforcement
des clivages ethniques à travers l'éducation
familiale68.
67 E. Batchana, « Le Togo face au défi
de la construction nationale : comment l'ethnie et la région
déterminent-elles le comportement des électeurs togolais
(1958-2007) », Journal de la Recherche scientifique de
l'Université de Lomé, Vol. 1, N° 3, 2013, p. 16.
68 Pour une remarquable analyse des différents
facteurs éducatifs engendrant les guerres au sein des États
africains, voir J.-P. Chrétien (dir), Rwanda : les médias du
génocide, Paris, Karthala, 1995.
40
Le second argument nous invite à considérer ce
que Renaut, en analysant le multiculturalisme américain,
désignait par l'absence d'un « interchange des
ethnies69 ». En effet, perçus comme « une
société multiethnique », les États-Unis dans la
perspective d'assurer un traitement convenable de leur diversité ont
débouché, d'après les termes propres à Renaut, sur
une pure et simple « juxtaposition » ethnique. Symétriquement,
une telle juxtaposition peut être mobilisée pour refouler
l'apparent brassage interethnique des africains ; lequel brassage porte
d'ordinaire à affirmer un parfait métissage desdites populations.
En ce point de la réflexion, refouler le brassage interethnique qui
pourrait être interprété comme l'indice de cohésion
des populations africaines revient à penser au véritable moteur
d'un dialogue interethnique. La recherche de cet élan vers l'autre,
centrée sur la nécessité d'un principe
fédérateur, serait un fondement incontournable du vivre-ensemble
à partir duquel les États africains pourraient se soustraire de
l'emprise des différentes guerres ethniques. Car :
Lorsque des identités peuvent tout au plus coexister
parce qu'il n'y a rien qui puisse les motiver à étendre, leur
partialité ou leurs préférences sympathiques à des
identités autres, cela les prédispose à une dangereuse
juxtaposition qui risque de déboucher sur la guerre, tant leurs
appétits ne sont pas régulés par un principe à la
fois transcendant et fédérateur (...)70.
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